Comme on dit en bon français

Huguette de Broqueville,

Ravigotée, la bécasse s’extrait du divan. Devant elle, le psy se dresse muet comme un miroir. Pour un peu, elle le briserait. À l’intérieur de ses viscères gronde un orage de rancune, ah Monsieur le psy, vous avez voulu tout savoir de moi, sucer jusqu’à la moindre parcelle de mon âme, vous repaître de mes déchets, tel un vautour. Non Monsieur le Psy, vous ne m’aurez pas, je me suis reprise à temps. Si je suis déchirée en mes fibres belges les plus intimes, ce n’est pas vous qui allez m’en guérir. Ma guérison appartient au fauteur de mon trouble, de ma schizo, cet Yves Leterme détestable et détesté, mais qui s’amende ; mon avenir appartient à ce fat Didier Reynders, mais qui s’incline, à ce coquet di Rupo, mais qui parfois chante juste, à cette invraisemblable mais courageuse Joëlle Milquet et le groupe Octopus. Eux seuls ont le pouvoir de me rafistoler. Mais le veulent-ils ? Veulent-ils la gloire de la Belgique ou leur propre gloire ? Ah, si les sentiments ne venaient pas polluer l’homme quel bel avenir aurait la Belgique !

Plus que jamais, comme l’animal qui, sentant venir la mort, puise en lui un regain de vitalité, la bécasse analyse la situation comme si c’était d’elle qu’il s’agissait. Et c’est bien d’elle qu’il s’agit, puisque chaque Belge résume en lui toute la Belgique. Les frontières, personne ne les revendique, les voisins n’ont aucune velléité de rogner ne fût-ce qu’un pouce de ce patrimoine apporté par la révolution de 1830. C’est à l’intérieur que ça se passe. La Flandre nationaliste brandit la devise « Ailes voor Vlaanderen, Vlaanderen voor Christus. », ce Christ qui a dit : donnez à manger à ceux qui ont faim, à boire à ceux qui ont soif, précepte dont se moque la Flandre. Partager ses richesses ? Donner son surplus à ces paresseux de Wallons ? Grasse et fière, au pelage roux du lion, elle a perdu le sens du partage, elle se consomme et se gobe dans un grésillement de graisse chaude. Plus nationaliste que jamais, elle brandit son cartel CD & V/ NV-A, comme une devise scindée Ailes voor Vlaanderen. Le Christ n’a plus rien à voir là-dedans.

De l’humour à pleine langue

Devant sa télévision, la bécasse n’en croit pas ses oreilles : « Entre braguettes comme on dit en bon français », spécifiait Yves dans un large sourire. La bécasse avait ri et tout de suite rectifié « entre parenthèses » mais s’est étonnée du mutisme des médias à cette incartade langagière de Leterme. Elle veut en avoir le cœur net : en néerlandais, « Braguette », serait-il sémantiquement, comme de mettre le sexe entre parenthèses, l’occulter en quelque sorte ? Elle ouvre son Robert van Dale, gulp, 1. giclée, 2. braguette. Rien dans la traduction qui pourrait la mettre dans la voie d’une parenthèse. Aurait-elle mal entendu ?

Dès lors ne serait-ce pas plutôt le mot « baguette » qu’Yves aurait prononcé ? Et l’esprit mal tourné de la bécasse aurait favorisé le dérapage ? Définition du Petit Robert : « baguette » : petit bâton mince et flexible. Cette définition ne rejoint-elle pas l’esprit typographique de la parenthèse qui est de « mettre de côté » comme le fait, par ailleurs pour le sexe, la braguette ?

Qu’a donc prononcé explicitement Yves Leterme ? Sans doute « baguette ». Le plus drôle, c’est l’ajout : comme on dit en bon français… Rien que pour cette naïveté, Yves Leterme lui semble presque un frère. Et son sourire qui lui fendait la poire en deux ponctuant sa connaissance de l’autre langue « entre baguettes, comme on dit en bon français. » Il lui est décidément sympathique, cet Yves Leterme, car courageux de foncer dans une langue qui n’est pas la sienne (bien qu’il soit né d’un père francophone).

Même si la bécasse s’attarde à ces futilités, elle garde en mémoire le leitmotiv d’Yves Leterme « renforcer le pouvoir des régions tout en renforçant le pouvoir du fédéral ». Slogan qui lui est apparu aussitôt dépourvu de sens : comment renforcer les régions sans sucer le fédéral ? Comment renforcer le fédéral, sans sucer les régions ? Pourtant ce slogan a fait son chemin dans des cerveaux autrement plus formés que celui de la bécasse : les ministériels et ministrables. Maintenant on trouve tout naturel qu’une telle aberration soit le socle sur lequel s’assoit le groupe Octopus afin de porter à bras-le-corps la nouvelle Belgique.

