Du guide touristique

Alain Bertrand,

Le guide touristique a plus d’un tour dans son sac. Contrairement au mari, il reste toujours vert. Mieux : c’est un objet facile à manipuler. Il brille par son savoir, déroule des phrases limpides comme un ruisseau, s’illustre par des schémas d’un génie tout militaire. À se demander s’il faut vraiment partir en vacances. Plus la peine de boucler ses valises, ni sa ceinture dans l’avion. Monsieur et madame posés dans le fauteuil, au salon, devant un verre d’exotisme et des amuse-gueules de saison. Chacun ouvre son exemplaire en soupirant d’aise et se plonge dans la lecture. Les panoramas dévoilent leurs villages de nains. Les cathédrales exposent leur profil doublement masculin. Les torrents déversent la petite histoire dans la grande qui se répand dans la Meuse, puis dans l’oubli.

Monsieur se demande comment leur couple a pu vivre si longtemps en ne sachant pas.

« Tu te rends compte, dit-il à madame, les murailles qui dominent Sedan font le plus vaste château d’Europe… La place Ducale, à Charleville, est un rectangle de forme classique… Rocroi possède une enceinte bastionnée, caractéristique de Vauban…

— Ce type-là besognait comme un nègre, répond madame par-dessus ses lunettes, on parle de lui dans tous les guides de France.

— Quand on a vu une de ses fortifications, on les a vues toutes », nuance monsieur en piquant dans la soucoupe un biscuit en forme d’étoile.

Madame opine et replonge dans les délicatesses du clystère et de la ventouse. Vauban en Ardennes, ce n’est pas rien, tout de même, ça justifie le prix du guide. Et pas besoin d’aller sur place, puisqu’on connaît déjà tout ce qu’il faut avoir vu, et que monsieur pourra raconter lors d’une soirée entre amis.

Le reste, tout le reste n’existe pas, ou si peu, si médiocrement qu’en toucher un mot relèverait de la faute de goût.

Le monde est un livre, et le guide touristique la dernière grande aventure de la pensée, avec l’apéritif et le documentaire animalier.

Une aventure à l’arrêt, nonobstant : pourquoi madame reste-t-elle penchée sur son guidon au milieu de sa balade à vélo ? Parce qu’elle s’est mise en route sur un coup de tête, et sans son mari qui somnole dans le divan. Mais avec son guide qu’elle épluche d’un air circonspect. On la comprend, Madame : non seulement, elle s’est fatigué les articulations au gré de la pédalée, mais surtout la combe évasée comme une vague et qui se brise contre la digue noire de la sapinière, là, en contrebas, n’est pas inscrite sur le papier.

C’est donc que le guide est sans objet ou que le paysage n’a pas plus de réalité qu’une vision d’ivrogne. Voilà madame aux prises avec l’émeute de ses cinq sens.

Car si monsieur ronfle au salon, madame vient de subir un choc poétique – n’ayons pas peur des mots.

Pédalant, elle allait dans le vent, les joues lisses, le cerveau léger, la mise en plis, le guide dans les fontes, l’âme quiète.

Bref, la candeur d’un enfant qui laisse son regard courir sur le monde.

Et soudain la lumière glissant sur la combe.

Et l’herbe comme un tapis de soie effleuré par les ailes des mésanges. Les coquelicots saignent, les myrtilles bleuissent dans la toison des taillis. Un renard surgit, renifle le vent d’or. Madame se sent la poitrine remuée, la paupière électrique : le temps de vérifier dans le guide, et un nuage tire le tapis, efface les coloris et mange les fruits bleus.

Quant au renard, il est dans le guide, immortalisé à la page 53, dans une pose de renard. Le poil automnal, il exhibe un profil de trois quarts et une queue bien peignée. On le sent vacciné de frais et l’anus délivré des parasites. Repéré dans le guide, il va tourner dans une superproduction de Walt Disney ; en fait, il se tâte sur le montant du contrat et se demande s’il est bien sage de tourner avec les sept nains de jardin et la grosse dame qui le regarde d’un air si bête que ça en devient gênant pour sa dignité de petit animal à fourrure. Déjà que la fable le contraint à se taper du camembert, et la faculté, des rafales de piqûres contre la rage…

La sagesse commande de cultiver son bosquet, murmure le renard.

Et tant pis si madame oublie de vivre en poésie – et sans monsieur son mari.

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