Tu pars quand toi ? / Taksim, la nuit

Dominique Costermans,

Tu pars quand toi ? En septembre. Ah en septembre, seulement ! Combien de temps, trois mois ? Non, trois semaines. Ah, trois semaines, juste des vacances alors ? Et c’est quoi ton coin ? Et l’autre mi-agacé, mi-pudique, d’avoir à rendre public ce qu’il croyait encore secret, privé intime, mais énorme (quoi, son coin, comme s’il s’agissait d’un carré d’herbe en Bourgogne ou dans le Namurois, annexe ensoleillée d’un jardin quotidien option caravane), gêné comme si on lui demandait le montant d’une éventuelle bonne fortune, et ça en avait l’obscénité, il le savait, et répondit, atone : la Thaïlande. Oui, fait le premier, ça je sais – ouf, rien ne dut être dévoilé, le secret se savait, il n’y avait que bienveillance dans l’interrogation, mais l’autre, fatigué, triste peut-être de remuer tout ça, il me donne bien, à moi, des bouffées d’aéroport, d’air conditionné, de foule, de coriandre, de coco, de cumin et d’encens, de diesel, de rues enfumées par les bus et les took-tooks, alors lui, pas demander, avec ses gosses et sa femme qu’il ne reverra pas avant septembre, et son « coin », sa double vie incompréhensible et exotique, lâche, laconique et terminal : près du Cambodge.

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Taksim, la nuit

Taksim, Istanbul, 23 h 30, 27 °C. J’ai rendez-vous avec Pakize et Djan devant le Kingburger. C’est une très mauvaise idée : la moitié d’Istanbul a donné rendez-vous à l’autre moitié devant le fast-food. Je me pose dans la foule, mon sac entre les pieds. Taksim est au carrefour de Pera, le quartier levantin des anciennes ambassades et des commerces, et de la rue Siraselviler, bars à coke et travelos. Contrastes : des femmes en burqa et leurs filles en foulard font du lèche-vitrines devant les tops en lamé de chez Gode. Des Américains sortent d’un dolmuz jaune, le Lonely Planet à la main. Je sors une Camel tax free de ma poche, un petit gitan surgit pour me vendre un briquet. Hier, il vendait des kleenex, demain peut-être des lunettes de soleil de contrefaçon. Taksim est noir de monde, de jour comme de nuit. À droite, l’hôtel Marmara, dix-sept étages, vue panoramique sur le Bosphore. Des gens attablés à la terrasse du restaurant observent d’un air indifférent le ballet des taxis, des portiers et des grooms. Plus loin, des étudiants kémalistes vendent des journaux politiques et font signer des pétitions. Toute la ville pavoise aux couleurs de la République pour commémorer la victoire d’Atatürk sur les Grecs. Des policiers débonnaires fument en grappe au centre de la place. Le petit tram monte et descend imperturbablement la Grand-Rue de Pera depuis plus d’un siècle.

Ce soir on ira chez Hadjibaba, boire du raki, et grignoter des mezze : concombres, tomates, fêta, purée d’aubergines fumées, calmars, poissons grillés. On boira du raki lentement, en y ajoutant de la glace au fur et à mesure, pour le plaisir de voir l’alcool se troubler. Pakize et Djan raconteront leur journée dans les îles des Princes, le bateau, les petits marchands de thé, les vieilles maisons en bois, le monastère orthodoxe. Puis, dans la nuit, on traversera les passages illuminés et bruyants, on regardera les étals de figues et de raisin, on chinera un peu chez les brocanteurs. Ensuite on descendra jusqu’au Bosphore, rien que pour voir les lumières de la ville jouer avec leur reflet dans l’eau.

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