King’s Cross, Inferno, Canto III

Jean-Pierre Orban,

Du flot d’images qui nous sont parvenues, comme de dessous les décombres de la ville, chaotiques, troublées, déchirées par leur propre violence, une, une seule, à mon corps défendant, occupe mon esprit et le traverserait en boucle si elle n’était statique, figée, dirait-on, pour toujours : celle du cortège des corps prise par un amateur, passager lui-même de la rame de métro qui explosa à quelques centaines de mètres de la station de King’s Cross, le 7 juillet dernier. Dernier : j’ai du mal à écrire ce mot. Comme s’il s’agissait d’une sentence de mort à l’encontre d’Aboubakar Kâne.

Une cohorte. Funèbre. Surprise par une lumière verte qui l’aurait plongée dans l’irréel. Telle une toile, passée par un filtre livide, du symbolisme. Ou un plan arrêté d’un film d’anticipation. Une séquence fantastique. Le clip de Thriller de Michael Jackson. Zombies. Revenants. Morgue. Tous ces mots et scènes me viennent en tête. Je songe aussi, en un deuxième temps, celui des secours, aux corps tordus, noueux, tragiques de Francis Bacon. Mais c’est à Dante, bien sûr, que je pense surtout, moi qui lui suis lié par une lecture compulsive de son œuvre, suivant une dette, dont jamais je ne m’acquitterai ni me libérerai, à l’égard d’Elena Brescia, ma mère, Élenamamère, qui m’initia à sa lecture mais je devrais dire, à travers lui, à la lecture, et écrivit une ébauche d’adaptation cinématographique de la Divine Comédie avant de sombrer dans la folie, comme pour rejoindre, sans jamais y parvenir, ce royaume étrange où toute espérance est laissée à l’entrée…

Un défilé d’ombres au fond d’un Achéron asséché : Quivi sospiri, pianti e alti guai risonavan per l’aere sanza stelle… Là des soupirs, des plaintes et de profonds gémissements résonnaient dans l’air sans étoiles… (L’Enfer, chant III). Des morts-vivants glissant sur une terre damée par le passage incessant de trains fous et creusée en une forme cylindrique qui donna son nom de tube au métro londonien. Marchant à travers le brouillard et la poussière, dans une chaleur de près de 60 °C. Mais utilisons plutôt l’échelle locale : 140° Fahrenheit. Et tant qu’on en est aux chiffres, je vous donne le numéro de la voiture où s’est produite la déflagration : 341A. Et l’heure du sinistre : 8 h 50 BST. British Summer Time. Cela sonne comme une mélodie des Beatles : As we live a life of ease, Everyone of us has ail we need, Sky of blue and sea of green. In our yellow submarine… Ce ne l’est pas tout à fait. Les temps ont changé. Le sens des couleurs aussi. On est passé du boom au blast. De l’expansion à l’explosion. Pas tout à fait la même chose. De l’innocence insouciante à l’angoisse des questions. Sans doute, pour un temps, sans réponse. En tout cas celle-ci, lancinante comme une douleur aiguë, que je me pose depuis cet instant où l’écho de l’attentat m’a atteint tandis que j’étais posté, curieusement en attente de quelque chose, à l’angle de la British Library, au coin d’Euston Road et de Midland Road, soit à cent mètres de la bouche de métro de King’s Cross : Aboubakar Kâne était-il dans cette rame ou parmi ces fantômes, lui qui était un homme de l’ombre ? Un underground man par excellence.

*

Sud de la Mauritanie. Thilia. Village blotti au creux d’un cirque de dunes et de monts rocailleux. À 3 km du fleuve Sénégal. Pourtant, ce n’est pas par le fleuve qu’on le quitte en général. Par la route. 45 km de piste, puis les routes goudronnées jusqu’à Bogué, au nord-ouest, ou Kaédi, au sud-est.

