Le monde selon Grappe

Jean-Baptiste Baronian,

Gaston Grappe, voilà le nom de celui dont je vais vous parler, un type dans la cinquantaine, grand et mince (pas un millimètre de graisse), genre beau mec, les cheveux couleur de lin grisonnants, toujours tiré à quatre épingles, toujours très classe, Armani ou Smalto, impossible de ne pas être frappé par son allure extrêmement distinguée et la douceur de ses traits.

À l’époque où j’ai fait sa connaissance, il venait de se lancer dans la restauration, un nouveau concept, affirmait-il, une sorte de snack cent pour cent bio, des petits plats simples, laitue, tomate, carotte râpée, lentille, aubergine cuite à l’eau, salade de thon, sardines à l’huile d’olive, saumon fumé, poulet froid, fruits de saison, jamais de viande (jamais de carne, comme il disait), pain aux céréales, le tout servi dans un décor 7, en par de très jolies filles.

Son premier snack, ironiquement baptisé Au Sain Plat, Gaston Grappe l’avait ouvert galerie Louise, entrée place Stéphanie, un succès presque immédiat. Et moins d’un an plus tard, il y en avait eu un deuxième, dans une autre galerie bruxelloise, place du Grand-Sablon, un endroit agréable ouvert toute la semaine à midi, y compris le dimanche et les jours fériés.

Le tout-Bruxelles un peu nunuche, bling-bling et futile fréquentait les snacks de Gaston Grappe, des gens pour la plupart entre trente et quarante ans, et le plus curieux, c’est que ces gens-là y venaient non seulement pour y déjeuner, mais aussi pour y propager ou récolter des potins, des histoires de cul de préférence, qui était avec qui, qui couchait avec qui, qui trompait qui, qui courait après qui, et on pouvait en entendre de toutes sortes, des vérités comme de scandaleux ragots, des indiscrétions comme d’odieuses calomnies.

*

C’est Au Sain Plat de la place du Grand-Sablon que j’ai appris un beau jour que Gaston Grappe était sur le point de céder son affaire. D’après la rumeur, il était tombé sur une jeune nénette qui lui avait mis le cœur sens dessus dessous et qui n’avait qu’une idée derrière la tête : effectuer le tour du monde sur un voilier. Ce devait être un voyage de neuf ou dix mois, départ La Rochelle vers l’Amérique et le canal de Panama, puis tout le continent asiatique et retour en Charente par le canal de Suez, la Méditerranée, le détroit de Gibraltar et le golfe de Gascogne.

Les méchantes langues soutenaient que Gaston Grappe n’entreprendrait jamais ce périple, vu qu’il n’avait absolument pas le pied marin. Même sur une mer calme, plate comme la paume de la main, il serait, prétendait-on, immédiatement pris de malaise et de vertige. D’autres jasaient sur cette nénette dont on ne connaissait pas le nom, que personne n’avait jamais ne serait-ce qu’entraperçue et dont on pouvait se demander, en définitive, si elle n’était pas une chimère.

Quoi qu’il en fût, une chose est sûre : Gaston Grappe allait disparaître dans la nature presque du jour au lendemain, et bientôt on ne devait plus du tout entendre parler de lui.

Était-il effectivement parti quelque part au bout du monde en compagnie de sa dulcinée ou s’était-il retiré dans un coin tranquille, au cœur de l’Ariège où, d’après ce qu’on m’avait dit, il possédait une vieille maison au cœur d’un hameau, loin, très loin des sentiers battus ?

Je l’ignorais.

*

Deux ans et demi après que Gaston Grappe avait vendu ses deux restaurants, j’ai eu la grande surprise de le revoir à un vernissage. C’était au Salon d’art, rue de l’Hôtel des Monnaies. On y exposait des tableaux récents et des dessins de Camille De Taeye, un de mes peintres favoris, le magnifique champion, le virtuose de la subversion des images.

Je ne sais pas pourquoi, mais je n’aurais jamais pensé que Gaston Grappe pouvait s’intéresser à la peinture, et surtout pas à la peinture contemporaine, figurative ou non. Or, dès que j’ai franchi la porte de la galerie, je suis tombé directement sur lui. Vêtu avec goût selon son habitude, il était en contemplation devant un dessin sur toile représentant la partie inférieure d’un corps de femme, fesses et jambes nues, chaussures à haut talon, en train de pisser sur un crâne humain. Il avait l’air subjugué. J’avais l’impression en le regardant qu’il était profondément immergé dans ce dessin et qu’à cet instant précis plus rien d’autre au monde n’existait à ses yeux.

J’ai attendu qu’il en détourne son attention pour m’avancer vers lui, le saluer et lui tendre la main.

