Pile et face : la passion d’un europhile

Marcel Bolle De Bal,

Celui qui se perd dans sa passion perd moins que celui qui perd sa passion

Saint Augustin

vous enfanterez dans la douleur

La Bible

Vive Toi, ma chère Europe !

La passion : duelle et dialogique (Morin), Janus comme l’Europe évoquée par Jacques De Decker, elle est à la fois jouissance et souffrance, joies et peines, espérances et désespérances, explosion et implosion, pile ET face, noir et blanc, un pavé mosaïque.

Telle est bien ma passion pour toi, Europe chérie, depuis cinquante-sept ans déjà.

Europe, ma chère Europe, je t’Aime ! Permets-moi de te le déclarer publiquement, puisque se présente une double (et trop rare) occasion : le référendum constitutionnel en France et l’aimable invitation de Marginales.

Europe, ma chère Europe, quel sort te réservent-ils ?

« Passion », dites-vous ? « Chemin de croix », dit-on : 14 stations, paraît-il. Parcourons donc ensemble ces souvenirs personnels, non exhaustifs et subjectifs (chronologie non garantie).

Première station. Initiation. Ma passion pour toi naît à la fin des années 40, à l’écoute des discours enflammés, initiatiques, de Paul-Henri Spaak et de ses complices d’alors (Monnet, Schuman, de Gasperi, etc.). Traduction concrète : résistant aux sirènes des cercles libéral et socialiste, je m’inscris, jeune étudiant de l’ULB, au cercle des étudiants européens. Engagement (existentialisme sartrien oblige) politique pour que tu sois de plus en plus pacifiée, forte, dynamique, développée, généreuse.

Deuxième station. Genèse. Aux alentours de 1951, tu nourris notre juvénile enthousiasme avec la création de la CECA (Communauté européenne du charbon et de l’acier), à l’initiative de deux de tes grands amis que furent Jean Monnet et Robert Schuman. Allemagne, France, Italie et nous du Benelux transcendons les haines passées et les conflits sanglants pour construire un ensemble de coopération économique. Celui-ci connaît tout de suite un grand succès. Nous nous en réjouissons pour toi… et pour nous. La paix, enfin : quelle espérance pour moi, enfant de la guerre, trop jeune pour m’engager dans la résistance, trop âgé pour ne pas avoir pris conscience des horreurs de la guerre et de l’occupation…

Troisième station. Sabotage. Première frustration, première déception, première douleur : autour de 1955 je crois, nos versatiles voisins français, jaloux de leur souveraineté, sabordent le projet de la CED (Communauté européenne de défense). Dommage. Ta protection en est affaiblie… et américanisée. Et ce durablement. De ce rejet, nous avons pu apprécier les dégâts lors de la récente guerre d’Irak…

Quatrième station. Révélation. La révélation de ma passion pour toi se produit aux États-Unis où – heureux bénéficiaire d’une bourse universitaire – je vis en 1954-1955 une année à la Maison internationale de l’Université de Chicago. Là mes principaux amis sont français, espagnols, suédois, finlandais, allemands et autrichiens (alors que jusque-là – séquelles de la guerre – ces deux derniers groupes étaient perçus comme des ennemis à éviter…).

Nous sommes réunis par notre commune culture, ta culture, ma chère Europe nourricière. À côté de nous, eux aussi agglomérés par une autre commune culture, il y a les Asiatiques, les Africains, les Américains du Sud, les Américains du Nord. Voyage initiatique et symbolique : à quatre Européens (une Suédoise, une Autrichienne, un Espagnol, un Belge), nous traversons les États-Unis en voiture. Nous parlons quatre langues, mais seule une cinquième – l’anglais – nous permet de communiquer entre nous… Europe-Babel, union et diversité… C’est alors qu’émerge en moi l’intense sentiment de ce que signifie le fait d’être européen. En d’autres termes : de t’appartenir, à toi Europe chérie, d’être ton heureux fils, la conviction de la nécessité de te défendre et de te promouvoir.

