Noir, blanc, rouge

Jean-Pierre Orban,

Jamais un écrivain véritable n’a eu pour fonction d’approuver le monde.

Guy Scarpetta, à propos de Thomas Bernhard, L’âge d’or du roman

L exil, le silence et la ruse… Vous connaissez, Monsieur, ces trois mots de Joyce, comme seules armes de l’artiste… Suis-je un artiste ? C’est le moment d’en juger. La prison peut-elle être un exil ? J’ai fini par le penser. Un exil intérieur au creux de la société, en son cœur corrompu, un trou par lequel, attaquée par la gangrène, sa gangrène, elle se viderait peu à peu… Le silence ? Oh ! Il m’a été prescrit, forcément… Mais surtout, je me le suis imposé, sans le savoir, comme une feuille blanche sur laquelle je réécrirais ma vie…

21 juillet 1993. Il y a quinze jours, le Parlement a voté les accords de la Saint-Michel. La Belgique est un État fédéral. Dans son discours à la Nation, le Roi dit approuver cette réforme, terme d’un processus qui, long de vingt-trois ans, aura occupé une bonne partie de son règne, et, partant en vacances – créant, déjà, en somme le vide derrière lui – rejoint, sur la Costa Tropical, la Casa Astrida, du nom de sa mère trop tôt disparue. Je rencontre L. dans le parc de Bruxelles. Nous assistons ensemble au feu d’artifice. Nous achevons la nuit à deux.

Quant à la ruse, cher ami (permettez que j’utilise ce mot, il me semble qu’au fil de toutes ces années un lien unique s’est tissé, une lente affection a grandi entre deux hommes qui ne se sont jamais vus, jamais même parlé, écrit, c’est tout, par bribes, autant de bouteilles à la mer balbutiantes, revenues avec des bouts de messages qui m’ont, tout autant que vos présents, tenu en vie), oserais-je proposer une autre traduction au mot cunningqut celle qui court depuis toujours mais qui me paraît quelque peu négative, trop empreinte de sournoiserie, trop proche de l’esquive, voire de la fuite déjà contenue dans l’exil ? Quelque chose de plus évocateur de l’artifice, de l’adresse, de la jonglerie – avec les mots, bien sûr – plus adapté aux jeux de ce saltimbanque de l’esprit qu’était le, notre, Dublinois… M’a soudain traversé la tête, comme un écho déformé de cunning, ce mot latin qui désigne la titillation de points sensibles avec… avec la langue… oui, la langue…

31 juillet. Le Roi, occupé à rédiger une lettre (à qui ? je ne le saurai jamais, peut-être à personne, peut-être à nous tous, un testament inachevé, un codicille au discours à la Nation) s’affale sur son bureau, son écritoire… Il est 21 heures, je ne sais plus, la nuit a commencé, celle du pays, et la mienne, longue… L. a disparu depuis dix jours… La police frappe, j’ai l’impression qu’elle fait irruption, qu’elle brise la porte. Le pays ignore encore la mort de son souverain.

Cette langue que vous m’avez appris à délier… Et à user. Je parle de l’organe, bien sûr, et de ce jeu dont vous m’avez permis d’entrevoir l’infinité, ces clés que vous m’avez offertes une à une…

1er août. Le corps du Roi est rapatrié – revenu d’exil ? – sorti des entrailles de l’oiseau métallique géant qui le dépose sur l’aéroport militaire de Melsbroek… Une immense marée noire va recouvrir, balayer le pays, en phase avec son destin, celui, à tout le moins, de la dynastie, sa famille royale, en concordance avec la première de ses couleurs, le noir. Dois-je assumer le rouge ? Dois-je me faire violence, terrible violence, et avouer, cesser de mentir, de me mentir ?

Rappelez-vous. Mon premier appel. Ma première bouteille à la mer – au père ? – au Conservateur que vous étiez, gardien des livres. Pourquoi à vous ? Si on pouvait tout s’expliquer ! Répondre à toutes nos propres questions ! Nos corps ne seraient pas aussi tordus… Je vous ai écrit, choisi dans l’annuaire, le bottin du monde, pour ce que vous représentiez, les mots… Pourquoi eux ? Pour remplir le silence, sans doute… Mon audace, mon inconscience et le miracle (on n’ose jamais assez), votre réponse, suivie, rapidement, de l’envoi de livres… Je ne vous les demandais même pas…

