Transe continentale

Kenan Görgün,

Note : par commodité de lecture, toutes les différences linguistiques intervenant dans ce texte ont été aplanies par leur traduction automatique en français de Bruxelles.

 

La nuit était de celles que la mémoire accueille avec tendresse, plus bleue que noire, où les étoiles, petites broches d’argent épinglées au col du firmament, semblent disposées par un maître bucolique. Dessous ce dôme dont la contemplation apaisait l’âme, dormait un village, tellement « village », que le mot, sa douceur de vivre, semblait inventé pour décrire cet arpent du Bon Dieu où les chaumières étaient blotties le long de chemins aux dunes tièdes et rondes – même les cailloux, polis par le temps, y étaient tièdes et ronds, semés sur le sentier d’une balade paresseuse, bijoux de cette simplicité rustique sertis dans l’écrin de la nature profonde qui rayonnait depuis les rives du lac Léman aux eaux cette nuit si dormantes.

La Suisse, un pays dont il fait bon être le citoyen.

Au milieu de cette nuit qui ouvrait ses bras aimants aux rêves les plus doux, une quinzaine de limousines sombres entourées d’une aura de secret s’immiscèrent dans le hameau. Chatoyant de leurs enjoliveurs à leurs pare-chocs traités contre la rayure, les vitres teintées, probablement blindées, probablement même nettoyées trois fois par jour par des chauffeurs payés un pactole pour les bichonner, ces limousines empruntèrent des virages, franchirent des creux, des bosses, des pleins et des déliés, sans que jamais leur procession ne trouble le sommeil des brins d’herbe ni les roucoulades des criquets. Cette apparition nocturne, face à laquelle le bon sens est tenté de recourir à des termes comme onirique, fantomatique, apparition qui, malgré cette résistance rationnelle, fut tout cela et davantage, prit un tour encore plus intrigant lorsque le convoi, ayant reflété les chaumières et les arbrisseaux plantés aux coins des rues, ralentit devant la façade de pierres rugueuses, de piliers de bois, de fenêtres éclairées par des lucioles de chandelles, d’une taverne où, à la porte qui s’ouvrait, vint se tenir, court sur pattes, un tavernier en parfaite adéquation avec son établissement – bien portant, les mains enfoncées dans les poches de son tablier, le visage rouge de grand air (cela se voyait même dans le reflet noir des voitures qui se garaient en épis devant les lieux).

Aussitôt aperçus les chromes de la première limousine du convoi, le tenancier avait senti monter l’inquiétude dévorante contre laquelle il avait employé les dernières heures à se blinder – comme les vitres des limos, se blinder pour ne pas perdre les pédales au cours de cette soirée unique où le destin pouvait basculer à cause d’un verre mal essuyé. Tels étaient – et il ne le savait que trop bien – ses visiteurs de la nuit, qui le tétanisaient à chaque fois qu’ils honoraient son toit de leur présence ponctuelle comme une montre (suisse). En un ballet fascinant, ils quittaient les véhicules – gestes mesurés de chauffeurs ouvrant les portières, silhouettes mystérieuses se redressant depuis les intérieurs revêtus de cuir, hommes cérémonieux imprégnés de leur propre importance, habillés par les meilleurs couturiers de la planète (mais dégageant un tel magnétisme, en vérité, qu’ils semblaient aptes à transcender des sacs de jute enfilés en guise de veston). Au fur et à mesure qu’ils mettaient pied à terre, époussetaient leurs manches d’un revers de main ou lissaient une mèche du plat de la même main, le taulier nota qu’il se trouvait parmi eux des hommes aux physionomies très variées. Il y avait tel individu, petit et gros, aux cheveux noirs, lisses, rares, coiffés en aile de corbeau sur son crâne hâlé, qui paraissait toujours à deux doigts de la rupture d’anévrisme ; un autre était plus du genre carré aux épaules, carré au menton, carré à la coupe de cheveux et carré jusque dans la forme métaphorique de son regard bleu iceberg (le bleu iceberg désignant une variante plus froide du bleu clair) ; un troisième était du style grand, la tête dépassant volontiers de n’importe quelle assistance, le crâne dégarni aussi, les traits assez durs en ce moment mais capables (cela se voyait) d’expressions allant de la pure gouaillerie à la camaraderie paysanne de celui qui n’a jamais su se tenir en public – en d’autres circonstances, un bon vivant dont la présence, parmi cette communauté, rassurait le taulier ; on comptait aussi cette nuit celui dont le visage était profilé comme la gueule pointue d’un rongeur, illustration probable de ce que donnerait un être humain conçu en laboratoire selon les paramètres esthétiques d’un hamster ; puis venaient ceux dont l’aisance était plus neuve, moins experte et qui, pour avoir les formes flattées par des faiseurs de mode d’un égal prestige, respiraient, comparés à leurs aînés, un moindre capital de ce charisme que seul procure l’exercice du pouvoir. Tous ces individus, partie intégrante de la race humaine et pourtant si supérieurs au commun des mortels, chacun placé sous la protection vigilante de ses gardes du corps privés, franchirent le seuil discret de cet établissement discret, passant les uns après les autres devant l’aubergiste, un modèle de discrétion.

