A un ariete sempre focoso, tra due temporali
Pour Emily
(…)
Dans quel pays, dans quel district C’était tout au bord de la mer Depuis j’ai oublié laquelle Sous le soleil exactement Pas à côté, pas n’importe où Sous le soleil, sous le soleil Exactement juste en dessous.
(…)
Serge Gainsbourg
Ce matin, la tempête s est enfin calmée. Il y a encore quelques nuages et un peu de vent.
Le vent est tombé, j’irai à la plage, mais je n’irai sûrement pas me baigner. J’aurais préféré rester bouquiner dans ma chambre. Écrire mon journal tranquille. À la plage, il y a le sable qui s’insinue partout et ce type qui suit des yeux le moindre de mes gestes.
Ce n’est pas un G.O, c’est un GPS, une vraie balise satellite ce type. Collant. Comme le sable ce matin. Une vraie poix.
Au petit-déjeuner, le refrain de ma mère comme chaque jour, en tournant dans son troisième cappuccino, « Lucie a encore sa tête des grands jours… ça vaut la peine de s’échiner pendant toute l’année si c’est pour qu’en vacances tu sois aussi désagréable qu’à Bruxelles. Tout dépaysement est impossible, avec cette gamine ! »
Gamine ! Je me demande qui est la gamine ici. Quand je la vois se bidonner à la plage avec les textos qu’elle envoie à ses copines. Vacarme, jacasseries de mes vieux ! Et en plus son humour… je finirai par comprendre pourquoi Papa s’est tiré. Rien à faire, il a fallu que je la suive jusqu’à la plage.
« Lucie. Tu viens te baigner ? Tu rêves encore ? »
Eugenio vient de débouler comme un chien fou. Avant on s’amusait bien, au ping-pong ou au flipper le soir sous la véranda de la pension. Mais cette année il m’ennuie. On n’est plus faits pour les mêmes jeux. Il a l’air d’un bébé pigeon, avec son duvet et ses grands yeux qui lui mangent le visage.
« Eugenio, laisse-moi tranquille, tu vois bien que la mer elle est pas bonne. Tu as vu ces vagues ? Agitée et trouble. Laisse-moi, tu me fais de l’ombre. »
Il est parti, à grandes enjambées, et ses genoux, deux masses informes, deux cailloux enrobés de chair à vif. Bigre ! la main de Dieu a tremblé quand il a pris un peu d’argile pour fabriquer de l’homme. Mauvaise recette petit père.
« Lucie, Lucie… » Ma mère glapit à nouveau. C’est l’heure, c’est son heure. Faut que je lui remette sa couche.
« Lucie, mets-en bien partout. Là dans le bas du dos, aussi, et en dessous des bras. Fais pas la dégoûtée, tu es une femme aussi ! Si je peux même pas demander à ma propre fille de m’enduire d’un peu de lait solaire, alors, Bon Dieu, à qui ? »
Le soleil entame son ascension. Il a surgi d’entre les nuages et surplombe la mer, chaud beignet tout juste sorti de l’huile, poudré de nuages impalpables. Au bord du rivage, le courant est fort, il faudrait passer la barre pour accéder à des eaux plus tranquilles. Une mer, toutes les mers.
Moi je n’ai pas peur de l’eau. Je suis née à Ganvié. J’ai su nager avant de savoir marcher. Pour passer d’une case à l’autre, comment faire autrement ? Avec Donatienne, avec Dieudonné, avec Florinda et Calixte, ce qu’on a pu s’amuser dans la cité lacustre.
Dieudonné, Dieu l’a repris. Un palu. Florinda est partie en Allemagne avec son coopérant, et je suis en route aussi. Seule Donatienne est restée. Elle travaille à la mission catholique avec son mari Joseph.
Je n’ai pas peur de l’eau, plutôt du soleil. Il cogne fort, mais ce n’est rien à côté de ce qu’on a enduré dans le désert. Il a fallu donner beaucoup d’eau à l’enfant. Et chaque fois payer le chamelier. Pas aimable celui-là, à se demander si c’est un homme. Dans le désert, tu cours sur les cailloux, t’essaies de sauver ta peau. Tu économises chaque geste, chaque goutte de vie. Non, ce n’est pas de l’eau que j’ai peur, mais du manque d’eau.
Le soleil est au zénith. Fige la mer et la plage dans le silence de midi. Les flots se sont faits dociles. La mer a le ventre ouvert et comblé.
Sur la plage, des coquelicots ont éclos. Une mer de parasols. Les estivants ont reflué, chassés par la chaleur, poussés par la soif, aspirés par les parfums de grillades.