Une semaine de chape, mais davantage encore de tourmente, d’un tourbillon fou où des foules défilent devant le palais, attendent de voir, espèrent toucher, recevoir, combler le vide, s’accrochent ? Puis, samedi 7 août, le corps royal, porté sur un affût de canon 105 mm, glisse à travers la ville, rue Royale, Colonne du Congrès, église Sainte-Marie, jusqu’à Notre-Dame de Laeken, où il est (lentement ?) descendu dans la crypte royale, l’obscurité et le silence. Je suis emmené au centre de détention de N. Je n’en sortirai que pour les interrogatoires, la reconstitution des faits (les faits ! Mais peut-on jamais reconstituer des faits ? Peut-on faire autre chose que les restituer par autre chose qu’eux ?) et le procès.

Ils ont d’abord servi à boucher les trous. Combler mes lacunes. Vous les choisissiez. Vous deveniez mon tuteur. J’avais quitté les études tôt. Été paresseux, fantasque. Dilettante, c’est ainsi qu’avec complaisance, je me considérais. À trop aimer le pluriel des choses et des autres, finit-on par tuer le singulier ? Dilettante, délinquant, comme on dit traduttore, traditore.

Dans cette masse qui participait aux obsèques, cet océan sombre qui noyait la ville, une tache (l’inverse, bien sûr, mais quel est-il ? La lumière ?) de blanc. F., la Reine. Il est vivant, le Seigneur devant qui je me tiens, I Rois, XVII, 1. La souveraine en habit blanc. J’ai vu les images le lendemain. Les ai revues souvent par la suite. Comme une obsession. Comme un fil blanc que je voulais suivre. Un fil blanc qui pointait dans ce voile de douleur, mais aussi un filet pâle dans cette vague de pourriture (à laquelle il m’apparaissait soudain que je prenais ou avait pris, à ma mesure, part) qui avait sans doute pris naissance avant la mort du Roi, mais qui submergerait bientôt le pays. Comme si un abcès avait été percé… La Reine blanche sous les auspices de saint Michel… Le combat du bien et du mal… De la vertu et du vice…

Je me suis accroché à ces ouvrages que vous m’envoyiez comme à des planches de salut. Des planches qui recouvraient peu à peu la mer de mon dépit et la conscience de ma culpabilité. Celle-ci a fini par être totalement cachée, enfouie sous ce plancher de livres (en réalité, si les livres s’amoncelaient parfois en piles sur le sol de ma cellule, j’en tapissais plutôt les murs, de la même manière que mes voisins épinglaient sur les leurs les femmes nues, les photos de calendrier, formes moulées dans des jeans, amazones étendues sur les capots de voiture quand ce n’était pas à même le caoutchouc brûlant des pneus). Sur ce radeau qui recouvrait désormais toute la surface de mon monde, j’ai commencé à naviguer, à prendre de plus en plus confiance en moi et de plus en plus plaisir au texte.

La cellule comme judas sur le monde… Le traître en voyeur, puis en juge… D’avoir fait, dès le lendemain de mon incarcération, l’expérience de la vision d’un événement majeur – pour le pays – que j’avais manqué et de pouvoir répéter cette vision ad libitum, grâce à un magnétoscope mis à la disposition des détenus, d’avoir renouvelé maintes fois cette expérience par la suite, m’a fait comprendre pas à pas que ma liberté était là : dans l’observation, à travers des moyens limités mais utilisés avec d’autant plus d’intensité et de précision, du monde extérieur et, avec le recul que m’imposait et m’offrait à la fois ma détention, de le jauger, de l’apprécier. Je comptais les coups.

Les mots sont-ils innocents ? Et accouchent-ils d’eux-mêmes ? En sommes-nous les simples porteurs, inséminés par qui ? L’écriture est-elle, comme il me semble l’avoir lu à peu près quelque part (vous saurez où), l’assomption de la lecture ? Saviez-vous dès le départ ce que vous faisiez, où vous me conduisiez ? J’ai commencé par écrire des textes simples, sinon simplistes, purs en somme, puis, me laissant aller (n’est-ce pas ce que vous m’écriviez : le propre de la fiction est de se fourvoyer ?), je me suis mis à remplir des pages de plus en noires, ou rouges, ou roses, c’est selon… Les mots qui avaient assuré mon salut semblaient me pousser à nouveau à ma perte, m’enfonçaient de par le fond. Le fond de moi. Le fond des choses, me direz-vous. Le fond de la société.