Cette piste, Aboubakar Kâne savait qu’il l’emprunterait un jour. Depuis la fin des années quatre-vingt : il était enfant et il s’était dit qu’adulte, il ne serait plus là pour revoir les villages brûlés, le bétail volé par des hordes devenues folles de Maures-blancs, les meurtres des Peuls et Toucouleurs de la région, en mots plus savants les purges ethniques. Depuis qu’il s’était promis de ne pas passer le reste de ses jours avec les survivants, à gratter la terre pour en faire surgir du mil et du sorgho de plus en plus hypothétiques. Enfin, depuis que son vieux maître, Amadou N’Dour, lui avait appris (Répète après moi, Abou, en français s’il te plaît, en français…) que sa date d’anniversaire était aussi celle de la fête nationale de la France, ancienne métropole de la colonie qu’avait été jadis la Mauritanie (Répète après moi, Abou, Paris, Bastille… Les yeux du Vieux pétillaient… Métropole… Égalité, Fraternité, Liberté… Le regard de N’Dour s’échappait…). C’était certain, un jour, il prendrait lui aussi la Bastille, au cœur de Paris, aidé des rudiments de français donnés par son ancien instituteur et fort de l’accueil de cousins lointains déjà installés dans la banlieue parisienne, à Romainville, pas très loin, semblait-il, de la forteresse (Une sorte de ksar, Abou…) de la Bastille dont il ignorait qu’elle avait été rasée un an après la Révolution pour ne plus laisser qu’une place vide…

Le 14 juillet 1999, jour de son vingtième anniversaire, le destin lui fit signe sous les traits d’un taxi-brousse qui débarqua au village une génératrice envoyée par une association caritative, ESF, Électricité Sans Frontières, soutenue par EDF, Électricité de France. Il en était persuadé : les liens ne pouvaient avoir entièrement été rompus entre la métropole et l’ancienne colonie. La preuve, ce courant offert comme une main tendue. Il sauta dans le taxi-brousse à la place de la génératrice et promit au chauffeur de lui payer la course après quelques jours de travail à son lieu de départ. Celui-ci étant Nouakchott, c’est à la capitale qu’il trouva son premier emploi de salarié. Aux conserveries de poisson. Il y passa non pas quelques jours mais dix-huit mois, durant lesquels il fit l’assaut, non de la Bastille, mais de l’Ambassade de France, où on lui expliqua à longueur d’entretiens qu’il n’avait aucune chance d’obtenir un visa pour la Métropole, puisqu’il persistait à appeler la France ainsi (Répète après moi, Abou, en français…).

Heureusement, le destin prit une nouvelle fois la forme d’un moyen de transport : une chaloupe à moteur qu’un passeur lui montra un soir sur la plage. Avec elle, il l’emmènerait au large jusqu’à un navire sénégalais sous-traitant d’une société de pêche française qui, en vertu d’un accord avec l’Union européenne, œuvrait dans les eaux territoriales mauritaniennes. Le passeur était de mèche avec le commandant du navire.

Quelques nuits plus tard, Aboubakar Kâne se rendit au lieu de départ avec, en mains, la solde de son dernier mois. Il n’était plus seul : quinze hommes étaient là qui attendaient devant deux chaloupes.

La première, à moteur, tirant la deuxième, qui en était dépourvue, ils fendirent les flots dans un silence qu’accentuait par contraste la pétarade d’un 50 CV souffreteux, vers un navire ancré au large, sombre et massif comme un bastion marin, peut-être le premier de ces ksars dont avait parlé N’Dour et dont devait s’emparer Kâne. Le passeur coupa le moteur et ils attendirent le signal du paquebot. Une heure ou deux, Abou ne savait plus, sur une mer aussi noire que la nuit. Puis le passeur leur dit de se rassembler sur une seule chaloupe, tandis qu’il irait aux nouvelles. Dans un brouhaha sourd, ils se blottirent à quinze dans le giron du canot non motorisé. Le passeur tira le câble de démarrage de l’autre et s’éloigna. Il ne revint pas.

Neuf jours sur la barque. Ils tombèrent comme des mouches, les uns après les autres, jusqu’à ce qu’une lame les renverse. Il en resta deux à bord, Aboubakar Kâne et un cadavre dont les mains s’étaient accrochées à un banc et ne s’en détachaient plus.