Sur la terre chaude en gésine.
Pizza, dorade grillée ou friture mixte… Tu parles d’un choix ! C’est la même chose le soir à la pension. Quand Marina arrive, se frotte les mains sur les hanches, nous lance son œillade fatale et roucoule sa chanson : pasta casalinga ou, pour faire comme chez vous, hamburger e patatine. Mes petits frères adorent.
Patatine, et patati et patata… verbiage des vieux. Dans la torpeur de midi, Ma mère a encore sorti son GSM. Option calculette. « C’est pour les calories », elle dit. Je la soupçonne d’attendre encore un texto.
Le soleil est de plus en plus haut, il fait une chaleur d’apocalypse.
Nous avons embarqué un peu avant l’aube. Le voyage ne devrait durer qu’une demi-journée, tout au plus. L’enfant s’est endormi au sein. Je n’ai plus beaucoup de lait. Émile va sur ses deux ans. L’île n’est plus très loin nous a dit le nouveau chef d’expédition. Il nous a rassemblés dans le premier village, à la sortie du désert. L’île n’est plus très loin, heureusement, car on dirait qu’on n’avance pas. Pas de mouvement, sauf ces ruades de l’eau de temps à autre. À Ganvié, ce sont les pirogues qui troublent l’eau, pas l’inverse.
Si ma mère était encore de ce monde, elle m’aurait retenue :
« Pourquoi quittes-tu notre famille, nos ancêtres ? Émile est trop jeune pour ce voyage ».
Le soleil poursuit sa course. Les ombres ont réapparu. La calanque est comme une paume ouverte, lourde et moite. Il fait irrespirable.
D’ici quelques années, je partirai seule. Plus loin, ailleurs, pas dans cette colonie d’estivants. Les Vandeweyer de Vilvorde, les Galler d’Ougrée, les Branca de Ferrare et les Fernet de Bâle, je les ai trop vus. Je partirai seule, ou avec une copine, au lac Balaton, à la Costa brava, À Ténériffe, à Izmir. Je prendrai la carte « Transe Europe Junior ». Elle est déjà valable pour la Turquie, pas encore pour l’Ukraine. Pourtant il paraît qu’elles sont pas mal les plages de Crimée. Yalta, Odessa…
Ou alors, tant qu’à faire à Harar… L’Afrique n’est pas si loin d’ici. Les Africains ont toujours l’air de bonne humeur. « Pas comme toi, » ricanerait ma mère. Et les Africaines sont si belles. Elles s’habillent d’un rien, d’un bout de tissu joliment coupé, brodé, enroulé avec un génie inimitable. Je l’ai vu à Matongé. Parce que l’Afrique vue de la télé, c’est autre chose. Guerre, misère, sida.
Peut-être ont-ils raison de vouloir partir de chez eux. Même si ici, ce n’est pas le paradis assuré. Loin de là. Suffit de voir ceux que les gens d’ici appellent avec mépris les « compra », les marchands ambulants. Ils passent d’une plage à l’autre, sur les pas du vendeur de glaces. Ils s’arrêtent, et d’une geste bref, déroulent un bout de toile sommaire auquel sont fixées des montres, des lunettes, des pochettes pour téléphone portable, une pacotille de plastique et de métal doré qu’ils essaient de fourguer sans conviction avec ce seul mot : « Compra ». Achète !
Qu’est ce qu’ils espèrent avec ce commerce de misère ? Ils n’y croient pas eux-mêmes.
« Signorina ! signorina ! » Tiens, Voilà GPS qui m’adresse la parole. Maman fait la sieste à la pension. Le grand escogriffe a quitté son bateau et le voilà qui vient.
« Signorina, pourquoi vous n’allez pas nager ? La mer s’est calmée à présent. Vous êtes là, toute seule, vous ne vous ennuyez pas, à la longue, toute la journée sur votre tapis volant ? Il est en panne ? Vous voulez que je vous le répare ? Je m’occupe déjà des bateaux. »
Ouh la la, il attaque fort, GPS. On dirait l’humour de ma mère ! Il doit avoir à peu près le même âge. Poil blanc de partout, tee-shirt gris. Il a un joli sourire. Je ne vois pas ses yeux derrière ses lunettes fumées.
« Mon tapis volant comme vous dites est en instance de départ. Derniers préparatifs, et puis bientôt, nous partirons loin, très loin d’ici… ».
