Le cache-poussière

Jean Jauniaux,

Dans une nuit sombre et mouillée, un de ces vieux hommes qui ont l’air d’une ruine ambulante et d’un paquet de guenilles vivantes s’est étendu au pied d’un mur décrépit. Il lève ses yeux reconnaissants vers le ciel sans étoiles, et s’écrie : « Je vous bénis, mon Dieu, qui m’avez donné ce mur pour m’abriter et cette natte pour me couvrir ! » Comme tous les déshérités harcelés par la douleur, ce brave homme n’est pas difficile, et il fait volontiers crédit du reste au Tout-Puissant.

Curiosités esthétiques, Charles B.

Dans la périphérie des grandes villes, le long des voies de chemin de fer, les voyageurs dont le visage s’appuie à la vitre du wagon, voient défiler des cabanes éparpillées en de minuscules jardins plantés de légumes, d’herbes aromatiques ou de fleurs.

Aux heures matinales de l’été, ces voyageurs encore endormis se disent sans doute qu’il doit être agréable de se distraire du labeur quotidien en labourant quelques mètres carrés de terre pour y faire pousser ce qui agrémentera un saladier ou un vase, le moment venu. Il leur arrive même de penser que ce sont eux qui se trouvent du mauvais côté de la vitre, eux que le convoi ferroviaire emmène dans l’usine ou le bureau, où ils tueront le temps à côté du collègue grincheux et râleront comme lui de la longueur des semaines.

En hiver, l’obscurité dissimule à leurs regards les cabanes qui ornent chacun des lopins de terre. Ils ne voient plus alors ces architectures éphémères et fragiles, érigées en dépit des lois les plus élémentaires de l’architecture et de l’esthétique. Dans le catalogue de ces édifices figurent ceux que l’on a détournés de leur fonction première : les caravanes, rongées d’humidité, dont la couleur blanche se transforme au fil des saisons en vert-de-gris moisi. D’autres, les plus sinistres, ont été fabriqués à la chaîne, sur le plan en réduction d’un chalet de montagne. Aux petites fenêtres à croisillons sont accrochés des rideaux en vichy rouge ou vert.

À la belle saison, les propriétaires s’y installent le dimanche vers onze heures du matin. Avec soin, ils coupent à ras le gazon et y disposent dès que midi sonne aux clochers des églises et dans les postes transistors, des fauteuils relax en plastique vert foncé. Mari et femme, dans la cinquantaine grasse et lourde des ans partagés ouvrent la bouteille de Martini, se servent de hauts verres, trinquent en faisant tinter le cristal et avalent le breuvage, les yeux fermés du contentement de l’ivresse à venir.

D’autres cabanes, érigées de bric et de broc, se dressent en périphérie des lotissements, exilées dans l’exil. Elles sont fabriquées de tout ce qui se trouve dans les décharges.

Comme la mienne.

*

Il m’arrive, en été surtout, lorsque le train s’immobilise sur le terre-plein et que je lève les yeux vers les fenêtres éclairées comme des flaques de lumière qui transpercent la buée des vitres, d’essayer de distinguer le visage de celui ou celle qui se penche à ce moment-là où je me redresse de mon labeur, dos cassé.

J’imagine ce voyageur qui appuie le front contre la vitre, passe la paume de sa main pour dégager un écran transparent dans la buée, et, entre les gouttes d’eau qui dégoulinent, me regarde, faux paysan au dos brisé qui se relève de son dérisoire arpent de terre noire.

J’imagine ce voyageur, encore endormi par une mauvaise nuit encombrée d’angoisses et de soucis, se laisse aller à la rêverie écologiste que je lui inspire sans doute.

Il se dit :

« N’a-t-il pas fait le bon choix, cet homme que je vois là et qui me fait un signe de la main ? N’a-t-il pas fait le bon choix, ce matin, comme tous les autres matins où je le vois lorsque le train s’immobilise, de retourner la terre, de creuser des sillons, d’y planter les semailles qui seront autant de bonheurs, minuscules certes, mais bonheurs tout de même, une fois le temps des récoltes venues ? ».

Sans doute songera-t-il à tel ou tel épisode de son enfance, quand le dimanche, il allait promener dans les champs, s’enivrer de la bonne odeur des étés, ces étés-là qui n’existent que dans les souvenirs.