Ce dernier ferma la marche, puis la porte.

Par les petites vitres carrées, on le vit se frayer un passage au milieu de l’illustre bande et la convier à le suivre vers le fond du bistrot, que l’obscurité dérobait savamment à la vue d’un éventuel citoyen lémanique pris d’insomnie – qu’aurait-on pensé si on venait à découvrir l’usage aventureux qu’il était fait du bistrot local certaines nuits ?

Au fond de l’établissement, derrière les tables nappées de rouge et de blanc, à l’ombre du comptoir en briques beiges, l’aubergiste déplaça quelques lourds rideaux, actionna un levier mural qu’il escamota tout de suite après sous un clapet aux mêmes motifs que le mur, et s’effaça pour laisser procéder ses visiteurs, tandis que, derrière les rideaux qu’on aurait cru donnant accès aux fourneaux, dans ce qui était une zone dérobée du bistrot, clignotaient quelques sources de lumière telles les prémisses d’une révélation.

Révélation, chandelle allumée après l’autre, d’une salle aux murs incurvés vides, haute de plafond, dénuée de la moindre ornementation, ni cadre, ni tableau, ni plante verte, dominée seulement par la figure centrale d’une table ronde aux dimensions inhabituelles et par un écran blanc suspendu au plafond au nord de la salle par des câbles vérins.

Chaque membre de la délégation, après contrôle méticuleux de son siège par les agents de sa sécurité personnelle, s’installa, bénéficiant, dans sa zone de la table, d’un cendrier en argent, d’un briquet ouvragé dans l’ivoire, et d’une chandelle des plus particulières, imitation parfaite d’une bonne vieille chandelle, bougie sur socle aux bords fleuris en fer forgé, et pourtant rien n’était authentique, dans cet ersatz de l’imagerie traditionnelle et rassurante ; ainsi la flamme était une ampoule halogène, le corps tubulaire de la chose, reproduction des coulures de cire, était fabriqué dans un gel refroidissant qui permettait un allumage continu de septante-deux heures sans risque de combustion (c’est la durée qu’atteignaient certaines réunions !) ; quant au socle en fer forgé estampillé « Charme Désuet », il cachait une jungle de capteurs devant renseigner la console technique de la salle sur la température, le taux d’humidité et celui de nervosité de l’individu installé face à la chandelle. Lorsque ce taux devenait critique, que l’individu observé avait les nerfs en pelote autrement dit, la flamme halogène devenait orangée puis rouge. Depuis des mois que duraient les réunions, l’aubergiste n’avait vu ces flammes rougeoyer qu’une seule fois, et encore, au bout de dix-neuf heures de discussions éreintantes.