GPS a souri. Zut, j’aurais pas dû lui répondre. Je sens qu’il ne va plus me lâcher. Il a un sourire qui sent le tabac. « Le pays ne vous plaît pas ? Vous avez visité le port ? »
Vais-je lui dire que selon la dernière étude européenne, cette plage est passablement polluée. J’ai lu ça quelque part, je ne sais plus dans quel journal. La Méditerranée, c’est comme le saumon d’élevage dans le Nord, à consommer avec modération. Bon, je le lui dis. Ah, je vois que je l’ai froissé. Son sourire a disparu. Encore une méchanceté et il quittera les lieux.
« Oui c’est pollué c’est vrai. Mais pardonnez-moi, vous y êtes pour quelque chose… »
GPS m’attaque ou quoi ? « Excusez-moi, signorina, mais toutes ces pizze mangées par tous ces touristes, ces plateaux de fruits de mer, ces glaces, ces litres de boissons… vous comprenez, faut bien que cela ressorte quelque part. L’île est petite. Il y a déjà le port, mais en été, la population est multipliée par cinq. Remarquez, s’ils étaient tous aussi jolis que vous l’êtes… »
GPS n’a pas pu s’empêcher. Il s’est encore rapproché. Tous les mêmes, peuvent pas parler à une fille sans la draguer. Il a retiré ses lunettes. Il a des yeux couleur noisette. Quelque chose de doux et de malicieux dans le regard… Un sourire fondant, un sourire Nutella. Étonnant pour un vieux.
« Vous n’allez pas vous plaindre tout de même ? Mes parents viennent ici depuis cinq ans. Et si le tourisme salit votre île, il nourrit aussi ses habitants ! »
« Ne vous fâchez pas, signorina. Vous avez visité le port ? »
Le soleil a amorcé sa courbe descendante. Il plonge ses rayons dans l’eau comme Poséidon son trident. Au ciel Icare commence à fatiguer. Son vol est plus lourd.
Émile s’est réveillé. Il s’agite, il a besoin de bouger. Je lui ai fait faire ses besoins par-dessus bord, en le tenant bien fermement. L’eau a léché ses petites fesses, le sel a rongé sa peau sensible. Il a un peu pleuré, je l’ai repris au sein. Il a trop chaud. À mes côtés, les hommes sont plongés dans la torpeur. Le soleil tape fort. « Il n’y en a plus pour longtemps », a encore dit le chef du voyage. Les hommes ont soif, les hommes ont faim, ils sont fatigués de fixer le lointain, paupières serrées, la main à la visière pour essayer d’apercevoir l’île. J’ai faim moi aussi. J’ai donné mon quignon à Émile, il voulait le donner aux poissons. « Non, petit homme, ce pain est pour toi ». Émile suçote le quignon sec. Ça a l’air de le calmer.
Ma mère, là où tu es, avec Dieudonné/Dieu repris, je sais que tu ne m’approuves pas.
Pardonne-moi, mais il n’y a plus rien qui me retient chez nous. J’ai quitté Ganvié, la Venise du Bénin, j’irai voir la vraie, l’Italienne. Là-bas j’essaierai d’aller rejoindre Llorinda et de retrouver Calixte. Lui présenter son fils. Il ne le connaît pas encore.
Un hélicoptère nous a survolés. On ne doit plus être très loin.
La plage est à nouveau noire de monde. Un petit avion tire une longue banderole dans l’azur.
« Stasera, 21 ore, Grotta délia Tabacchiera, grande mostra di spugne ».
J’ai fini mon roman. J’ai dormi, j’ai rêvé de vacances en Norvège. Il y fait sûrement moins étouffant qu’ici. Ah revoilà Eugenio et ses copains. Les filles, Lison et Elcke sont parties de leur côté. Traînent à la buvette, avec une nuée de garçons dans les pattes. Très peu pour moi.
Lucie ramasse sa serviette et ses affaires, secoue et prend le sentier qui remonte vers la route de la corniche. À l’ombre des pins parasols, les yeux peuvent enfin se reposer. La pinède exhale ses parfums variés. L’air est dense. Au loin la mer est d’un bleu absolu, émaillé de quelques minuscules points blancs ou noirs à l’horizon.
« Signorina, vous n’êtes pas fâchée pour tout à l’heure ? »
Je ne l’ai pas vu arriver. Qu’est ce qu’il me veut encore, GPS ? Il arrête sa Vespa, le moteur tourne et empeste l’huile brûlée. « Voulez-vous, Mademoiselle, que je vous montre le port ? À cette heure-ci les marins font leurs derniers préparatifs avant la nuit ».
