La prêtresse d’Isis

Georges-Henri Dumont,

Il y avait près de trois mois qu’un matin ensoleillé de printemps, Maryse, la femme d’Alexis, s’était tuée sur la route, à la sortie d’Orvieto. Les gendarmes avaient mis plus d’une heure à dégager son corps ensanglanté de l’Alfa-Romeo qui avait embouti un arbre isolé. Maryse s’était rendue à Gabrie, comme elle le faisait souvent, pour inspecter les vignobles qu’elle avait hérités de son père. Prévenu sans ménagement par un télégramme, son mari avait précipitamment quitté Orly par le premier avion en partance pour Rome d’où il avait gagné Orvieto par la route.

Effondrement dans la douleur. Insupportables démarches administratives devant des fonctionnaires à la mine banalement apitoyée. Présence attentive, qui se voulait réconfortante, d’innombrables cousins aux prénoms ignorés. Funérailles à l’italienne dans la cathédrale romano-gothique illuminée comme pour une fête. Inhumation dans le caveau familial. Rose blanche jetée d’une main tremblante sur le chêne blanc du cercueil.

Trois mois déjà mais, depuis son retour à Paris. Alexis ne parvenait à se dégager des entrelacs de sa torpeur. Il frissonnait sans cesse, même quand il y avait vingt-cinq degrés à l’ombre. Il attendait. Mais quoi ? Des signes d’une vie sortant de l’évanescence, un coup de téléphone sans doute lancé par erreur, un train sur le quai vide d’une gare inexistante, la fin de la routine des jours trop longs et des nuits trop courtes. Toutes les images journalières l’indifféraient, celles du monde déboussolé, celle de l’abeille butinant au calice des fleurs, celle des cercles sur l’eau fendue par une pierre, celle des dossiers accumulés sur son bureau d’avocat-conseil. Pour lui, tout cela n’était rien depuis la mort de Maryse.

Jean-Pierre, son frère aîné, s’inquiétait. Alexis lui était cher ; il le devinait menacé d’une dépression profonde. Il l’incitait, sinon à tourner la page encore brûlante, du moins à regarder l’avenir quand on n’a pas quarante ans. Mais les mots chargés d’affection ne franchissaient pas le mur du désespoir. Un soir, à la fin du repas familial auquel il le conviait quasi quotidiennement, il lui suggéra :

— Écoute, Alexis, tu t’enfonces et ne fais rien pour t’agripper. Tu vas perdre tous tes clients, ce qui ne fera qu’alimenter ton désarroi. Le moment est venu de prendre une décision salvatrice. Plutôt que d’aller chez un psychiatre, tu dois te changer d’air. Va dans cette Égypte que tu aimes, replonge-toi dans sa civilisation qui t’a toujours fasciné. La mort y prend tout son sens parce que l’existence est tendue vers l’immortalité. N’hésite pas en pesant le pour et le contre de ce voyage. Pars.

La femme de Jean-Pierre et ses deux fils plaidèrent dans le même sens. Avec chaleur et espoir de convaincre. Cette fois, les mots avaient cessé de tourner sur eux-mêmes, sans atteindre leur but.

— Je crois que vous avez raison, répondit Alexis après un long moment de silence. J’irai à Assouan dès la semaine prochaine.

*

À son arrivée à l’hôtel de l’île Éléphantine, Alexis n’est guère étonné de ne voir que peu de monde. Depuis le récent attentat terroriste de Louxor, la peur tenaille les touristes potentiels. Pour leurs évasions, ils choisissent d’autres destinations que l’Égypte. Des soldats en armes gardent l’entrée de l’hôtel en bavardant joyeusement.

Après être monté à sa chambre et s’être vêtu aussi légèrement que possible – il fait torride – Alexis se promène lentement le long du Nil où vogue une felouque à la voile déployée. Saisi par le silence souverain, pour la première fois depuis le drame d’Orvieto, il se sent presque libéré de la chape qui l’accablait. À l’extrémité de l’île, il jette un coup d’œil sur l’antique nilomètre qui indiquait le niveau du fleuve dont dépendait la vie du pays. Revenant sur ses pas, il marche vers l’embarcadère. Il est seul à prendre place sur le ponton décoré en style pharaonique, qui assure la traversée. Au bazar d’Assouan qu’il voulait revoir, il se trouve aussitôt encerclé par les marchands et les gamins, tout heureux de la présence d’un Européen parmi eux. C’est un événement ! Ils l’entourent de marques de sympathie et, bien sûr d’intérêt. Jadis Alexis achetait toujours quelque objet précieux pour l’offrir à Maryse à son retour. Y songeant, la tristesse le reprend mais elle s’apparente plutôt à de la mélancolie. Il entre dans une boutique et marchande patiemment comme c’est l’usage si l’on veut se faire respecter, un bracelet en or qu’il destine à sa belle-sœur qui, avec son mari, l’a si souvent accueilli pendant trois mois.

