S’asseoir sur la Belgique (nouvelle érotico-politique)

Claude Javeau,

Elle s’était rendue chez le tatoueur, dans le centre de Bruxelles. Elle lui avait montré ses fesses et lui avait commandé, avec pas mal de détermination dans la voix, de lui dessiner une Belgique. Il avait demandé sur laquelle des fesses il devait travailler et elle avait répondu qu’elle s’attendait à le voir dessiner la Wallonie sur la fesse gauche, comme il se doit, la Flandre sur la fesse droite, et la région de Bruxelles-Capitale sur le sacrum. Il la fit s’allonger sur le ventre et mit ses outils en marche.

Elle avait de jolies fesses charnues, un peu comme celles du tableau de Jordaens, La Fécondité, au Musée Royal des Beaux-Arts de Bruxelles. Le tatoueur n’eut pas trop de difficultés à exécuter sa commande. Il fit les contours de la Wallonie en rouge, ceux de la Flandre en noir, et ceux de Bruxelles-Capitale en bleu. Cela lui prit pas mal de temps, mais la cliente ne manifesta pas la moindre impatience. À la fin, il la fit se lever et amena les fesses artistement décorées devant un miroir. La femme se contorsionna pour admirer son postérieur, pendant que l’homme ne se contorsionnait pas pour admirer le pubis qui était offert à sa vue, planté comme il convenait d’une toison bien fournie, au ton vaguement roussâtre. La femme dit qu’elle était satisfaite. L’artisan l’avertit qu’elle ressentirait dans les jours qui venaient une certaine douleur lorsqu’elle s’assiérait. Sur la Belgique, ajouta-t-il d’un ton ironique. C’est sur la Belgique qu’elle allait désormais s’asseoir, et il lui demanda s’il s’agissait là d’une prise de position politique. Elle répondit en se rhabillant qu’elle ne comprenait pas grand-chose à ces problèmes-là, mais qu’à la vérité elle avait deux amants, l’un très opposé au maintien du Royaume et l’autre au contraire très patriote à l’ancienne mode, et que pour l’un et l’autre être assise sur la Belgique aurait des significations très différentes.

Quand ils la prendraient à la missionnaire, le premier aurait l’impression d’écraser la nation honnie sous leur double poids, tandis que le second s’imaginerait qu’elle faisait de cette nation un socle charnel et que, de cette manière, il confortait les assises de son pays bien-aimé. Quand ils la prendraient en levrette, le premier serait amené à croire qu’ainsi il mettrait en scène l’éclatement de l’objet de son politique ressentiment, tandis que le second pourrait partager son amour entre son amante et sa patrie, dont il aurait ainsi l’image sous les yeux.

Ce récit amusa beaucoup l’artisan. Il n’arrivait pas lui-même à prendre une ferme décision dans cette histoire de Belgique. L’idée d’une alternance mise en œuvre par un corps de jolie femme lui parut à la fois réjouissante et digne d’intérêt. Il lui demanda encore si elle était flamande ou wallonne, à quoi elle répondit qu’elle était bruxelloise pure laine, avec des ancêtres de chaque côté de la frontière linguistique. Cette frontière que la raie de son derrière, finalement, incarnait avec pas mal de talent.

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