Évidemment, il ne sait pas que j’en crève de faire pousser mes deux ou trois rangées de carottes et d’oignons.

Évidemment, il croit que ma cabane est d’agrément.

Comment pourrait-il deviner que j’y ai passé la nuit et que c’est le froid et l’humidité qui m’ont sorti de l’abri des cartons et du sac de couchage pour venir remuer l’argile dans laquelle il me voit.

*

À dix heures, dix heures précises, (j’ai toujours voulu me contraindre à des horaires, persuadé que je ne quitterais pas le genre humain tant que je serais capable de me situer dans le cercle des heures), je referme la porte de la cabane, je gravis le remblai et je me dirige en longeant la voie ferrée vers la Place de l’Europe. Aberration urbanistique parmi d’autres, cette place est un rond-point. Sans charme, sans âme. Des voitures s’y affrontent dans le défi sans cesse renouvelé de supplanter la priorité de l’autre et de s’engager triomphant dans la zone prioritaire que constitue l’aire circulaire qui entoure un jardin planté de fleurs asphyxiées. »

Je me rends sur le parking du grand magasin tous les jours de la semaine. Après une demi-heure de marche. Parfois un chien aboie dans un fond de jardin et se précipite, museau contre la clôture, pour souffler sa rage à ne pas pouvoir me chasser, moi, l’intrus, de ce chemin caillouteux que je parcours.

Une fois arrivé sur le parking, je salue d’un geste de la main le gérant du magasin. Monsieur Charles est un homme doux et calme.

Il a toujours un mot bienveillant à mon adresse.

« Bonjour ! Belle journée ! », lorsque le soleil chauffe déjà l’alignement des chariots où je vais bientôt m’installer.

Ou :

« Surtout, ne vous laissez pas refroidir, aujourd’hui ! Il va pleuvoir », si les nuages assombrissent le ciel.

C’est lui qui m’a dit cette phrase que je n’oublierai jamais et pour laquelle je lui suis redevable, même aujourd’hui, du peu d’humanité qui me reste :

« Dans le fond, vous ne demandez rien. Vous ne mendiez pas. Vous ne sollicitez pas. Vous avez créé votre micro-entreprise ! C’est ainsi que les économistes appelleraient votre emploi du temps. »

Lorsqu’il m’a dit cela, j’ai d’abord cru qu’il se moquait de moi. Mais il n’en était rien. Monsieur Charles m’avait dit cette phrase sur les micro-entreprises sans ironie, sans moquerie feinte. Il parlait à un égal. Comme s’il ne voyait pas la vieille veste sale que je porte, comme s’il ne sentait pas cette odeur de pauvreté qui me colle aux basques, l’odeur âcre, mêlant sueur, urine et crasse.

Il ajouta :

« Et moi, en vous accordant gratuitement l’accès à la rangée de chariots, je fais du microcrédit ! Je vous offre bien plus que de l’argent : un outil de travail ».

Tous les jours il prend la peine de venir me saluer. Parfois, il m’apporte un gobelet de café chaud. Il suffit que j’arrive à l’heure où il fait sa pause. Alors, il sort de son bureau, un carré entouré de vitres et surélevé, d’où il peut surveiller la ligne des caisses et gérer leur encombrement. Il s’arrête à la machine à café et vient s’asseoir à côté de moi. Au début j’avais essayé de lui faire croire que j’étais serbo-croate ou roumain ou étranger tout simplement.

J’avais encore la honte à l’époque.

Il ne m’a pas demandé de détails.

Quelques semaines après ma première visite sur le parking, il prit l’habitude de m’y voir chaque matin. Au début, nous nous saluions d’un geste. Puis, à l’heure de sa pause, il prit l’habitude de m’apporter un gobelet de café chaud. C’est devenu une sorte de routine. J’arrive vers 11 heures sur le parking. Monsieur Charles me fait un petit salut de la main. Quelques minutes plus tard, il me rejoint. Il tient par les bords deux gobelets en carton fumants. « Voici le vôtre, avec lait et sucre ! ».

Nous ne nous asseyons pas. Je me souviens de notre gêne lorsque je l’avais invité à prendre place sur la bordure en béton qui permet d’aligner les chariots du magasin. Déjà que les caissières regardent d’un drôle d’air leur Directeur lorsqu’il vient bavarder avec le « clochard », si en plus on faisait salon entre deux rangées de chariots, il perdrait toute crédibilité.