Lorsque tous eurent pris leurs aises, l’aubergiste fit circuler, selon la coutume, un plateau d’argent où étaient soigneusement disposés en marguerite vingt-cinq spécimens du havane que El Barbudo himself prisait pour son usage. Tandis que les participants chargeaient leur garde personnelle de manœuvrer les briquets en ivoire et faire prendre les havanes bien tassés, l’aubergiste se glissa subrepticement vers la console technique, camouflée derrière l’installation de l’écran mural, régla les conditions climatiques de la salle de manière à les rendre légèrement éprouvantes, puis, inspirant profondément, actionna une manette en acier. En vingt points des murs incurvés glissèrent alors vingt panneaux aux bords invisibles un instant plus tôt. Un bruissement électronisé signala cette action des panneaux, qui se rangèrent le long des murs pour permettre à des caméras, montées sur bras articulés, d’exhiber leurs objectifs avec bague de réglage en métal tels, sur les horloges antiques, des coucous montrant leur bec de bois une fois l’heure.

Tous les hommes présents pivotèrent pour observer l’avènement des caméras avec une surprise non feinte, et sur leurs visages de prédateurs piégés se peignit une expression de respect intimidé ; en fin de compte, c’est l’intervention des caméras, et elle seule, qui marqua le vrai début de la séance, pliant l’assistance à leur muette injonction de prendre place et de présenter le meilleur profil. À l’autre bout du champ médiatique tracé par les caméras se tenaient des millions de téléspectateurs avides de voir le monde se refaire en direct sous leurs yeux. Depuis les satellites postés dans la stratosphère, le réseau des téléviseurs allumés à travers le continent, en cette heure tardive de la nuit, distillait des nuées interminables de points lumineux – les pléiades d’étoiles de la galaxie cathodique. La lumière ambiante baissa de plusieurs crans, celle des chandelles s’intensifia d’autant ; des paillettes dorées rayonnèrent depuis les flammes de verre et procurèrent aux visages des hommes pris dans leur halo les qualités des masques d’argile, leur peau tirant vers le terracotta, leurs angles accentués, leurs rides soulignées.

L’aubergiste compila entre ses mains des fiches rectangulaires rigides contenant ses notes et commença son travail d’animateur de la séance en s’y référant au premier de la pile.

— Messieurs, bienvenue. (Des regards brillants, cornées frémissantes, convergèrent vers l’aubergiste.) Nous arrivons cette nuit au terme d’un long suspense. Cette fois, le monde entier veut assister en live à son issue. Mais les choses ne se passent pas aussi bien qu’on le souhaiterait. De nombreux conflits ont éclaté aux cours des semaines précédentes. La dernière fois, nous avons pointé un malaise persistant entre les candidats français et allemand, mais aussi entre les candidats slovène, chypriote, irlandais et lituanien. Les candidats portugais, hongrois, malte et estonien ont formé une alliance opposée aux visées du pôle polonais, espagnol et danois. Des désaccords, mineurs en apparence, mais les apparences sont trompeuses, ont aussi émergé entre les participants hellénique, autrichien et tchèque… Bref, une véritable poudrière que les téléspectateurs redoutent de voir exploser.

Disant cela, l’aubergiste esquissa un petit sourire ironique, un pli qui déforma à peine les commissures de ses lèvres mais dont le sens était indiscutable : le public mondial, loin de redouter cette explosion, l’appelait de ses vœux les plus chers. Car désirer que les poudrières, toutes les poudrières, prennent feu, était sa raison d’être – son rôle, puisque chacun, dans ce vaste jeu, avait le sien, spécifique et indispensable.

« Nous espérons que cette nuit, tous ces conflits trouveront une sage résolution. »

L’aubergiste consulta du regard l’auditoire silencieux et solennel.