Le coucher de soleil dans la vallée du Nil n’a pas son pareil au monde. Pour l’Égyptien, c’est le dieu qui s’efface et qu’il prie pour son retour, à l’aube. Alexis le contemple jusqu’à son ultime lueur à l’horizon.

À l’heure du dîner au restaurant, trois tables seulement sont occupées par des fonctionnaires locaux, lorsqu’une jeune femme se dirige vers une quatrième. Alexis est frappé par sa ressemblance avec Maryse : même taille élancée, même démarche assurée, même visage méditerranéen, mêmes cheveux noirs. Il en tremble d’émotion au point de laisser choir une fourchette sur le sol. Un serveur s’empresse de lui en apporter une autre. Au bruit de la chute du couvert, l’inconnue s’est tournée vers lui. Non, son regard n’est pas celui de Maryse. Ses yeux noirs d’Orientale ne ressemblant pas aux yeux verts foncés de Maryse. Ils n’ont pas leur douceur. Cela le rassure quelque peu mais pas au point de l’empêcher d’observer la jeune femme vêtue d’une élégante robe blanche. Le maître d’hôtel et les serveurs l’entourent de prévenances, sinon d’obséquiosité. De toute évidence, c’est une habituée de l’établissement.

Alexis quitte sa table avant elle. Cela vaut mieux, estime-t-il. Il monte au bar prendre une liqueur digestive, puis après un temps vide comme son verre, il s’en va dans sa chambre. Depuis la terrasse, il admire la pleine lune qui fait magiquement miroiter le Nil au-delà du jardin. Le téléphone sonne ; il ne court pas pour décrocher l’appareil. La sonnerie cesse. Il a hâte de sombrer dans un sommeil profond, sans interférences inutiles.

Le lendemain, après une nuit épargnée de tout rêve obsédant, il sait qu’il se rendra méditer au temple d’Isis qui n’est plus dans l’île où il fut construit : sauvé des eaux, symbole de résurrection, il a été réédifié sur Pilot d’Agalkia. Mais avant de réaliser son projet, il entend visiter, presque par routine, les proches tombeaux des princes et notables d’Éléphantine : un gouverneur du Sud, un valet de chambre, un capitaine de l’armée, un greffier royal, évoqués dans les activités de leur vie quotidienne prolongée dans l’au-delà. Au déjeuner, il est tout seul dans la salle à manger du restaurant. Cela lui convient.

Peu avant dix-huit heures, au petit quai d’embarquement entre l’ancien et le nouveau barrage, il négocie avec le pilote d’un canot à moteur le prix de la traversée du Nil jusqu’à Agalkia et lui donne des instructions surprenantes.

— Vous me laisserez dans l’île et me reprendrez demain matin, à sept heures.

— Quoi ? Pendant la nuit que ferez-vous ?

— C’est mon affaire. Je vous paie d’avance les deux trajets.

— Bon d’accord. Je vous attendrai à Agalkia demain, à sept heures.

À l’arrivée dans Pile qui a la forme d’une colombe posée sur le Nil, l’enchantement opère dès que l’on franchit la porte de l’empereur Hadrien, sur laquelle est gravé un décret : « Qu’une libation soit faite à Isis, quand on verse la libation de tous les jours, que se taisent les tambourins, les harpes et les flûtes et que personne n’entre. »

Alexis débouche la bouteille de vin qu’il a emportée et verse une partie de son contenu sur le sol. La déesse de la fertilité, elle qui a amoureusement reconstitué le corps de son époux Osiris et lui a rendu la vie, mérite bien cet hommage.

Triomphante, la pleine lune accentue les contrastes d’ombre épaisse et de lumière blanche sur les portiques qui, des deux côtés, bordent l’avenue menant au temple d’Isis.

Aux façades des tours jumelles du premier pylône, les bas-reliefs sculptés dans le style de la fin de l’époque ptolémaïque, ceux représentant Isis dont un large collier souligne la nudité, fascinent Alexis ; il voudrait y porter la main comme au temps où le monument était partiellement submergé par les eaux. Maintenant ils se trouvent hors de sa portée. Mais, au moment où il franchit la porte centrale, c’est une Isis en chair et en os qui s’avance vers lui. Il reconnaît immédiatement la jeune femme qui, la veille, dînait à une table voisine. Elle est nue sous une tunique transparente. Elle porte, elle aussi, un large collier mais sa tête n’est couronnée que d’un diadème. Son geste hiératique du bras droit rappelle celui de la déesse sur les bas-reliefs.

— Vous avez fait la libation rituelle, lui dit-elle d’une voix douce. Soyez-en remercié. Vous êtes, dès lors, admis au cérémonial nocturne. Venez.

Elle le prend par la main, le fait légèrement reculer, puis le mène à la porte latérale qui donne accès au Mammisis ou maison de la naissance d’Horus. Ils pénètrent tous deux dans les chambres en enfilade, entourées d’un portique. Ses réflexes de rationalité abolis par le mystère ambiant, Alexis obéit aux pulsions de la main de l’inconnue. Toutefois, il éprouve le désir d’en savoir davantage sur ce qui lui arrive.