« Non merci, ma mère m’attend à la pension. »
« Je vais par là, je vous ramène, si vous voulez. Moi c’est Tancredo, et vous ? ». Il m’a fait mettre le casque, « on n’est jamais trop prudent avec les sirènes. Lucie ? c’est joli. Lucia, Luce di vita » qu’il a dit dans un sourire noisette. Sur la moto, la petite brise m’a fait du bien. J’ai essayé de ne pas le toucher, mais avec sa façon de conduire, ses brusqueries à la gomme, pas moyen. Je me suis accrochée à ses hanches, ça m’a mise mal à l’aise. Il sent un peu le clou de girofle, ou le cèdre. Quelque chose de sec et de doux à la fois.
« Alors je vous retrouve ce soir, à 22 heures, au port ? » J’ai pas dit non, j’ai pas dit oui. J’ai dit « Merci ».
Le soleil a disparu, lourd et rouge, incendiant le ciel et la mer de toute sa masse. Les vagues font de légères crêtes.
Sur l’embarcation, l’un ou l’autre passager a sauté pour se dégourdir les nageoires. Le chef a crié. « Pas d’accident, pas de problèmes ! ou je vous balance par-dessus bord. ». Après le passage de l’hélicoptère, il est devenu très nerveux. Expliqué qu’il faudrait attendre la nuit pour gagner l’île. Il a coupé le moteur. Sorti quelques paires de rames. Est-ce une pirogue, est-ce une galère ?
Émile se penche par-dessus bord. L’eau est limpide. Trois dauphins ont surgi. Un rapace survole le bateau, l’île ne doit plus être loin. L’air se rafraîchit, on respire enfin. Mais la soif nous tenaille. Personne ne parle. Certains ont les lèvres blanches.
La nuit est tombée. Et soudain un fracas, une série de détonations, des gerbes de feu. L’île, enfin ! Dans le ciel, une fantasia de couleurs. Est-ce un message de bienvenue ? De là-haut, ma chère mère, tu verras que je n’ai pas eu tort de partir.
Le chef a semblé soulagé. « S’ils sont à la fête, ils n’enverront pas les vedettes. » Elles sont sûrement à la fête les vedettes, pas de fête sans vedettes, c’est normal. Tu verras, Maman je le retrouverai Calixte. Je ne sais pas comment, mais je le retrouverai. Et s’il a pris une autre femme, une femme blanche, je verrai bien. Rien ne m’arrêtera, j’aperçois l’île, maintenant toutes mes forces reviennent.
Les lumières du feu d’artifice tombent en pluie dans l’eau, clignotent une fois encore avant de se noyer dans l’eau du port… Lumignons partout, bruits de verres et de couverts, agapes du soir sur les bateaux et autour du port. Les dernières barques de pêcheurs prennent la mer, avec des hommes silencieux et muets. Tout à l’heure en pleine mer, ils allumeront des lampes puissantes et lanceront leurs filets.
C’est ce que vient de m’expliquer Tancredo. À 22 heures il était là, avec sa Vespa et un grand chien noir. « N’ayez pas peur, c’est le chien de mon oncle. Il me suit partout, c’est Bendico. Une célébrité si vous saviez ! Il est gentil, n’ayez crainte. Vous avez pu venir, c’est bien ».
Ma mère m’a laissé sortir, j’ai raconté que j’allais rejoindre des copines, Daniela et Maria.
Ma mère a eu un regard incrédule, elle a hésité, mais son portable a vibré. Elle a lu le message avec un drôle de sourire. Et elle m’a dit : « Tu peux y aller, mais sois rentrée pour minuit. Avec tes copines, sois prudente ».
« Vous savez Lucie, la pêche au projecteur n’est pas très légale. Sans compter les conflits de quotas de pêche et de partage des eaux. La Tunisie n’est qu’à 140 kilomètres. Nous sommes plus près de l’Afrique que de la Sicile. L’île n’est habitée que depuis 1843. Vous voulez qu’on aille chercher une glace ?
Le vieux beau soigne ses manières. Il a aussi mis un tee-shirt blanc C’est tout à l’heure sous la douche que je me suis décidée. Ça fait trop de temps qu’il m’épie, GPS, je voudrais vraiment savoir ce qu’il me veut. Je le lui demanderai.
Ils marchent le long du port. Il m’emmène près d’un yacht. Doppio sogno, c’est le bateau que j’ai piloté l’été dernier. Cette année, je travaille pour un autre armateur. Il m’a demandé de lui préparer un tour des îles de la Méditerranée. De préférence les petites. Je suis en train de préparer un itinéraire. C’est difficile, parce qu’il y en a beaucoup et qu’elles ne sont pas toujours d’accès facile, privées de port ou de phare.