Autour de la table, certains avaient rivé leurs yeux sur les siens, d’autres, songeurs, avaient plongé les leurs dans une zone focale abstraite au hasard de l’espace ; certains observaient les plafonds, invisibles à cause de l’éclairage ; mais tous étaient nimbés par les hypnotiques circonvolutions de la fumée des cigares. En retrait derrière eux, leurs sens en état d’alerte bien qu’ils affichassent une parfaite impassibilité, se tenaient les gardes aux épaules droites, leur sobre faciès planté sur un cou raide, leurs mains jointes sur le ventre, prêtes à intervenir, leurs pieds séparés par un intervalle stratégique d’un peu moins d’un mètre permettant aux jambes de se maintenir dans une disposition musculaire optimale, à même de se mettre en branle avec une perte minimale de temps et d’énergie – plus que des êtres humains, des créatures entièrement remodelées par leurs fonctions, ayant annihilé, en leur nom, toute incertitude affective, tels étaient les gardes du corps qui avaient dissimulé leurs yeux sous des lunettes noires pour empêcher qu’on détermine ce qu’ils regardaient, donc ce qu’ils surveillaient, ce moyen étant le meilleur, pour un agent, d’épier les moindres informations contenues dans l’environnement sans céder aucun indice aux éventuelles menaces qui guettent au sein de ce dernier.

« Est-ce que tout le monde est au courant des modalités de cette séance ? »

« Oui » répondit le candidat français, entamant ainsi la première étape des festivités.

Ayant dit, il pivota sur son siège et observa le candidat allemand avec un air de défi.

Ce dernier ne se laissa pas démonter par la suffisance narquoise de son collègue.

« Non » dit-il, et la sécheresse de sa voix claqua comme un fouet, puis se répandit en écho dans le calme de la vaste salle. Voilà qui donnait définitivement le coup d’envoi et le ton. Sans tarder, un autre candidat se pencha et demanda :

« Non ? »

Une recrudescence d’attention dressa imperceptiblement les oreilles de chacun.

Celui qui venait de parler était le candidat autrichien, et la mise en garde que contenait sa question – comme une ultime chance donnée au candidat allemand de reconsidérer sa réponse – n’avait échappé à personne, élevant d’un cran supplémentaire le sérieux de ces confrontations liminaires. Le candidat allemand toussota avec complaisance pour se dégager la voix et, modulant une mimique labiale excessive pour offrir au propos toute la visibilité souhaitée, répéta – mâchouilla – cette seule syllabe :

« Oui. »

« NON ! » trancha une voix rugueuse à l’est de la grande table ronde. Le temps d’en repérer la source, le candidat lituanien, une force de la nature, se dressait et fronçait ses épais sourcils du haut de ses deux mètres. Dans son dos, ses deux gardes du corps firent légèrement glisser un pan de leur veste pour dévoiler l’arme à feu fixée à leur taille. Devant lui, sur la table, la lumière de sa chandelle électrique gagna en chaleur. Dans les hauteurs de la salle, les caméras modifièrent leurs angles de prises de vues pour recadrer le Lituanien. Alors, contre toute attente, le candidat allemand serra le poing bien en évidence, pivota sur son axe pour que chacun ait le loisir d’apprécier sa détermination, et, le visage tordu par une colère à peine retenue, campa sur sa position :

« OUI ! »

Il leva un doigt et deux de ses huit gardes écartèrent, sans fausse pudeur, les pans de leur veste pour révéler un étui sous chaque bras, contenant ce qui se faisait de mieux en matière d’artillerie légère.

Les gardes du corps du Lituanien se consultèrent du regard sous leurs lunettes noires.

« Oui ! » s’exclama directement la voix mélodieuse du candidat chypriote. Offrant son soutien à l’Allemand, il brandit victorieusement un pouce… de la victoire. D’autres firent chorus et l’on entendit un chapelet de « oui » résonner ici et là autour de la grande table. L’Allemand, adressant aux membres qui s’étaient mouillés un sourire franc et cordial, hocha la tête, satisfait. Mais il eut à peine le temps de se rasseoir, persuadé qu’il n’aurait plus à souffrir d’opposition, que le Français, celui par qui la discorde était venue, plantait son cigare dans le cendrier et l’y écrasait par gestes rotatifs jusqu’à le réduire en bouillie. Ensuite, de l’air de celui qui ne fera pas de quartier si on le provoque, il renifla ses doigts embaumés de puissantes odeurs de feuilles de tabac et brandit à hauteur de visage un index réprobateur :