Cinquième station. Recherches. À Rome en 1957, tu accèdes au statut de Marché commun, puis à celui de CEE (Communauté économique européenne). À cet égard, je te dois beaucoup. Si j’ai pu devenir chercheur, sociologue et professeur, c’est – bien avant tes futurs projets Erasmus – grâce aux programmes de recherches qui ont été financés en ton nom et dans ton cadre. J’ai pu, comme beaucoup d’autres, sortir de mon cocon local, régional ou national, me confronter aux membres des équipes d’autres pays européens, polémiquer courtoisement avec eux, relativiser nos résultats en fonction de nos contextes culturels européens mais spécifiques, expérimenter de nouvelles méthodes de recherche comme la recherche-action… le tout, je l’espère, pour le plus grand bien des progrès de nos connaissances et disciplines scientifiques.

Sixième station. Gauloiseries. Deuxième désillusion, nouveau désenchantement : de Gaulle, plus gaulois que nature, grand homme revenu au pouvoir, pourrait, s’il le voulait, te mettre au pinacle et, sur ses larges épaules, porter haut et fort notre projet fédéraliste, nous aider à créer tes États-Unis d’Europe. Mais, s’il a une certaine idée de sa France, il n’en a point de toi, notre chère Europe. Il doit bien accepter ton existence, mais il s’ingénie à te châtrer, à te condamner à n’être qu’un agglomérat d’États. Il tue beaucoup des espoirs que tu as fait naître en nous…

Septième station. Perfidies. Là où de Gaulle a raison, c’est lorsqu’il tente de toutes ses forces mais sans succès de s’opposer à l’entrée de la Grande-Bretagne en ton sein… Il connaît par expérience les ambiguïtés de la « perfide Albion ». Le comportement ultérieur de la « dame de fer » à ton égard ne tarde pas, hélas, à confirmer son lucide pressentiment. Elle te « pacse » pour mieux te tromper et te phagocyter…

Huitième station. Prospective. Heureusement, tout n’est pas noir dans ta maison. Certains de tes enfants y apportent une blanche lumière. Parmi ceux-ci, la Fondation européenne de la culture qui, dès la fin des années 60, lance un plan de prospective dit « Plan Europe 2000 ». À l’instigation d’Henri Janne le Belge, Jan Tinbergen le Néerlandais et Jan Szczepanski le Polonais, je suis convié à y contribuer par la rédaction d’une étude sur « l’image de l’homme européen en l’an 2000 ». Un de mes textes préférés, que je rédige alors, de façon imaginative et littéraire (oserais-je dire), autour du thème « Prométhée 2000, anthroponaute galactéen ». En « revisitant » en 2000 l’ensemble des contributions à cet exercice de prévision, émanant d’éminents spécialistes européens, je m’aperçois avec stupéfaction qu’en 1970 le terme « chômage » n’apparaît à aucun endroit dans ces centaines de pages. De quoi relativiser les ambitions prospectives de ce temps-là… et nous ramener à une bien utile humilité.

Neuvième station. Séisme. Puis il y a ce séisme, ce tremblement de ta terre européenne, la chute du Mur de Berlin en 1989. Comment le vis-tu ? Fracture dans le temps, réparation d’une fracture dans ton espace. Tellement brutale que d’aucuns (Mitterrand, entre autres) semblent y perdre leur latin européen. La Tchécoslovaquie, la Hongrie et la Slovénie, ces vrais pays européens, s’apprêtent à nous rejoindre enfin. Mais quid de la Pologne, des pays Baltes, de la Bulgarie, de la Roumanie ? C’est moins clair.

Font-ils vraiment partie de ta maison et de ta culture ? N’aurions-nous pas dû t’approfondir (si tu me permets l’expression) avant de te gonfler (idem) ? Personnellement, j’aurais préféré creuser et renforcer nos relations avec toi avant d’envisager de t’entraîner en une aventure où tu risques de perdre ton identité, notre identité…

Dixième station. Économie. Ensuite, c’est Maastricht. Et ce tournoi entre ton chevalier servant Mitterrand et ton pourfendeur, le souverainiste Seguin. Passions. Émotions. Inquiétudes. Et finalement, de justesse, ton triomphe. J’ai envie de me jeter dans tes bras de bonheur. Une pierre de plus vient d’être taillée et polie pour aider à la construction de ton Temple…

Onzième station. Monnaie. Dans la foulée de ce succès, ton fils Euro voit le jour le 1er janvier 2000. Accouchement réussi, sans trop de douleurs. Naissance saluée de tous côtés, fêtée par les peuples que l’on disait réticents. Tu peux être rassurée : ton enfant, costaud, est adopté par tes enfants… et surtout nos petits-enfants.