Mais Monsieur Charles, il s’en fiche.

« À quoi ça sert alors d’être Directeur si je ne peux pas boire un café avec qui je veux, quand je veux ! ».

*

Au fil de nos conversations, il a pris l’habitude de m’interroger sur ce qui m’avait amené à cette « précarité », comme il appelle le fait de devoir mendier tous les jours quelques euros à la clientèle de son magasin. Je me méfie de ce genre de questions. J’ai trop l’habitude de mentir, à moi et aux autres pour ne pas me tenir sur mes gardes. Avec Monsieur Charles j’ai fait comme avec les autres. J’ai plaisanté sur la « liberté » de mon choix, l’occasion qui m’était donnée de rencontrer des personnes aussi amènes que des Directeurs intéressés à la microéconomie, sur « qu’est-ce que le bonheur en réalité ? »

Devant la persévérante écoute de Monsieur Charles, je renonçai aux esquives de l’ironie. Les confidences sont venues. On ne partage pas des gobelets de café brûlant sur un parking de magasin sans livrer un peu de soi.

Les échanges devinrent réciproques. Monsieur Charles me raconta des bribes de sa vie. Ambitions avortées, rêves inaboutis. Comme s’il voulait, en dévoilant cette détresse-là, invisible et inodore, s’approcher davantage de la mienne, nauséabonde et ostentatoire.

« Vous savez, ce métier que j’exerce aujourd’hui est tellement éloigné du projet que j’avais pour ma vie ! J’en ai le vertige parfois… »

*

Nous nous livrions ainsi au fil des jours, découvrant le chemin de nos existences. Bien que leurs destinations soient tellement éloignées, je me persuadai que nos routes s’étaient déjà croisées. Mais je ne pouvais me souvenir du lieu ni du moment de cette rencontre.

*

Un jour Monsieur Charles, traversant le parking sous un parapluie pour se protéger des rafales de pluie, me proposa de prendre le café dans son bureau.

« Au moins vous pourrez vous sécher ! ».

Sur une des parois vitrées de son « observatoire », comme il l’appela, Monsieur Charles avait accroché un passe-partout sur lequel étaient aimantées des photos traçant sa carrière dans l’entreprise. Il y fit allusion, usant d’une formule toute faite : « Vous voyez ! Toute une vie au service du client ! »

Il m’offrit de me ramener en voiture chez moi.

*

Depuis ce jour-là, il répéta son offre de me reconduire chaque soir. Je prenais place dans sa voiture, arrangeais à mes pieds le cabas de plastique dans lequel je plaçais les victuailles que des clients me donnaient. Après un quart d’heure de trajet, Monsieur Charles me déposait à hauteur du passage à niveau. Je lui avais vaguement indiqué une fenêtre dans la rangée d’immeubles, proche du chemin de fer, et lui avais dit que c’était là mon domicile. Il n’insista pas pour vérifier mes dires et s’en retourna vers la ville. Il est vrai que les carcasses des voitures et des bus incendiés auraient découragé des âmes moins charitables que lui.

C’était lors d’un de nos trajets, au début du mois de décembre, alors que la neige bloquait toute circulation, que je lui racontai les « dégustations ».

Le premier jeudi de chaque mois, la chaîne de magasins d’alimentation dont Monsieur Charles fait partie, invite des volontaires à une dégustation de produits nouveaux, proposés par des artisans amateurs.

De sept heures du matin à midi : on déguste, on essaie, on goûte, on boit de tout. Le long des hauts murs d’un entrepôt situé non loin du canal, deux processions se forment dès l’aube de ces jeudis-là.

D’un côté de la grille, encore fermée, des cuisiniers amateurs attendent de pouvoir proposer leurs produits à cette dégustation.

De l’autre les « goûteurs », des misérables transis, piétinant avant d’assouvir à bon prix leur fringale.

Tout peut arriver lors de ces dégustations : une nouvelle manière d’assaisonner un homard, des pâtisseries de Noël, des charcuteries grasses et sanguines, des pâtées pour animaux domestiques, des graines grillées pour canaris, des vins et des alcools. Le pire et le meilleur.