« Non ! Non ! Non et Non ! » Il jeta des regards empressés à droite et à gauche, vérifia que personne n’avait rien à y redire, et confirma ainsi sa résolution à mater la rébellion par tous les moyens nécessaires. Or, qu’il fasse si peu pour cacher son hostilité suscita une vague de sincérité d’un bout à l’autre de la grande table ronde, et ce furent plusieurs candidats qui délaissèrent d’un seul coup leur réserve diplomatique. Partout l’on se leva. Les gardes du corps, redoutant un débordement, étreignirent leur arme. Et sur leur socle amovible, les caméras opéraient sans cesse pour ajuster les angles. L’aubergiste observa ce manège des objectifs, semblables à des guetteurs qui s’emballent de sentir qu’ils risquent à tout moment d’être pris de court.

Il en éprouva lui-même un nœud cuisant à l’estomac.

« Messieurs, s’il vous plaît, un peu de calme, dit-il. Le monde entier nous regarde ! »

Mais, justement parce que le monde entier regardait, les candidats ne firent rien pour se calmer, au contraire ils cédèrent à leurs bas instincts, s’arrangèrent pour exacerber leurs pires travers, victimes du syndrome de focalisation médiatique et de l’importance démesurée que leur stature leur conférait ; perversion de la nature humaine et victoire pitoyable de la vulgarité sur l’élégance élémentaire de mise dans les rapports civilisés.

Selon les gestes emportés qu’on accomplissait pour soutenir les envolées de oui et de non qui formaient un intense chassé-croisé sonore autour de la grande table ronde, les extrémités incandescentes des cigares traçaient des trajectoires orange aléatoires dans la semi-obscurité. Puis, soudain, une lumière blanche, lactescente, s’étendit, trouvant sa source sur l’écran suspendu au plafond par des câbles. À présent, ces câbles grinçaient, se déroulaient et baissaient l’écran. Grâce à l’oreillette nichée dans son lobe auriculaire, l’aubergiste put s’informer de ce qui se passait auprès de la cellule de production (dont la situation géographique était tenue secrète depuis le commencement – elle était au Pôle Nord peut-être, installée dans la calotte glaciaire avec toute la technologie requise.)

« Messieurs, dit l’aubergiste mis au parfum, et sa voix trahissait une note d’excitation mesquine, nous avons une intervention extérieure de première importance ! Une minute de silence, s’il vous plaît, que nous puissions découvrir ensemble de quoi il s’agit. »

Cette info, conjuguée aux manifestations presque autonomes de l’écran, eurent l’effet escompté : les candidats cessèrent progressivement de s’invectiver pour se tourner vers la toile blanche, sur laquelle une image papillota le temps de trouver le meilleur canal de visionnage. Au terme de ce balayage, l’image, lisse comme une réalité virtuelle, un effet spécial généré par ordinateur, imposa un peu cavalièrement à la salle les traits crispés de la meilleure amie du Président américain. Achevant de dissimuler le fil de son micro-cravate sous le col de son tailleur, Gorgonzola Rice, qui avait encore un grain de riz et un filament de fromage entre son incisive et sa prémolaire gauches, salua ses interlocuteurs d’un hochement de tête et annonça qu’une nouvelle épreuve avait été conçue par le Département de Sécurité de la Blanche Maison pour contribuer à l’avancement international du schmilblick. Mais plus Gorgonzola Rice – Gorgi Rice pour les intimes – s’épanchait complaisamment sur ses derniers voyages à travers la désolation du monde et expliquait que c’est au cours de l’un de ces voyages qu’elle avait eu l’idée de cette nouvelle méthode de règlement des conflits à l’américaine, et plus les candidats avaient du mal à cacher leur effroi, bien que nul n’osât interrompre la fort-en-thème. Une fois consommée sa brève allocution, celle-ci arbora un sourire (que la régie nous demande de ne pas décrire davantage pour éviter le procès en diffamation), puis elle invita le candidat français – ironie délibérée de son choix ! – à se soumettre le premier à la Lumineuse Idée Que Voici.

Le Français piqua un fard ; quelques autres, sous cape, piquèrent un rire moqueur.