Il l’a prise dans la sienne, l’a serrée avec chaleur et m’a adressé un large sourire, de toute évidence ravi de me revoir.

On a d’abord échangé quelques paroles anodines, puis je lui ai demandé depuis combien de temps il était de retour en Belgique et comment s’était déroulé son fameux tour du monde.

Son premier réflexe a été d’éclater de rire. C’était un rire très sonore qui lui donnait une physionomie des plus juvéniles et accentuait son charme. J’ai cru que j’avais formulé une grosse bêtise.

« Qu’est-ce que j’ai dit de si drôle ? »

Gaston Grappe m’a dévisagé.

« Mais rien. Seulement vous devez savoir que je n’ai jamais fait le tour du monde. »

J’ai écarquillé les yeux.

« Ah bon ? J’ai pourtant le souvenir que vous avez vendu vos restaurants pour aller naviguer avec une amie… ou alors je me trompe…

— Oui, vous vous trompez. Je me trouvais en Ariège dans ma petite maison de campagne. Et seul, figurez-vous. J’y étais encore il y a deux semaines.

— On a raconté à l’époque… »

Il m’a interrompu.

« On a raconté tellement de choses ! Mais sachez que j’ai moi-même fait colporter le bruit que j’étais amoureux d’une fille beaucoup plus jeune que moi, d’une gamine, et que nous allions ensemble entreprendre un tour du monde sur un voilier.

— Et pour quelle raison ?

— Vous ne me croirez jamais.

— Je suis prêt à croire à tout. »

Gaston Grappe a eu un imperceptible sourire.

« J’avais décidé d’écrire un livre, de l’écrire dans le calme, la paix et la solitude. »

C’était si inattendu que j’ai de nouveau écarquillé les yeux.

« Et vous l’avez écrit, ce livre ?

— Oui, je l’ai terminé juste avant de rentrer en Belgique.

— Un roman ?

— Non, une sorte d’essai relatif à l’art et dont je n’ai pas encore trouvé le titre… »

Il a subitement baissé la voix comme s’il allait me faire une honteuse confidence ou me révéler un terrible secret :

« Je pense à Le Monde et son image ou à quelque chose d’approchant… »

Il y a eu un silence. J’ai détourné la tête et distingué, au fond de la galerie, la silhouette très reconnaissable de Camille De Taeye en grande conversation avec un critique du Vif L’Express. À côté d’eux, se tenait un couple de Japonais et un homme entièrement habillé de cuir, longue chevelure et longue barbe poivre et sel, le bras droit entourant la taille d’une punk.

Soudain, un quidam est venu saluer à son tour Gaston Grappe. Ils se sont jetés dans les bras l’un de l’autre.

Je me suis éloigné pour examiner les toiles et les dessins accrochés aux cimaises. Lorsque j’ai cherché Gaston Grappe, cinq minutes plus tard, il s’était éclipsé.

*

Huit ou neuf mois après avoir rencontré Gaston Grappe au vernissage de Camille De Taeye, j’ai appris en déjeunant Au Sain Plat du Grand-Sablon que le livre dont il m’avait si brièvement parlé était enfin sorti

de presse.

Je me suis rendu chez mon libraire habituel, à deux pas de la place Saint-Lambert. Je lui ai dit que je souhaitais acquérir l’essai que venait de publier un certain Gaston Grappe, mais que je ne savais pas quel en était le titre ni chez quel éditeur il avait paru.

Mon libraire a sourcillé, l’air dubitatif, puis s’est dirigé vers une des tables de son officine avant de s’emparer d’un volume et de m’en montrer la couverture.

« C’est bien ça ? »

Quand il me l’a mis entre les mains, je n’ai pas pu m’empêcher d’avoir un brusque sursaut.

L’ouvrage s’appelait non pas Le Monde et son image, mais bien L’Immonde et son image, et je me suis rappelé tout à coup que lorsqu’il m’en avait touché un mot, Gaston Grappe avait baissé la voix. J’étais persuadé d’avoir entendu « monde », alors qu’en réalité, je m’en rendais compte à cet instant précis, il s’agissait d’« immonde ».

Ce n’est pas tout : l’illustration ornant la couverture était le dessin même de Camille De Taeye, exposé au Salon d’Art, où l’on voit cette femme nue en train de pisser sur un crâne.

J’ai lu le livre d’une seule traite, passablement troublé. Je ne suis pas expert, non, mais j’y vois un vibrant panégyrique de la scatologie dans la peinture moderne.

Moi, à la place de Gaston Grappe, je l’aurais intitulé De la scatologie considérée comme un des beaux-arts.

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