Été 1996. Pouvoir en parler. L’horreur explose. Nauséabonde. Tant qu’on ne peut y croire. Les mots peuvent-ils couvrir cela ? Les découvrir ? Les nommer ? Ou ont-ils été si démonétisés qu’ils ne disent plus les choses, que celles-ci traversent leur pellicule diaphane, apparaissent dans toute leur brutalité, caricatures d’elles-mêmes. Même les noms deviennent des personnages – sortes de masques creux – d’un théâtre macabre. Les murs de la prison ont-ils eux aussi perdu de leur consistance, trop irréels et faux pour voir la réalité ? Il faudra pourtant renommer les choses.

Un exemple ? Hauterive. L’histoire d’un viol. Avais-je le droit ? Avec mon passé de criminel ? Ou étais-je devenu un artiste ? Était-ce cela, l’art, cette manipulation des lettres, des mots, l’agencement des faits et à travers cette construction patiente d’un monde (du monde ?), le goût amer du plaisir ? Et le désir de toujours recommencer, de déconstruire et de remodeler ? Pourquoi ? Êtes-vous encore là pour me le dire ?

Automne 1996. La marche blanche. Et dans les rues de Bruxelles, ces ballons enfantins, volontairement naïfs. Serais-je allé à la manifestation si j’avais été dehors ? En tout cas, l’équilibre est rétabli. Face aux monstres, ces baudruches, belles, oui, belles, creuses, mais belles. Un affrontement entamé il y a trois ans, qui reprend, une histoire cousue, tissée, de fil blanc. Je compte à nouveau les coups.

J’ai enfilé les récits, comme les perles. Un chapelet qui composa un nouvel ordre de prières, rythma un nouveau salut. Oh ! Je trébuchais encore, parfois. L’art est (aussi) une souffrance. Je bredouillais, ne parvenais pas toujours à achever mes phrases, mes textes. Mais je persistais. Je persistais, comme je l’avais compris de vous, à me laisser aller. Je ramais pour finir par voguer.

Andréas Tandy, les corps démembrés et dispersés dans le Royaume, l’évasion de D… On en remettait, cela en devenait une comédie, un mauvais spectacle… Mais n’est-ce pas ce que je cherchais à travers mon trou ? Le voyeur serait-il coupable, non seulement ou tant d’observer sans se mouiller, mais aussi et au contraire de créer le spectacle qu’il regarde ? De l’écrire ?

Ai-je songé à publier ? Je mentirais en le niant. L’idée m’a occupé l’esprit plusieurs fois. Mais s’évaporait très vite. Je me remettais aussitôt à l’écriture. Un plaisir solitaire ? Non. Peut-être écrivais-je pour vous. Ou pour mon reflet dans la glace. Mon visage qui prenait forme. Il était là, mon salut. Dans mon identité. Monsieur !

Depuis quelque temps, a surgi un bout de chou. Un jockey ? Oui, un peu androgyne. Sorti de nulle part et débouchant comme l’éclair. Ou un joker. Miraculeusement apparu dans le jeu et sauvant la mise… Une championne en jupette, petite culotte bouffante sur la chair rebondie (ou ce bouffant, ce rebondie sont-ils les fruits de mon imagination ? Seraient-ils les premiers signes de ma dérive ? Mon premier coup de canif au pacte que j’avais fait avec moi-même, de stricte observation ?)… Tout de blanc vêtue… On – notre pays et, la prison a beau être un exil, j’en fais partie, j’en suis un ressortissant – a connu les Diables Rouges, avant cela Merckx, mais ici, c’est tout en légèreté (pardon Eddy) et pureté (désolé Van Himst) que ce prodige en fines jambes, à l’allure si juvénile, une enfant à peine sortie de l’adolescence, nous est offert. Oh ! Quelle grâce ! On a même été gratifiés non pas d’une, mais de deux championnes en miroir, une flamande, une wallonne. Qui, en outre, se hissent au plus haut des classements internationaux, en remontrent au monde. La Belgique est sauvée. Tout est ramené sur le court, en surface close. On ne comptera plus les coups que là. Agnus Dei, qui tollis peccata…

Nous sommes en été, Monsieur. Été 2003. Dix ans déjà. Ils ont passé vite, finalement, les jours. Les heures aussi. Ce matin, je me suis levé guilleret, joyeux. Heureux ? Oh ! Pourquoi pas, après tout. J’ai pris une feuille toute fraîche et entamé un récit qui sera, j’espère, l’aboutissement de mon parcours. Le bout de votre jeu de piste, en quelque sorte. Justine…

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