Douzième station. Géographie. Mais ta vitalité – ou celle de tes zélés compagnons – est insatiable. Comme je le craignais, voici maintenant que les pays Baltes, la Roumanie, la Bulgarie, Malte, Chypre, la Croatie entendent se faire reconnaître comme tes enfants naturels, comme membres de ta famille. Bonne mère, tu acceptes de les accueillir en ton sein… un peu trop vite peut-être. Mais soit… si tel est ton bon plaisir, si telle est ta vocation. Mais comment vas-tu pouvoir gérer cette famille nombreuse ? Et puis quid de la Turquie ? Qu’elle soit musulmane ne me dérange nullement. Mais qu’elle soit en grande partie hors de toi, cela me met hors de moi. Car, alors, comment dire non, en ton nom, au Maroc, à Israël, à la Russie, etc. ? Ta géographie, ce n’est pas rien, non ? Veux-tu te dilater, au risque d’imploser, de Tamanrasset à Vladivostok ? Tourquie or not Tourquie, that is not the question… pour le moment… Car le chemin à parcourir est encore long, avec, entre autres, les étapes cruciales de la Convention et de la Constitution.

Treizième station. Convention. À Laeken, en 2003, en notre européenne Belgique et grâce à l’européen engagement de nos responsables politiques – cela n’est pas suffisamment rappelé, à mon goût – est décidée la mise en chantier d’une « Convention » à qui l’on confie la mission d’élaborer un projet de « Constitution », afin de consolider ton existence, de te rendre plus performante, économiquement, socialement et politiquement. Espoir…

Quatorzième station. Constitution. Après dix-huit mois de laborieuses négociations, une Constitution (juridique) est miraculeusement rédigée : elle devrait renforcer ta constitution (physique, politique, sociale) et assurer le devenir de celle-ci… La voici soumise à l’approbation de tes enfants, les peuples d’Europe. La grande majorité d’entre eux semblent enclins à l’adopter sans réelles réticences. La France, ta fille aînée (pas seulement celle de l’Église), fait mine – elle, l’éternelle contestataire et pourtant la mère du projet – de vouloir la refuser. En quête d’absolu, elle éprouve quelques difficultés à assumer les compromis indispensables à ta survie. Aujourd’hui (8 mai 2003, soixante ans jour pour jour après la fin de la guerre fratricide entre tes enfants), nul ne peut dire quel sera son choix final… et déterminant. Moi qui t’aime, j’ai été mû par une irrésistible envie d’exprimer à mes amis français mon angoisse face à la perspective d’un possible « non » de leur part, tel qu’il se profile à l’horizon… Si cela t’intéresse, tu pourras lire en annexe ce texte dans lequel je leur confie, en termes pudiques, mon amour pour toi. La Constitution proposée n’est ni noire ni blanche, elle est pile et face, progrès réalisés et progrès à réaliser. Lorsque tu liras ceci dans Marginales, le verdict sera tombé. Je souhaite et j’espère, en laïque à l’esprit ouvert, qu’il sera pour toi une « confirmation », et donc un nouveau « baptême ».

Que Dieu ou le GADLU (Grand Architecte de l’univers) – pour autant qu’ils existent – usent de leur pouvoir pour te garantir un bel avenir ! Et, s’ils n’existent pas, que nous les « Padnus » (Petits architectes de notre univers) œuvrions sans relâche à te bâtir toujours grande et belle, humaniste, à la fois pile et face, économique et sociale, scientifique et littéraire, généreuse et harmonieuse, équilibre entre Avoir et Être…

(s) M. le bénit, citoyen d’Europe, europhile (pile) et euro-fils (face)

Annexe

Lettre à mes amis français européens de cœur

Chers amis français et/ou amis de La France,

Permettez-moi de vous exprimer quelques sentiments personnelsmais pas que personnels – à propos du référendum sur la Constitution européenne. (Peut-être certains parmi vous estimeront que je me mêle de ce qui ne me regarde pas. Erreur profonde : non seulement je suis français de cœur puisque depuis trente-trois ans je passe un tiers de mon temps dans notre cher et beau Languedoc, mais surtout je suis un Européen convaincu, de chair et d’esprit, militant actif depuis cinquante-six ans pour la construction d’une Europe forte, généreuse et puissante, havre de paix et de prospérité, et à ces différents titres directement concerné par la réponse que vous allez apporter « démocratiquement » à la question qui vous est posée.)