Longeant le mur d’un côté du portail, ils étaient une vingtaine de candidats : des hommes et des femmes de tous âges, un enfant que l’on n’avait osé laisser dormir dans une voiture. Ce jour-là, il y avait aussi un chien jaune que l’impatience excitait. Une grande fébrilité régnait : si la dégustation donnait de bons résultats, la chaîne de magasin passerait commande des produits appréciés.

À neuf heures précises, le portail grinça sur ses gonds et deux employés, dans un mouvement synchronisé, ouvrirent les grilles, libérant l’accès à une cour pavée. Au fond se découpait, dans la pénombre du matin d’hiver, la silhouette du hangar de stockage, éclairée par des projecteurs. De part et d’autre de la cour, abritées sous une toiture de tôle ondulée, deux longues tables avaient été dressées sur des tréteaux. Recouvertes d’une nappe de papier blanc, elles semblaient deux longs cercueils laiteux. Le grincement des vantaux, tirés par les deux employés qui peinaient, ajoutait à la scène une dimension lugubre. Revêtus du même cache-poussière gris, serré à la taille par une ceinture de toile, grise elle aussi, les deux employés-jumeaux inclinaient ensemble dans l’effort leur ombre triste.

Une fois le portail ouvert, ils désynchronisèrent leurs mouvements. D’un geste (bras écarté à la verticale, haut levé pour que chacun voie d’où il était l’injonction à venir) le premier invita le groupe des goûteurs à patienter encore et à laisser le passage à la colonne des « candidats » que son collègue (un bras à l’horizontale désignant les linceuls) invitait à avancer dans la cour. Ils essayèrent en vain de faire taire le chien jaune qui lançait au ciel des sanglots d’enfant.

Sur un signal des employés (bras droit tendu balancé sur le pivot de l’épaule depuis la verticale, main vers le sol, jusqu’à atteindre l’horizontale, nonante degrés, main tendue vers les cercueils blancs), hommes et femmes s’engouffrèrent dans la cour et commencèrent à disposer sur l’espace blanc les victuailles qui allaient faire l’objet de la dégustation.

La cotation (de 1 « excellent » à 4 « exécrable ») déciderait du destin commercial de ces trouvailles culinaires qui s’étalaient à présent : soit elles trouveraient place dans les rayons des magasins disséminés dans tout le pays, soit elles retourneraient dans les cuisines familiales où elles avaient été créées.

Le cache-poussière numéro un demanda à la cantonade qui avait besoin d’un réchaud à gaz. Dès que les bras se levèrent, il se tourna vers numéro deux qui lui tendit une par une les gazinettes demandées, à charge pour numéro un de les allumer et d’en régler la flamme. Les cuistots s’affairèrent alors dans la lueur bleutée des réchauds à achever la cuisson des mets. S’élevèrent dans le jour naissant les arômes mêlés de viandes, de sauces, de vins cuits, de chocolats chauffés, de crèmes montées en neige, de sucres fondus, de biscuits, de pralines, de ganaches.

Ceux qui présentaient des plats froids arrangeaient la présentation de leurs produits sur des napperons de papier, ou sur des plateaux de métal.

Je me trouvais en tête du groupe des goûteurs qui battait la semelle pour se réchauffer.

Les deux cache-poussière déambulaient le long de leurs tables respectives. Mains croisées dans le dos, ils inspectaient l’avancement des différentes installations, s’arrêtaient parfois pour rallumer ou régler une gazinette. Ils n’avaient de regard pour personne. Ils avançaient en automates. Leur trajet et leurs gestes étaient guidés par des mécanismes hiératiques qui les menaient d’une extrémité à l’autre des tables, suivant un trajet qu’ils auraient pu accomplir les yeux fermés, s’ils n’avaient dû veiller au bon déroulement de la cérémonie.

Une vieillarde réchauffait, sur un poêlon noirci de fumée, des crêpes épaisses et juteuses. Un jeune couple, après avoir attaché le chien jaune au pied de la table, cuisinait une pâtée, molle et brunâtre. Un peu plus loin, d’un tourbillonnement furieux de fouet, un gros homme rougeaud faisait monter dans un saladier une mousse au chocolat, noir comme le sang de porc que son voisin enfilait dans des boyaux luisants. Plus loin, une petite famille aux yeux brillants débouchait des bouteilles de vin de fruit. Homme, femme et enfant avaient goûté aux bouteilles qu’ils avaient ouvertes, pour vérifier si le vin n’était pas bouchonné ou éventé. L’ivresse les rendait maladroits. Une bouteille tomba et se brisa. La petite fille se mit à pleurer devant le désastre. Le chien jaune menaça de s’approcher, augmentant la frayeur et les cris de la petite.

