Ils l’ont eu rapidement. Par surprise. Ils le tiennent et ses prières n’y feront rien.

Ils l’ont mis nu, bien sûr. C’est ce qu’ils font tout de suite.

Nu, pas comme au jour de sa naissance mais dans des postures de magazines défendus, ces images obscènes que les gens de cet Occident sacrilège feuillettent en ricanant dans leurs chambres tapissées de héros de télévision. Chez un cousin, il a vu des vidéos de ces pays qu’il croit basculés dans la perdition. Ces pays impies. C’est ce qu’on lui a dit. C’est ce qu’il se dit.

Et ce qu’il vit maintenant ne fait que renforcer ses convictions. Les imams sont des sages, c’est ce qu’il se dit aussi. Et mille fatwas ne suffiront pas à assouvir leur haine.

Lui, c’est ce qui le tient, la haine.

Nu depuis des heures, allongé par terre en chien de fusil, il tremble convulsivement. Ses poignets sont liés devant par une bande de plastique qui s’enfonce en sillon dans la chair. Sa barbe le gratte, il pense à sa mère parce qu’il est dépouillé de son statut d’homme. On lui a ôté aussi la satisfaction de mourir en martyr.

Plus loin, écartelé dans la position du Dieu honni des Chrétiens, bras en croix, son jeune frère attend sur un tabouret, encagoulé, des fils aux mains tel une marionnette grelottante ; il crie, il pleure, il supplie, lui le voit d’en dessous par un trou du sac. Qui attend de mourir électrocuté.

Et il ne peut rien. Dans ce couloir, il y a partout des soldats armés qui courent d’un groupe à l’autre pour les pousser à bout. Des molosses aussi, qui aboient et gémissent. Ivres. En folie.

Il entend des déclics, il capte des crépitements de flashs en périphérie du sac infect qui le tient lui aussi en cécité. Des photos. Ils prennent des photos !

Ils le font mordre par les chiens, le forcent à faire ces trucs, encore et encore. Ces trucs qu’ils faisaient pour rire, lui et ses potes en pleine puberté, pour grandir ensemble et jouer avec leurs sexes, cachés sous une bâche pour échapper aux bastonnades du père. Qu’Allah lui pardonne. Sauf qu’ici, ça n’est pas un jeu. Ses potes gisent là. Ses potes ensanglantés aux lèvres maintenant déchirées.

Et muets. Et morts.

Ses amis. Ses trépassés. Capturés avec lui, ligotés avec lui. Ils forment un tas de bras et de jambes. Il les sent contre son flanc en sueur glacée, il sent l’inertie de leurs membres raidis et le gel du béton. Il entend ces photos en rafales tandis qu’ils le forcent à rejouer la pantomime nécrophile encore une fois, épuisé, qu’il rejoue le viol de ses amis morts avant lui.

Il le sait, il ne sortira pas d’ici vivant.

Les rires des Américains résonnent avec de l’écho dans la prison. Il y a une femme, surtout. Une jeune vicelarde.

Après les humiliations, après les tortures, ce qui est devant est encore l’humiliation. Encore les tortures.

Il a passé le stade le plus difficile, celui où la souffrance écartèle et broie, brûle et déchire, le stade où la honte disparaît bien au-delà de la conscience. Il n’entend plus les hurlements des autres, seulement quelques râles.

Il n’est plus rien, ne connaît plus le nom de sa famille. Même sa peau le renie, il n’est plus que crampes et plaies boursouflées.

Il s’exécute. Docile. Masturbe mécaniquement son sexe sans vie, comme ils le veulent. Pour reculer. Reculer quoi ? Gagner quelques secondes d’enfer dans ces odeurs de boucherie et de latrines ?

La garce le tient en laisse. Comme un chien. Il voit ses rangers offertes par les États-Unis d’Amérique, il sait qu’elle prend la pose du retour du chasseur devant sa proie. La proie, c’est lui, au sol.

Il se dit, heureusement qu’il a sur la tête ce sac qui sent le rat crevé. Que ses fils ne le voient pas. Que son père ne le voit pas. Que sa mère… sa mère…

Il prend des coups, encore.

La torture, il connaissait. Son beau-frère torturait, du temps de Saddam. Il torturait avant que ses dents s’éparpillent à leur tour dans une flaque rouge avec de petits cliquetis.

Avant. Fier de son uniforme, il rentrait à la maison et leur racontait.

La torture, tout le monde y goûte. L’uniforme te donne un pouvoir qui fait basculer la raison.

Rien ne change.

Aujourd’hui, c’est lui. Il encaisse. Son corps est inerte, comme insensible. Il sent ses os se briser encore. Il s’en fout.

Dans une minute, il poussera un dernier hurlement animal qui tiendra du fou rire. Un rire fou. Qui les glacera quand même. Et, qui sait, tandis que sa vie fichera le camp dans un gargouillis, qui sait si dans l’un de ses ennemis ne germera pas une pousse pas plus grande que l’ongle ? Un doute infime qui grandira demain, un peu lourd à porter ? Un doute comme une rage de dents qui oblige à enfourner en cachette quelques mauvais clichés dans une enveloppe ? Avec l’adresse du Washington Post ?

Qui sait ?

Il meurt dans une bulle de sang. Il renonce.

La femme rit comme à une bonne blague et un G.I. lui gueule de la boucler avant de sortir dégueuler.

Quelquefois, même avec l’entraînement, c’est trop.

Le Nikon atterrit dans une benne sur un visage aux yeux entrouverts. Un visage tuméfié avec un drôle de sourire de cadavre.

Le soldat s’essuie d’un revers de manche et récupère l’appareil d’un geste vif. Il rembobine la pellicule et l’empoche.

Même avec l’entraînement, c’est trop, quelquefois.

Partager