Or, je suis bouleversé, atterré, catastrophé par la possibilité d’un « non » qui se profile à l’horizon… Un « non » qui serait inspiré en sa large majorité par de sans doute légitimes problèmes franco-français et non par le désir de répondre à la vraie question posée.

Cette Constitution – vous le savez autant que moin’est qu’un cadre institutionnel, une petite mais indispensable pierre destinée à contribuer à la construction du Temple Europe, non ce Temple lui-même. Elle ne peut être ce dernier. Elle n’est – ni ne peut être – ni de droite, ni de gauche (pas plus que la Constitution française ou aucune autre). Ce seront les politiques ultérieures, les rapports de force à venir qui seront de droite ou de gauche. Certains l’accusent d’être « ultralibérale ». Cela me paraît de la pure démagogie : si elle comporte des éléments de libéralisme (les anciens Traités), elle ne Test plus à 100 % comme avant, mais à 75 %, car elle est au moins à 25 % « sociale-démocrate » (plaidoyer en faveur d’une « économie sociale de marché »).

Pourquoi suis-je tellement inquiet à la perspective d’un éventuel « triomphe » (?) du « non » au référendum français ?

Car que signifiera un tel vote ?

1. Rejeter les parties I et II du Traité, c’est-à-dire les véritables innovations sociales, progressistes et démocratiques.

2. Ne conserver – ô paradoxe ! – que la partie III, c’est-à-dire celle qui est réellement contestée et rejetée (du moins par les partisans du « non de gauche ») car ce serait revenir au désastreux et ultralibéral Traité de Nice.

3. Faire espérer une utopique renégociation du Traité (avec qui ? Avec les Anglais qui estiment le Traité « trop socialisant » ? Avec les Polonais contents de Nice et revendiquant l’inscription dans la Constitution du caractère « chrétien » de l’Europe ? Avec des gouvernements démocratiquement élus et majoritairement de droite ?), avec le risque d’un résultat encore moins favorable aux aspirations françaises (l’actuel Traité a été conclu au terme de longues et difficiles négociations entre représentants des élus nationaux et européens des vingt-cinq populations). Et à partir de quel clair message français (qu’y aura-t-il de commun entre les « non » de Le Pen, Buffet, de Villiers, Emmanuelli et Laguiller ?…) ?

4. Remplir d’aise tous les souverainistes nostalgiques, plus ou moins honteux (Le Pen, de Villiers, etc.) ainsi que tous les nationalistes au pouvoir dans de nombreux « États européens ».

5. Affaiblir l’Europe et faire le jeu de Bush, Poutine et des Chinois, à l’heure où chacun se plaint que notre Europe ne soit qu’un nain politique au sein de la géopolitique mondiale.

L’éventuel « non » français nous apparaîtra, à nous voisins et amis de la France, comme totalement incompréhensible au niveau européen. En fait, un agrégat de frustrations contradictoires. Je rentre d’un bref voyage au cœur de la doulce France. J’ai logé chez un ex-rabbin juif laïcisé qui veut voter « non » car le terme « religieux » apparaît dans le texte, puis chez un membre de l’Ordre du Saint-Sépulcre qui lui veut dire « non » parce que le caractère « chrétien » de l’Europe n’y est pas affirmé. Triste, significatif et bel exemple des ambiguïtés d’oppositions inconciliables, ininterprétables et paralysantes…

Moi qui aime la France et les Français, je suis effrayé à l’idée de voir se confirmer et se renforcer autour de moi, dans le cas d’un vote négatif, les représentations stéréotypées d’un peuple d’aigris, d’incorrigibles négativistes, d’opposants viscéraux, de citoyens allergiques aux indispensables compromis. Dire « non » c’est facile, dire « oui » c est difficile car cela implique la prise de responsabilités ; « la critique est facile, l’art est difficile » a dit l’un de vos grands auteurs…

Chers amis, je compte sur vous pour convaincre vos proches, vos compatriotes de voter « oui » afin de ne pas tuer une belle espérance, dégonfler une nécessaire utopie, afin de poursuivre la réalisation d’un rêve que tant de peuples nous envient… Merci d’avance.

Bien cordialement,

MBDB

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