« Ça suffit ! Sinon : dehors ! » siffla un des deux cache-poussière qui s’était approché, mains dans le dos, sourcils froncés.

Plus loin encore, on découpait des légumes en rondelles, en cubes, en feuilles pour en faire des potages épicés, on alignait des charcuteries tachetées de gras, des viandes exotiques que des Chinois avaient apportées et qu’ils disaient être de la chair congelée de mammouths découverts dans les steppes de Mandchourie. Les Chinois souriaient de la perplexité des deux cache-poussière.

« …Mais non… ce n’est que de la viande de veau en chop choy… pas du mammouth… ! » ricana le plus petit des Chinois, en déposant une étiquette sur laquelle cache-poussière put lire : « Pâtée pour chiens : 0 % de cholestérol ! »

Les poissonniers s’étaient rassemblés au bout de la première table. Des truites grandes comme des saumons, des espadons sanglants, des poulpes dégoulinant d’encre noire sur la nappe blanche où ils dessinaient des calligraphies gluantes, appelaient de leurs entrailles béantes les mouettes et les cormorans qui survolaient les berges du fleuve tout proche. On se houspillait. On se bousculait. On s’injuriait. Tout cela excitait le chien jaune. Il trépignait, raclait les pavés, tendait sa laisse en tous sens, voulant atteindre la flaque de vin de fruits qui avançait vers lui, et, en même temps, chasser les corbeaux qui traversaient les nuages en le narguant.

Les deux cache-poussière déambulaient. Peut-être espéraient-ils un esclandre auquel ils auraient pu mettre bon ordre. Après tout, ils étaient là pour faire respecter l’ordre des choses. Us aimaient l’ordre : c’est pour cela que la Direction des Ressources Humaines leur avait proposé ce travail. La tentation les gagnait parfois de provoquer l’incident. Ils s’étaient abstenus d’un tel excès de zèle : à force de surveiller les autres, ils étaient persuadés d’être eux-mêmes l’objet de contrôles discrets.

Impavides, ils longeaient les buffets. Lorsque le premier avait atteint l’extrémité de la table de droite, l’autre avait atteint celle de gauche et ils traversaient alors la cour pour rejoindre, à la même seconde, la table que l’autre venait d’abandonner.

Dix heures sonnèrent au clocher de la chapelle, que l’on distinguait à travers la brume de l’autre côté du canal.

Numéro 1 et Numéro 2 échangèrent un regard. Hochèrent la tête et, d’un geste du bras dirigé vers les tables du festin, ils invitèrent les goûteurs à s’en approcher. La lumière bleutée des Butagaz éclairait des chairs et des pâtes, des sauces et des crèmes, des sucres et des sucs, des fruits et des fibres, des pâtes et du riz, des volailles et des gibiers, des bières et des vins, des tripailles odorantes, des baies, des herbes, des épices et, pour achever ce festin désordonné, des sucres qui se déclinaient sous toutes les formes.

Toutes les catégories de ce que l’estomac de l’homme et du chien pouvaient avaler s’étalait le premier jeudi du mois sur ces deux longues banquises blanches que j’étais venu, avec mes congénères, renifler comme si nous étions, sur la banquise d’un zoo, des phoques affamés. Nous étions prêts à crever pourvu que ce fût de trop de tout : de trop de ventre plein, de trop ivre, de trop de chair et de sang, de trop dégouliner du menton, de trop de gras, de trop de suintant sur les manches de nos manteaux lustrés qui mouchent la morve et absorbent les suintements graisseux des aubaines éparses.

« Hé ! les corbeaux ! Je tiens debout encore ! » chantait mon voisin qui avait avalé des seaux de vin et de bière mêlés, tandis qu’à ses pieds le chien jaune, enfin libéré de sa chaîne, léchait ce qui traînait encore des reliefs tombés de la table.

Lorsque le cache-poussière numéro 1 me présenta une planchette de bois à laquelle était fixée la feuille de cotation et pendait à une ficelle un crayon gras, un moignon de crayon anthracite, je la refusai.