Il y a longtemps, Lampedusa n’était qu’une escale, une halte pour les pirates ou les marchands d’esclaves. On allumait des feux sur les hauteurs en guise de phare. Voulez-vous que je vous emmène là-haut ? La vue est très belle, ce soir il fait très clair.
Mer d’huile, argentée sous la Lune. La barque s’approche. La masse de l’île se profile. Sur les joues d’Émilienne coulent deux larmes. Elle serre son fils dans ses bras, il fait frisquet maintenant. Ils toucheront terre bientôt. Une première île, puis l’autre, la Sicile. Et puis le continent. Le voyage n’est pas fini, mais le rêve prend forme
Tancredo ouvre la marche d’un pas vif, le chien à ses côtés. Lucie galope derrière lui. « Je suis folle, là, ce n’est pas prudent. Mais j’aime bien quand il me parle des bateaux et de l’histoire de ceux qui sont passés ici avant nous. L’île africaine, la colonisation italienne sous Ferdinand II, le bagne sous Mussolini, le premier aéroport en 1968, et l’arrivée des touristes.
Tancredo ramasse quelques bouts de bois calcinés. « Vous voyez, les feux, les anciens feux des Phéniciens…
— Ou des pique-niqueurs imprudents ?
— Vous avez raison, je voulais vous taquiner »
L’air est léger. Plus un souffle de vent.
Lucie s’enhardit : « Pourquoi me suivez-vous depuis dix jours ? Vous voulez quoi ?
— Et vous, demoiselle téméraire, qu’est-ce que vous voulez, à me suivre jusqu’ici ?
— La vérité, je veux savoir pourquoi vous m’épiez depuis que je suis arrivée dans l’île.
— Vous me rappelez quelqu’un.
— Quelqu’un que j’ai connu, retrouvé et perdu à nouveau. – Il a eu un petit rire sec, un ricanement dépité. – Et vous arrivez là, comme la copie d’un vieux rêve. Excusez-moi, c’est pour cela que je n’ai pas pu vous quitter des yeux.
— C’était insupportable votre regard. D’ailleurs je vous ai surnommé GPS ».
Ils éclatent de rire. Il la prend par l’épaule. « Regardez la mer. Elle est enfin apaisée. Regardez là-bas, le bateau de pêche qui file vers la haute mer. Regardez, il allume la grosse lampe. La pêche va commencer. »
Soudain on entend des cris, des hurlements, Les pêcheurs ont débusqué la barque. Sous le faisceau lumineux, des corps blêmes s’agitent en tous sens. Certains se jettent à l’eau. Une fusillade éclate. Des cris, encore des cris. Cela dure quelques minutes. Puis le silence. Seules les vibrations du moteur et les gougloutements de l’eau.
Au sommet de la colline, à l’endroit de l’ancien phare, Tancredo et Lucie sont figés d’effroi. Les pêcheurs ont tiré les hommes comme des lapins.
Ils dévalent le sentier, dérapent sur la caillasse. Dans le port, une vedette démarre et fonce vers la mer.
À l’aube la mer a recraché trente cadavres. Certains intacts, d’autres avec des impacts de balles. Émile est sauvé. Il dormait au fond de la barque en bois. Même pas 20 mètres. Elle ne s’est pas retournée, par chance. Les carabiniers ont retrouvé Émile, en état d’hypothermie. Il grelotte dans un gymnase, un baxter au bras, il appelle sa mère qui ne viendra pas. T rois hommes ont survécu, ils ont été repêchés alors qu’ils tentaient de gagner la plage à la nage. Ils seront sans doute renvoyés. En avion pour le voyage retour.
Dans le journal local, deux jours plus tard, le journaliste faisait état des interrogations des enquêteurs, quant au nombre et à l’identité des passagers, du passeur, quant aux circonstances de la fusillade. Les pêcheurs affirment qu’ils ont été attaqués.
Dans un commentaire en italique, le journaliste rappelle qu’il y a un an, lors du naufrage d’une autre embarcation chargée d’immigrants africains, une militante de la Ligue du Nord avait dit qu’il fallait leur tirer dessus. Le chef de la Ligue du Nord, Umberto Bossi n’était pas allé aussi loin. Mais il était partisan de la terreur : « Je veux entendre le bruit du canon » qu’il a dit, Bossi.
Merci à Paul Hermant de « Causes communes » pour sa mémoire précise