— Mais qui êtes-vous ?

— Je suis une prêtresse d’Isis et sa réincarnation, certaines nuits de pleine lune.

— Si je ne m’abuse, le culte d’Isis a été interdit par l’empereur Justinien ; ses prêtres furent persécutés avant d’être chassés de l’île de Philae.

— C’est vrai mais le culte d’Isis s’est secrètement perpétué après l’an maudit de 550 ; il vit tout comme Osiris malgré le forfait de Seth, son frère envieux. Je ne vous en dis pas plus.

La prêtresse cherche alors un épais tapis de laine aux motifs hiéroglyphiques, l’étend sur le sol, près d’une petite torche fixée entre trois pierres, et se dépouille de sa mince tunique. Regardant fixement Alexis dans les yeux, elle se plaque contre lui et l’embrasse sur la bouche, avec gourmandise. Elle l’entraîne ensuite, à ses côtés, sur le tapis.

Il y a longtemps qu’il n’a plus eu de femme dans ses bras. Sa virilité, endormie pendant des mois, se réveille, intense, sous les savantes caresses prolongées de sa partenaire. Il passe les mains derrière sa taille, pose la tête sur ses seins d’une fermeté sculpturale. Ne retenant plus son avidité, il la pénètre. De plaisir, elle crie « Osiris ! Osiris » La fougue voluptueuse de la prêtresse d’Isis répond à celle d’Alexis. Elle semble ne vouloir connaître aucun répit. Les extases succèdent aux extases. Inlassablement. Alexis finit par capituler avec un soupir d’aise. Il voit alors la jeune femme se pencher sur son visage qu’elle caresse comme on le fait à un enfant pour l’endormir.

Quand il s’éveille, point de prêtresse d’Isis sur le tapis. La torche s’est éteinte. Il s’interroge sur la durée de son sommeil. Il se met debout, s’ébroue, et de ses doigts écartés met un peu d’ordre dans ses cheveux ébouriffés. À la couleur rose du portique, il présume que l’aube est déjà levée. Il se sent en pleine forme, convaincu d’être désormais un autre homme que celui qui a quitté Paris. À tâtons il sort du temple, consulte sa montre. Il est plus que temps de rejoindre le pilote du canot. Celui-ci ne tarde pas ; les Égyptiens sont gens de parole. D’un ton moqueur, l’homme lui demande s’il a passé une bonne nuit.

— Excellente, encore meilleure que prévu…

Rentré à l’hôtel en taxi, puis par le ponton, Alexis monte à sa chambre pour se raser, se débarbouiller et se changer. Il se met à chantonner un air à la mode au temps de sa jeunesse estudiantine. Après le petit-déjeuner pris à la terrasse, il veut, malgré tout, en avoir le cœur net sur son aventure nocturne. Il s’en va trouver le directeur de l’hôtel, un homme quelque peu grisonnant et bedonnant mais très affable, qui lui dit d’emblée :

— Nous pouvons parler en français, Monsieur. J’ai fait une partie de mes études à Paris. Cela m’est très utile dans le métier. Du moins quand il y a des clients. Je les attends en vain depuis les événements de Louxor. C’est une catastrophe.

— On oubliera tout ça, vous verrez. Rassurés par les mesures qu’ont prises les autorités, les touristes reviendront en Égypte, croyez-moi. Si ce n’est pas indiscret de ma part, je souhaite connaître l’identité de la dame qui dînait au restaurant, avant-hier soir, près de ma table.

— Pas de problème. Il s’agit de Madame Bahkri, la jeune veuve d’un banquier du Caire. Elle nous a quittés, il y a quelques instants ; vous auriez pu la croiser. Elle séjourne assez régulièrement chez nous, toujours à l’époque d’une pleine lune.

— Pourquoi l’époque de pleine lune ?

— Je ne sais si je puis vous le confier mais Madame Bahkri est une prêtresse d’Isis. Elle participe au rituel du culte, me dit-on, la nuit, au temple de Philae.

— Je m’en suis rendu compte…

— L’avez-vous vue à Philae, cette nuit ?

— Oui, enfin, d’une certaine manière…

— En fait, nous avons affaire à une sorte de secte parfaitement anodine. Parfois Madame Bahkri vient chez nous accompagnée de deux ou trois autres prêtresses d’Isis.

— Surprenant ! Je vous remercie de m’avoir confié ces détails.

— Avec plaisir. Puis-je vous demander combien de temps vous comptez rester chez nous, Monsieur.

— Une semaine encore. Je ne me suis jamais senti aussi bien dans ma peau qu’à Assouan et à Philae. J’avais diantrement besoin de ce… repos.

Alexis monte au bar. Entre deux gorgées de son jus d’orange, il éclate soudain d’un rire sonore fort peu discret, en se demandant comment il aurait pu honorer les désirs de trois prêtresses d’Isis, successivement. Surpris, le barman lâche le seau à glaces qu’il tenait dans ses mains.

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