Je n’admettais pas encore mon état. D’avoir entendu mon compagnon titubant, clamer aux corbeaux « Je tiens debout encore… » tandis que le cache-poussière n° 2 le menait vers la sortie, me fit renoncer aux libations auxquelles s’abandonnaient à présent toutes celles et tous ceux qui le suivaient dans la file.

Dans le ciel gris, sautillant sur le mur d’enceinte, les oiseaux noirs contemplaient en coassant le tableau que nous faisions ainsi jaillir pour eux des abysses de leur ancien Moyen Âge.

Je m’éloignai du champ de bataille. J’eus encore le temps d’apercevoir mes compagnons avaler sans faim le poisson, la mousse au chocolat, la pitance du chien, avec pour seule hâte celle d’atteindre au plus tôt la dégustation des carafons de vins qui les narguaient en bout de table.

En bout de calvaire.

*

Monsieur Charles repartit après m’avoir déposé devant les carcasses brûlées.

Était-ce de lui avoir raconté cet épisode qui me remplit de mélancolie ? Était-ce le froid ? La pluie avait imprégné les parois de bois et suintait de la tôle du toit. La tentation de l’alcool envahit mon âme. Ou plutôt non. Pas mon âme. Ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Le besoin éthylique imprégna l’épave de mon cerveau, se propagea à travers les neurones, envahit les globules sanguins, s’étendit à la plus infime des fibres nerveuses, provoqua un tremblement de tout mon corps que je ne parvenais à maîtriser.

Quelques bribes de conscience m’enjoignaient de ne pas céder à la première gorgée. Celle qui écarte les parois du barrage. De fuir la cabane et le carton où j’ai dissimulé les réserves de vin et d’alcool. De quitter, ne fût-ce qu’une minute ou deux, le piège de ce faux abri. Mais il pleuvait. Mais il tombait du ciel des torrents glacés. Pour occuper mon esprit, j’ouvris la porte du poêle à bois. Je pris dans une pile un journal toutes boîtes, coloré, empli d’images et de slogans, débordant d’offres plus alléchantes les unes que les autres. Ce sont des journaux que j’avais emportés du magasin. Ils étaient caducs. Les promotions qu’ils vantaient étaient destinées au Réveillon de Noël.

Je craquai une allumette qui embrasa la première feuille que j’avais roulée en boule. À la lueur dansante de la flamme, je ne sais pour quelle raison, je commençai à lire les pages avant de les jeter dans le feu.

J’incendiai pour me réchauffer des chaînes hi-fi, des batteries de cuisine, des hachés de viandes, des minichaînes avec suramplification des basses, des maquillages, des seaux à champagne, guirlandes électriques de cent quatre-vingts lampes, (existent en différentes couleurs !), des décorations de sapins, des sapins en fibre optique avec flocons, des maisons lumineuses, des bonshommes de neige en polyrésine, des automates musicaux avec bougie, avec tambour, avec corde, un Père Noël (en polyrésine encore, dont nul ne sait ce que c’est, existe en plusieurs coloris !), des couronnes musicales, des boules en verre, des bas de porte ornés de rennes en peluche, des chaussettes musicales à suspendre, des crèches (avec onze sujets /insiste le commentaire), des portiques de bienvenue, des poupées en paille, des fontaines de table, des carrousels avec moulin musical.

Je boutai le feu à des cadeaux en pagaille.