Abou, Ulysse naufragé, dérivant sur la mare nostrum de notre nouveau monde, entre Amérique, Afrique et Europe. Pas de Charybde ni Scylla, rien que des paquebots qui ne te voient pas, toi et ton compagnon qui pourrit lentement, pas de sirènes, rien qu’Allah là-haut, qui a d’autres chats à fouetter… J’écris ceci comme une lettre que tu ne recevras sans doute jamais…

Neuf jours puis Allah finit par réagir : un navire de fret sud-africain faisant la route Durban-Liverpool aperçut la barque d’Abou. La France n’était plus au bout de sa route, mais, de toute façon, il n’y avait plus ni terre, ni eau, ni frontières, rien que le monde qui se dérobait sous ses pieds. Et un corps qui ne craignait qu’une chose : lâcher.

On l’admit, par souci humanitaire, dans un hôpital de Liverpool, dont il sortit avec un bout d’estomac en moins, quelques années de plus dans les traits du visage et une convocation au bureau de l’immigration, Reliance House, Water Street. Il ne trouva jamais Water Street, déambula dans la ville et se retrouva sans trop savoir comment à suivre un autre Africain qui descendait à Londres et lui offrit de le loger, provisoirement au moins, dans la piaule qu’il occupait avec d’autres à Clapham dans le sud de la capitale. Clapham Common, Northern Line, Southbound : c’est ce qu’il écrivit sur un bout de papier la première fois qu’il prit le métro, pour pouvoir le reprendre plus tard dans le bon sens.

*

À vrai dire, je n’étais pas « posté » le 7 juillet au coin de l’Euston Road et de la Midland Road. Je traînais davantage que les autres jours devant le cappuccino que j’ingurgitais chaque matin au Chapter, le café extérieur de la British Library, avant de m’engouffrer dans la bibliothèque.

Depuis des années, je poursuivais les traces effacées, imprécises d’un personnage du nom de Frank Pocock, n’ayant survécu que par une inscription funéraire dans une église du Kent et quelques paragraphes disséminés dans un livre célèbre, Through The Dark Continent, de Henry Morton Stanley.

Francis John Pocock, fils de Henry, pêcheur à Upnor, sur la rivière Medway pas loin de l’embouchure de la Tamise, et d’Ann Pocock. Marin lui-même, bon connaisseur en embarcations, Frank fut engagé avec son frère Edward pour la deuxième expédition de Stanley en Afrique et devint ainsi un des quatre Européens, avec un certain Frederick Barker, commis d’hôtel, et l’explorateur lui-même, à poser le pied à Bagamoyo sur la côte en face de Zanzibar, le 12 novembre 1874 et à s’engager vers l’ouest pour un périple qui aura duré 999 jours au total.

Edward Pocock mourut le premier, le 17 janvier 1875, Barker le 23 avril de la même année. Stanley et Frank Pocock furent donc les deux seuls Blancs à descendre le fleuve Lualaba-Congo et à mettre ainsi fin à une énigme aussi vieille que Ptolémée et dont la dernière variante avait pourri la fin de la vie de Livingstone : où le Nil prenait-il sa source, et le Lualaba pouvait-il être l’origine de ce dieu des fleuves qui se jette dans la Méditerranée ?

Mais la question qui, elle, mal résolue, me concernait, était celle-ci : pourquoi avoir choisi d’étudier Pocock plutôt que Stanley ?

Mon père vivait en Afrique. Ou plutôt, y avait vécu. Français impliqué dans la guerre d’Algérie au côté du FLN, il était ensuite « descendu », comme en une glissade irrésistible, au Congo, en tant que conseiller de Patrice Lumumba, peu avant 1960, pour soutenir la lutte d’indépendance. Tiers-mondiste. Le mot ne connaissait pas encore la vague qu’il connut plus tard, mais le mouvement était bien réel. Toutefois, mon père aurait mieux fait de dire : néomondiste. Avec d’autres, un avocat belge qui avait défendu le leader africain lors de son procès pour vol à la poste de Stanleyville, et une nébuleuse d’activistes, révolutionnaires ou aventuriers, les uns aussi connus que les autres étaient anonymes, les uns aux motifs aussi troubles que ceux des autres étaient irréalistes, il rêvait de créer autour de Lumumba une république multiraciale, libre, où auraient été jetées les bases d’une nouvelle société, selon une pensée qui mêlait, dans une confusion joyeuse et naïve, humanisme chrétien et stratégie marxiste. Sur une terre qu’il imaginait vierge de préjugés et libérée des errements de l’Occident, une sorte d’Utopia où se serait levée une aube inédite pour l’humanité.