Et enfin put commencer le jeu du « ni oui ni non » suggéré par les États-Unis (c’est Gorgi qui souligne) d’Amérique, jeu de dupes en l’occurrence tourné tout à l’avantage de la Big Mac Connection. Paralysés par leur dépendance envers la puissance économique des inventeurs du travail à la chaîne, les candidats ne surent comment contrevenir à la suggestion de la Gorgonzola, en vérité un ordre à peine déguisé de s’écraser gentiment et de mettre au rancart leurs unionistes velléités.

Pendant qu’un silence orageux, empli de pression atmosphérique, un silence vraiment tendu quoi, présidait à la réflexion que chaque candidat menait afin de déterminer, en son for intérieur, ce qu’il était prêt à céder à l’ogre américain en échange de certaines faveurs collatérales, les votes par SMS de millions de téléspectateurs affluaient sur le standard de la production, millions de vampires au teint spectral s’abreuvant d’ondes électrostatiques, exposés à des flashs de clarté blafarde traversant un réel dérisoire où les allocations de chômage n’allaient plus suffire à payer sa dose de téléréalité quotidienne.

Gorgonzola Rice, comme à son habitude, avait bien fait les choses. Elle avait préparé, sur fiches plastifiées, des séries de questions vicieuses capables de désarçonner le plus vigilant des joueurs. Faire dire « OUI » au Français ne prit qu’une minute. L’Allemand s’avéra plus coriace. Il épuisa les questions de deux fiches avant de lâcher un « NON » qui lui fit taper son front du plat de la main dès qu’il réalisa sa bourde, se rasseyant la queue entre les jambes – et un peu à l’étroit pour tout dire. Se débinèrent ensuite les candidats estoniens, portugais, irlandais, suédois… Oups, t’as dit oui ! Oups t’as dit non ! D’aucuns, pour atermoyer la défaite, se verrouillaient dans un mutisme opportuniste… Attendez, celui-là semble tenir le coup ?! Ah, zut, il vient de dire non ! Notez qu’il a bien essayé de le ravaler au dernier moment, mais c’était trop tard ! Eh, quoi ? Voilà qu’il fait un foin parce qu’il refuse d’admettre qu’il a perdu ?! Les murs de cette salle ont des oreilles qui enregistrent le moindre murmure et les bandes pourront attester que le mot non lui a bel et bien glissé entre les lèvres ! C’est le candidat italien, qui s’en étonne ! ? On n’a rien contre lui, mais il faut dire que son manque d’éducation pose des problèmes dont on se passerait volontiers ! Voyez comme il piaffe ! Ses voisins de table essaient de le calmer, Gorgonzola agite le spectre de la sanction économique que les ZétaZunis pourraient lui infliger s’il ne se reprend pas, mais l’Italien, imbu de sa propre puissance financière, est indifférent à tous les rappels à l’ordre, et lorsque Gorgonzola Rice se permet d’insister en élevant la voix avec l’autorité balai-dans-le-QI de l’instit célibataire, l’Italien dégaine le revolver sans lequel il ne se déplace jamais. Il le dégaine et loge trois pruneaux dans la tête cathodique de Gorgonzola Rice. L’écran fume aux points d’impact des balles qui l’ont profané. Le candidat chypriote, voulant démontrer ce qu’il en coûte de manquer de galanterie à l’égard d’une femme qui est incidemment la meilleure amie du Président américain, donne instruction à ses gardes de faire la leçon au candidat italien. Le temps que les gardes s’exécutent, ils sont exécutés par les gardes de l’Italien, des as de la gâchette qui ont l’habitude, avec un tel patron, de mettre la main à la pâte. Ces attentats à la pudeur s’avèrent sanglants ; les carcasses percées des agents chypriotes révulsent leurs voisins immédiats. Le Lituanien veut faire une remontrance et se mange à son tour un massif pruneau d’argent. Il en perd son lituanien et quelques dents avant d’étaler au sol ses deux mètres. Ses gardes n’aspirent plus qu’à le venger. Le Français, abasourdi par la tournure que prennent les événements, essaie, au moins par égard pour l’exception culturelle dont il est le malheureux obligé, d’apaiser les esprits en récitant de mémoire des vers de Baudelaire, mais sa bonne volonté n’obtenant aucun résultat observable, il se laisse réinvestir ipso facto par sa nature première de bagarreur et ordonne à ses cerbères de déployer la maniabilité des joujoux de fabrication allemande dont il les a équipés. Sur les candidats slovène, estonien et portugais, ces jouets germaniques font un carton. L’Allemand, notant la marque des armes utilisées par le pool rival, est flatté de voir que les produits du terroir sont prisés même par ses meilleurs ennemis. Ce relâchement temporaire de sa vigilance, trompée par l’ego, lui vaut de se faire serrer par les gardes du Français, mais pas que ! D’autres candidats nourrissaient visiblement de fort pieuses intentions à son égard et profitent de l’occasion pour les exprimer. Ainsi en va-t-il de ce candidat polonais qui bondit sur la table tel un beau diable pour se ruer sur l’Allemand et dégainer ses revolvers chromés en hurlant « À l’Attaaaaac ! »