Ceux pour décorer la table, des phares en bois, des services à déjeuner, pour meubler la maison, des armoires de rangement pour compact disques, des horloges, des cadres, des flûtes à champagne, des vases, des malles, des masques africains, des plateaux, des sets de table en bambou, en paille, en osier, des statues de bois, des saladiers, des assiettes, une sawadee (le commentaire éclaire la clientèle ignorante du vieux sanskrit : « statue en bois hindoue et souriante »), des pots de fleur, des plats de toutes les formes, carrés, rectangulaires, ovales, des serviettes, des nappes, des théières, des tajines, des paniers à linge, des coffres en bois incrusté, des théières japonaises, chinoises, marocaines, des coupelles à dessert, un bateau d’olives, des arrêts de porte (chiens, chats, lapins, moutons), des réchauds, des salières, des poivriers, des bougeoirs, des bougies, des fours traditionnels, des fours à micro-ondes, des fers à repasser, des grills à raclette, des barbecues électriques de table, des pierres de cuisson pour pierrades (surface de grill antiadhérente !), des friteuses, des cafetières, des aspirateurs, des machines à coudre, des tensiomètres (avec mémoire des vingt dernières mesures !), des machines à laver, avec tambour en inoxydable, avec contrôle anti-mousse et anti-débordement, (« avec programme délicat ! ») et phase anti-froissage ( !), des lave-vaisselle, des frigos combinés, des appareils de massage électrique (pour une réduction rapide et visible de la cellulite grâce à des massages profonds assistés par quatre (!) rouleaux avec réglage progressif, des pèse-personnes qui affichent le poids en kilogrammes, le taux de masse lipidique en pourcents et le taux de masse hydrique itou, permet de déterminer le taux de graisse excédentaire jusqu’à 150 kilogrammes ( !), un bain de pieds électrique avec trois positions de massage, accessoires rotatifs, rouleaux tournants, jets d’eau et zones en loofah pour éliminer les surfaces rugueuses, des sèche-cheveux, des épilateurs dotés de plusieurs têtes d’épilation à rotation inversée (?!) pour supprimer la douleur, des brosses à dents électriques multivitesses, des téléviseurs, technologie LCD ou plasma ou DRC avec son surround Dolby, entrée PC, D-sub 15 bornes, fonction PIP (image dans image, précise l’étiquette tout de même), enregistreurs DVD-Ram, DVD-RW, DVD-R, DVD-Video, CD, VCD, CD-R/CD-RW, multiformats, amplituners, home cinéma avec subwooter bass reflex.

Des disques, des milliers de disques, aux pochettes criardes, de petits carrés d’extases fluos, de larges sourires, de regards profonds et inspirés pour vendre des best-of, des hits, que l’on écoute sur discman, avec antichoc de quarante-cinq secondes pour les disques et cent vingt ! pour les MP3, avec générateur d’ambiance, et puis des films sur support digital, des cinémathèques entières, même l’intégrale de Chariot.

Flambèrent ensuite dans ma cabane, des dizaines de téléphones : des appareils minuscules, ultralégers, avec sonneries polyphoniques, vibreurs, fonctions mains-libres (Ah ! libres, libres !), écran couleurs animés, jeux Java, faces interchangeables, commandes et mémos vocaux, écrans externes organiques, appareils photo intégrés, bluetooth, Tri-band, Li-lon, GPRS, MMS, LI-P.

Puis vint le tour des jeux vidéo guerriers, des underground, des medal of honor, des combat evolved, des splinter cell, des madness, des brute force.

Les flammes transformèrent en âcre fumée tout un rayon joaillerie : des bijoux, des bracelets, des bagues, des colliers des piercings de nombril, en or et oxyde de zyrconium, des boutons de nez en or blanc et diamant, des créoles lisses en or, et topaze, en or et saphir.

Vinrent ensuite les bouteilles et avec elles, la fin.

Les bières « pour accompagner « Oh ! Il y en a tant et plus, qui vous enivrent rien qu’à lire les noms dont elles sont affublées : les Judas, les Barbar, les Triples de Bruges, de Chimay, les bières en jéroboam, par trois litres de Trappistes, des blondes, des brunes, des ambrées, des filtrées, des non-filtrées et qui tirent toutes des degrés vertigineux d’alcool, annoncés comme des victoires dix degrés point d’exclamation, douze degrés double point d’exclamation, quatorze degrés !!! Ivresse garantie.

Est-ce toute cette profusion de néant qui me fit sombrer ?

Je dévissai le bouchon de la bouteille.

Je portai le goulot à mes lèvres.

Je sus que j’étais perdu.

Joyeux Noël.

*

Un passager du train avait appelé les pompiers lorsqu’il vit la cabane en feu et à travers la fenêtre, il distingua un vieillard enflammé qui dansait la sarabande, tandis que l’incendie lançait dans la nuit des étoiles éphémères.

Sur la dernière page de la pile des journaux que je brûlais, figurait, encadrée de guirlandes vertes et rouges, une des photos du Directeur du magasin. J’avais reconnu Monsieur Charles. Il était plus jeune. Il avait l’air inquiet. Préoccupé. Au début de sa carrière sans doute… C’est par coquetterie qu’il a choisi une photo de jeunesse.

Il n’imaginait pas que des errants se souviendraient du cache-poussière gris qu’il portait alors.

Des errants comme moi.

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