Lumumba disparut, on le sait, au Katanga. Et mon père dans le Maniema, perdu dans le maquis aux côtés des rebelles qui, certains après un détour en Égypte, en URSS ou en Chine, étaient revenus poursuivre la lutte finale vers une indépendance authentique et, pensait mon père, l’achèvement d’une utopie partagée. Un maquis où s’égara Guevara et prospéra le futur président Kabila.

Le Maniema : région où se situe Vinya-Njara… C’est là que deux jours après la Noël 1876, fêtée autour d’un méchoui offert par le chef des accompagnateurs arabisés Tippu Tip (de son vrai nom Hamed bin Mohammed),

Stanley, Pocock et 145 Africains se lancèrent à bord d’une armada de pirogues conduite par le « navire amiral », le Lady Alice, vers l’Océan.

Est-ce pour cette coïncidence, ce chassé-croisé de destins, ou pour comprendre ce qui avait poussé des hommes comme Pocock, pêcheur fruste qui n’avait sans doute jamais été plus loin qu’à quelques miles, marins ou non, de Upnor sur la Medway, à quitter tout, non pour un travail, non pour l’argent, pas même pour une gloire incertaine, plus sûrement pour la mort au bout, ou mon père qui avait préféré rejoindre la lutte clandestine d’abord dans le nord puis l’est du Congo, plutôt que ma mère en Europe. Ils s’étaient rencontrés à Léopoldville après le meurtre de Lumumba. Elle était assistante sur le tournage d’un reportage de la BBC. Il la guida dans les rues de la capitale et les méandres de la politique congolaise. Je naquis de cette union aussi brève que fiévreuse sur fond de luttes confuses.

« Avant que l’on ne prenne définitivement le départ », dit Frank Pocock à Stanley sur la rive du fleuve, « croyez-vous vraiment, au plus profond de vous-même, que nous allons réussir ? Je vous demande cela parce qu’il y a tant de chances contre nous… Non pas que je pense, un seul instant, que nous devrions rentrer, maintenant que nous sommes allés si loin, mais… »

« Croire ? », interrompt Stanley. « Oui, je crois que nous allons tous émerger à nouveau à la lumière plus loin. J’aime la vie autant que toi, autant que tout autre homme, mais je suis prêt à la risquer, tout entière, pour réussir. Regarde, Frank, cette carte du cœur de l’Afrique, telle que les Européens la connaissent. Elle est blanche, parfaitement blanche. Jamais une feuille vierge n’a exercé une telle fascination sur moi. Dans mon esprit, je l’ai déjà remplie d’images de villes, de villages, de rivières et d’hommes, et je brûle de savoir si ma vision correspond à la réalité. Croire, Frank ? Imaginer, Frank… »

Une feuille blanche. J’étais tous les jours à la Bibliothèque pour remplir cette feuille blanche où se dessinaient les pas de Frank Pocock, anonyme qui n’avait eu le temps et n’aurait pas eu, s’il avait survécu, la place pour justifier, comme Stanley, ses actes, pour mettre des mots sur les choses. Pour reconstituer sa marche hésitante, erratique, vers un monde improbable. Et à mesure que je construisais ce monde, que je remplissais la carte de détails de plus en plus précis, à mesure que la réalité se faisait de plus en plus palpable, que le sol devenait ferme, les raisons de l’homme qui l’avait parcouru m’échappaient de plus en plus. Sa raison fuyait.