Cerné, l’Allemand rejette la tête en arrière et, tandis que la virtuelle Gorgonzola Rice est passoirisée par les balles perdues d’une Europe en plein dérapage incontrôlé et que la vraie Gorgi et son pote se gaussent, dans l’Ovale Bureau, des perturbations causées aux rouages européens par leur intervention incongrue, il pousse, ce digne Allemand, un terrible cri de souffrance historique, juste comme il succombe aux feux croisés de huit calibres chargés de quatorze balles chacun – do the math, butchers!

Sentant qu’on s’enfonce cette nuit dans une impasse sans retour possible, l’aubergiste obéit à sa fibre d’amuseur et s’efforce, malgré la perdition, d’offrir à son public une fin digne de ses attentes ; il déclenche la lecture, amplifiée dans les haut-parleurs, de certains extraits de la Constitution. Sur un fond musical fourni par L’Ode à la Joie de Ludwig van B., et ponctuée par les détonations des armes à feu, une voix robotisée égrène les « valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie… d’une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, promettant la cohésion économique, territoriale et sociale… et la solidarité entre les États membres… »

Devant des millions de paires d’yeux injectés de sang et de curiosité morbide, les corps diplomatiques jonchent la moquette moelleuse de la salle, les chargeurs se vident et les caméras immortalisent ce bouquet final où l’Union fait la farce, une fois de plus – ainsi la caméra fixée au plafond enregistre-t-elle une inoubliable vue plongeante de la grande table ronde, où les chandelles électriques, disposées à intervalles réguliers sur tout le périmètre, forment une couronne d’épines lumineuses rouges qui s’embrasent brusquement dans une chaîne d’explosions, tandis qu’autour de la table, maintenant aussi illuminée qu’un sapin de Noël, les candidats, élevés dans les principes de la chrétienté, continuent aveuglément à se livrer une guerre des étoiles d’un genre nouveau.

« La citoyenneté de l’Union s’ajoute à la citoyenneté nationale et ne la remplace pas… »

 

«… Concluons de ce qui précède que ce n’est pas dans les institutions qu’il faut chercher le moyen d’agir profondément sur l’âme des foules ; quand nous voyons certains pays, comme les États-Unis, arriver à un haut degré de prospérité avec des institutions démocratiques, alors que nous en voyons d’autres, tels que les républiques hispano-américaines, vivre dans la plus triste anarchie, malgré des institutions absolument semblables, disons-nous bien que ces institutions sont aussi étrangères à la grandeur des uns qu’à la décadence des autres. Les peuples sont gouvernés par leur caractère, et toutes les institutions qui ne sont pas intimement moulées sur ce caractère ne représentent qu’un vêtement d’emprunt, un déguisement transitoire. C’est donc une tâche très puérile, un inutile exercice de rhéteur ignorant que de perdre son temps à fabriquer de toutes pièces des constitutions[1]. »

[1] Gustave Le Bon, Psychologie des foules.

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