Du nord au sud on opine, oui, il faut renforcer les régions, oui, il faut renforcer le fédéral… tout le monde dit oui. Les jours coulent, janvier, février, mi-février, oui, c’est oui pour le renforcement du régional, à condition que ce ne soit pas le fédéral qui paie ; oui, c’est oui pour le renforcement du pouvoir fédéral, mais avec quel argent ? Quel contenu ? On piétine dans les coulisses, on commence à prendre peur, les journaux préparent les rubriques pour l’après 23 mars. Casse-tête chinois, quadrature du cercle. Renforcer les régions (ça fait plaisir aux Flamands). Renforcer le fédéral (ça fait plaisir aux Bruxellois). Et les Wallons ? Cahin-caha, ils espèrent ne pas être les dindons de la farce, serrent les coudes avec les Francophones de la périphérie bruxelloise. La Belgique grince, navire fou sur la houle des revendications, des petitesses, le mât de misaine penche dangereusement, quelle lame de fond fera couler le bateau ?

À moins que…

S’il y a un « à moins que », c’est qu’il y a espoir. Pourquoi la bécasse ne parvient-elle pas à nommer cet espoir ? Pourquoi ne parvient-elle pas à imaginer une Belgique qui pourrait rencontrer les espoirs du peuple belge tout entier ? C’est qu’elle sait que le peuple s’en balance des querelles communautaires. Elle le sait viscéralement. Le peuple a de grandes ambitions biologiques. Il veut manger, procréer, s’amuser. Quelques intellectuels ont voulu, et veulent la mort de la Belgique pour une Flandre triomphante. La Wallonie, dont les industries charbonnières ont naguère nourri la Flandre, envisage fort bien la solitude, mais avec Bruxelles et sa périphérie, un tout qui portera le nom de Belgique. Dans ce cas de figure, qu’y aurait-il de changé ? La Flandre se revendiquant exclusivement flamande, la Belgique est déjà, aujourd’hui, bel et bien francophone ! Après le 23 mars, elle le serait donc souverainement. Et le Roi ? Que ferait-on du Roi ? Rien, non plus, ne serait changé pour lui. Dans la continuité, il resterait le Roi des Belges !

La bécasse a honte de ses raisonnements, véritables turpitudes intellectuelles : ainsi l’envol de la Flandre insidieusement aurait fait son chemin en elle ? Serait-elle prête à « donner » la Flandre ? L’abandonner mentalement, elle, si echt belg ? Mais que peut-elle envisager d’autre, la Flandre la rejetant ? Où trouver sa place ? Les gènes flamands de la bécasse souffrent un martyre.

Quand soudain…

Coup de théâtre, le colloque singulier qui sert à préserver la neutralité du Roi est violé. Qui a parlé ? Qui a dit ce qu’avait dit le Roi dans le secret de sa fonction royale ? Qui a découvert la couronne ? Qui a intérêt à le faire ? Le navire Belgique est en pleine tempête ; on s’affaire autour des micros, dans les coulisses, sous les couettes. Volant au secours de la royauté, chacun dit : ce n’est pas moi. Sauf Leterme qui refuse de répondre. Il pense que c’est plus fin, plus délicat, plus anonyme, plus diplomatique en somme, lui, à qui on reproche son manque total de diplomatie. « Yves est Tintin, un naïf qui découvre la politique fédérale, pas étonnant qu’il soit souvent à côté, devant, derrière, mais jamais où il doit être. », déclare un chroniqueur flamand. Yves Leterme pointé du doigt.

Le viol du colloque singulier, cette faute politique, est-elle la lame de fond qui fera couler la Belgique ?

À moins qu’elle ne noie les prétentions d’un Yves Leterme à la tête de l’État, ce qui métamorphoserait le mal en souverain bien. La bécasse se réjouit déjà.

Alors l’inopiné surgit

LETERME EST HOSPITALISÉ.

La bécasse ne se réjouit pas. On ne peut se réjouir du malheur d’un homme, mais en elle la question pointe : ne peut-on voir, dans cet accroc de santé, le terme à l’épisode belge Leterme ? Dans quelque trente jours tombera la date fatidique de Pâques, ce 23 mars qui signe le départ du ministre flamand Verhofstadt et fête la résurrection du Christ.

La bécasse, qui a l’esprit analogique et de temps à autre quelque culture, pense soudain au Jésus-Christ en Flandre d’Honoré de Balzac. Ça lui est venu en un éclair : sur la mer, portant une cargaison composite de Flamands, une barque naviguait… Quand la barque conduite par la miraculeuse adresse du pilote, arriva presque en vue d’Ostende, à cinquante pas du rivage, elle en fut repoussée par une convulsion de la tempête, et chavira.

Prémonition ? Présage ?

La Bécasse s’en va trouver son rédacteur en chef. Celui-ci, paternellement, lui remonte le moral : « je suis optimiste, » dit-il, garde ton sang-froid la bécasse, la Belgique ne va pas sombrer. Le pays a besoin de vrais Belges. On a besoin de toi.

Vraiment, le pays a besoin d’une bécasse ? Une bécasse en qui, echt belg, il s’incarnerait ? Une bécasse, symbole d’une Belgique recomposée à l’aulne de petits paquets de réforme institutionnelle ? Mais… cette nouvelle Belgique prendrait des mois, voire des années ! Qu’importe, pourvu qu’elle vive.

La bécasse reprend espoir. Ce soir, elle ira guindailler.

Le rédacteur en chef du Sacré peuple prépare déjà son éditorial.

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