*

Quand ma mère a cessé de recevoir des nouvelles du maquis, a commencé sa fuite en avant. Elle est partie à la recherche de mon père. D’abord dans les circuits diplomatiques de la Belgique, de la France et du Congo. Ensuite sur place. Apprenant que Gualtiero Jacopetti et Franco Prosperi, cinéastes italiens célèbres pour les films chocs Mondo Cane 1 et 2 qui avaient fait le tour du monde pour leurs scènes de cruauté et la technique de documentaire fabriqué selon un scénario pré-écrit, allaient tourner une sorte de Mondo Cane 3 entièrement consacré cette fois à l’Afrique, et notamment à la guerre civile du Congo, elle prit contact avec eux et, arguant de son expérience d’assistante-réalisatrice à la télévision britannique, de son séjour passé à Léopoldville et de son italianité, même de seconde génération à Londres, réussit à se faire engager sur le tournage de ce qui allait devenir Africa Addio. Pour retrouver, si elle le pouvait, cet amant égaré. Et comprendre. La guerre. Et la barbarie.

Elle assista à des meurtres, certains programmés, à des massacres interethniques, à des dépeçages d’animaux mis sur le même plan que des sévices humains, elle vit des cadavres joncher le bord des routes ou remplir des camions entiers, et elle eut l’impression, non pas d’avoir découvert mon père, mais d’avoir vu tous les éléments de la mise en scène de sa mort. Elle ne douta plus qu’il avait été massacré, selon un de ces rituels sauvages que montraient Jacopetti et Prosperi, par ces hommes pour lesquels il se battait ou par les mercenaires blancs envoyés pour écraser la rébellion.

Elle revint à Londres et, de crise en crise, de transfert d’urgence à l’hôpital en séjour prolongé en clinique, glissa de plus en plus dans la démence. J’ai été élevé autant dans les hôpitaux qu’à la maison familiale d’Hammersmith, où il n’y avait personne que ma grand-mère. Et Dante. Enfin, son livre. Et plus précisément la première Cantica. Dans une de ses crises, ma mère avait brûlé tous les ouvrages de sa bibliothèque, sauf un seul, qui brûlait par lui-même : L’Enfer.

Dans un de ses moments de lucidité, en souvenir de mon père, Élenamamère me fit inscrire au Lycée français de South Kensington. Je vivais entre deux mondes, celui des morts et celui des vivants, et trois langues, le français, l’italien et l’anglais. Et comme pour maintenir ensemble ces deux mondes et ces trois langues, je lis, depuis, tous les jours Le Monde, The Independent et La Repubblica. La presse est le lieu où se mêlent au mieux vivants et morts. En un renouvellement permanent.

Un jour de septembre 2001, peu après le 11 septembre, j’étais assis dans une rame de la Metropolitan Line, entre Green Park et Bond Street, quand je sentis un regard percer Le Monde que j’avais déployé devant mes yeux. Ce regard ne devait pas être celui d’un Britannique. On ne lit pas, en tout cas de jour, le journal d’un autre passager. Et cette attention aiguë au quotidien devait être celle de quelqu’un qui connaissait le français. J’abaissai mon journal et je vis un homme qui semblait continuer à lire sur mon visage.

Après quelques engagements sur des chantiers, Aboubakar Kâne était peu à peu descendu dans le vide. C’était étrange. Plus il travaillait, plus il lui manquait le peu qu’il lui fallait pour atteindre le minimum vital : payer sa part de loyer, ses vêtements, sa nourriture. Son viatique quotidien. Un peu comme dans le paradoxe d’Achille et la tortue : de moitié de salaire en moitié de salaire, il régressait.

Ses compagnons de piaule, ses fiat mates, « copains » d’appartement, finirent par le jeter dehors. Kane se retrouva à la rue et, pour être plus exact, dans le seul monde qu’il avait fini par maîtriser, à force de se déplacer de petit boulot en petit boulot et de demande d’emploi en demande d’emploi. Le métro. Dans sa poche, il avait toujours le plan aux lignes droites et colorées, irréelles, dessiné par Harry Beck. Un monde coloré, utopique qui remplaçait celui, réel, en surface. Le matin, Kâne ramassait des « travelcards » qui traînaient par terre dans les stations et plongeait dans les entrailles de la ville. Il tournait en rond sur la Circle Line, traversait la métropole d’est en ouest et retour, sur la Piccadilly ou la District Line, du nord au sud sur la Bakerloo ou la Victoria.

Quand le métro s’arrêtait pour la nuit (j’ai écrit une fois à la direction des Transports londoniens pour que l’on arrête cette absurdité d’interrompre la circulation des rames la nuit dans une ville de cette dimension : comme si le sang cessait de courir dans le corps quand on va au lit), il se couchait devant une bouche. Une bouche ! En attendant qu’elle s’ouvre et que la terre et le béton l’avalent à nouveau.

Ce jour qui suivait le 11 septembre, je lui ai parlé et lui ai laissé mon journal en descendant du métro. Nous nous sommes revus au hasard de mes déplacements dans la ville et du croisement de nos routes. Sa présence dans le métro a fini par me devenir familière. Rassurante. Comme un talisman. Ou la statuette de Saint Georges, protecteur des voyageurs, que ma grand-mère emportait les rares fois où elle s’éloignait de Londres.

Quand je ne le voyais plus pendant plusieurs jours, je m’inquiétais. J’ai fini par le rechercher dans la ville, en empruntant ces lignes qu’il suivait lui-même. À chaque fois, j’étais heureux de le revoir. Nous étions de plus en plus semblables, moi qui me perdais dans les travées de la bibliothèque, lui dans les sillons souterrains de Londres. Et la différence d’âge s’estompait. Il vieillissait à vue d’œil. Comme si la vélocité du métro provoquait la dégénérescence de ses cellules. Une modification einsteinienne. SDF, il l’était au sens matériel du terme : il était toujours en mouvement. Ce n’était plus une errance, c’était une errance moderne, au carré, à la vitesse des rames.

*

Stanley et Pocock mirent cinq mois pour arriver aux portes de l’Atlantique. Le 3 juin 1877, à hauteur des cataractes qui se succèdent au sud de l’actuelle

Kinshasa, Stanley suivit, sur la rive, le chemin de terre avec le gros de l’expédition. Pocock, blessé au pied, choisit de descendre le fleuve. Il s’engouffra dans le tourbillon des chutes et s’y noya. On vit son corps deux fois flotter sur les flots. Puis il fut emporté. Peut-être atteignit-il tout de même, mort, l’Océan.

Il ne resta plus qu’un seul Blanc pour raconter la traversée de l’Afrique. Je songeais à cela, à ce statut de double victime de Pocock, dans l’action et dans le silence forcé qui la suivit, le bâillonnement imposé par la mort, et la souveraineté du dernier témoin quand, au Chapter, je vis de loin les premiers signes d’agitation autour de la station de King’s Cross.

Les trois attentats eurent lieu en l’espace d’une minute, le premier sur la Circle Line entre Aldgate et Liverpool Street, le deuxième sur la Piccadilly presque sous mes pieds, le troisième à nouveau sur la Circle Line, cette fois entre Edgware Road et Paddington. T rois coups respectivement au nord, à l’est, à l’ouest et pour achever la croix ou le tour des points cardinaux, mais suivant un ellipsoïde dont le centre aurait été la British Library, une heure plus tard, un bus vola en éclat Woburn Place, au sud de King’s Cross.

Pourquoi ai-je aussitôt pensé que Aboubakar Kâne était parmi les victimes ? Parce que, hormis pour le bus, durant la première minute fatidique, c’était les entrailles de la métropole (La métropole, Abou, répète après moi…) qui avaient éclaté. Et Aboubakar faisait partie de ces entrailles.

Je me suis précipité vers la station de métro et j’ai scruté la foule qui remontait de dessous la terre. Dans les heures qui ont suivi, je m’approchais de tous les blessés et essayais de reconnaître Kâne derrière les bandages et les masques qui cachaient les visages des brûlés. Comme dans une comédie sinistre qui aurait atteint le comble de l’incongru.

Les lendemain et surlendemain, j’ai appliqué, comme les familles des disparus, des avis de recherche sur les portes et les grilles : Aboubakar Kâne, Black-African, 26 years old, Looking 45. Comment le décrire plus concrètement ? Je n’avais à ma disposition que des qualificatifs abstraits : errant, immigré, clandestin… Et de photos, point.

J’ai fait le tour de la ville sur toutes les lignes encore ouvertes. Parfois, je croyais apercevoir sa silhouette sur un quai ou, à travers les vitres sales, dans une autre voiture. Au premier arrêt, je courais vers cette apparition fugace. En vain. Puis je repartais, dans un sens et puis l’autre.

J’ai tourné ainsi des jours et des jours. Puis j’ai perdu espoir. Sans jamais savoir si Kâne avait réellement été une victime non retrouvée des attentats, comme la police m’a affirmé que cela était arrivé lors d’autres attentats, ou en avait profité, fantôme déjà de son vivant, pour se désintégrer…

*

L’enquête a vite progressé. Le poseur de la bombe qui se fit exploser dans la rame entre King’s Cross et Russell Square s’appelait Jermaine Lindsay. Un nom bien anglais. Mais pas de Grande-Bretagne. De Jamaïque. Son père Nigel y vit toujours. Sa mère a émigré vers l’Angleterre quand Jermaine avait cinq ans. À quinze ans, il se convertit à l’Islam, en même temps que sa mère, et prit le nom d’Abdullah Shaheed Jamal.

Interrogé par Radio Jamaica, Nigel Lindsay a dit que rien ne laissait prévoir le comportement de son fils. Il l’a décrit comme calme et sage. Les voisins de Jermaine-Abdullah à Aylesbury au nord de Londres, ont confirmé que c’était un bon garçon.

Il avait dix-neuf ans et était marié. Sa femme, Samantha Lewthwaite, s’est elle aussi convertie à l’Islam sous le prénom de Sherafiyah. Ils avaient un garçon de quinze mois, Abdullah Shaheed Ibn-Jamal. Au moment des attentats, elle attendait un deuxième enfant. Il doit être né maintenant.

*

Hier, je suis allé voir Élenamamère à Swiss Cottage. Un nom absurde. Freud a habité pas loin de là. Ma mère y vit dans une clinique que j’appelle de longue détention. Dans le jardin à l’arrière, sous les arbres dénudés par l’hiver, nous nous sommes promenés, comme toujours. Bras dessus, bras dessous. Sans parler. Ma mère porte désormais en silence la folie du monde.

Elle est née à Londres en 1933. Ses parents avaient émigré d’Italie dix ans plus tôt pour fuir le fascisme mais surtout pour des raisons économiques. Ils trouvèrent tous deux du travail dans un restaurant italien de Clerkenwell, dans l’est de la capitale. L’une aux cuisines, l’autre en salle.

Le 10 juin 1940, l’Italie entra en guerre. Le lendemain, suivant l’ordre de Churchill qui s’écria « Collar the lot ! », « Attrapez-les tous ! », la police britannique procéda à des vagues massives d’arrestations d’Italiens, uniquement mâles. Beaucoup furent internés sur l’île de Man ou dans les Orcades en attendant d’être déportés vers le Canada ou l’Australie, comme les anciens convicts, délinquants britanniques envoyés peupler les antipodes.

Le 2 juillet 1940, un navire de croisière de la Blue Star Line, réquisitionné par le gouvernement britannique, transportait 734 prisonniers d’origine italienne destinés à être relégués au Canada. Un sous-marin allemand, l’U-47, croisa sa route et torpilla l’Arandora Star. 486 Italiens périrent. Tués par ceux qui étaient officiellement leurs alliés.

Tout comme, sans doute, Aboubakar Kâne, musulman d’Afrique, par le descendant, musulman lui-même, des esclaves noirs déplacés d’Afrique pour travailler dans les plantations des Antilles. Tout comme mon père dans le Maniema, victime d’une lutte qui n’était pas la sienne. Tous en des terres étrangères où ils avaient cru trouver quoi ? Eux-mêmes ?

Mon grand-père comptait parmi les victimes de l’Arandora Star.

*

J’ai à nouveau songé au statut de dernier témoin. Au rôle de survivant. Élenamamère s’est tue. Il me reste les mots. Non comme des planches de salut. Comme des fragments d’épave.

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