Le chemin de l’humanité vers l’humanité ne peut éviter de passer par Cuba
Abel Prieto
ministre de la Culture de la République de Cuba

J’ai dans l’âme un œil qui voit l’avenir, don mystérieux d’une étoile où chaque nuit, jusqu’à ma cime, retentit le cri d’Eva de Cuba. Depuis l’éclair qui engendra la belle Habanaguana – première ancêtre d’Eva – nul n’a connu d’histoire plus mémorable dans le cours entier des âges et des mythes : c’est ce dont, par mes feuilles, il fallait témoigner. Car je suis né moi-même d’une semence astrale tombée de cette foudre. Un arbre vous conseille donc d’écouter bruire le vent dans ses palmes, d’entendre monter de ses racines la rumeur d’une très vieille mélopée.

Jamais ne reviendra l’abomination du jour. Plus d’aurore pour saluer la genèse du monde. Un coup de feu peut-il trucider le soleil ? Juan-Luis de Loyola est juché à la cime d’une tour de verre surplombant le canal de Bruxelles. Peut-être les deux se sont-ils renversés comme ont dû le faire les paupières d’un homme quand ses yeux se sont révulsés dans la mort, de sorte qu’une autre nuit recommence au matin ? Cette nuit sans étoiles, encore, lui parvient la voix d’Eva. Les yeux rougis par l’immense veille, il sait qu’aucun rayon d’aucun astre ne percera son cachot de ténèbres au sommet de Bruxelles.

Quelles créatures venues du royaume des ombres seraient-elles attirées dans la ville par cette nuit sans fin ? Quels fantômes, les premiers, découvriraient-ils un singulier slogan publicitaire clignotant en haut de la Tour ?

SIEMPRE ES 26

*

Une terreur quotidienne envahissait la capitale d’Europe. Elle surgissait de ses bas-fonds, rampait à l’assaut des immeubles qu’elle submergeait tant que durait le jour avant de refluer vers le canal, comme une marée monte et se retire. Nul n’était à l’abri d’une rencontre avec les morts, surtout si l’on avait eu l’inconscience de passer une nuit blanche, ce qui était le cas de Loyola pour l’occasion de son cinquantième anniversaire. Il y avait en effet un demi-siècle, jour pour nuit, qu’il était né à Santiago de Cuba.

Dans ma tête en feu bourdonne un vertige de ténèbres. Où suis-je ? Nulle part. Le roman, que je dois écrire, supposerait de penser à fond tout ce qui passe devant mes yeux. Mais quand il ne passe plus rien ? Loyola titube contre la fenêtre, ivre de cette nuit sans sommeil. Machinalement il rejoint son bureau, où brille l’éclat d’un ordinateur portable. Toute réalité vraie, toute vérité réelle n’échappe-t-elle pas au regard de celle qui se voulait omnipotente, omnivoyante, omnisciente : la tour Panoptic ? Nous qui avions cru pouvoir accomplir l’exploit de la renverser à mains nues ! La légende parlait toujours à mes oreilles ; elle disait une nuit sans autre étoile que celle où ne s’est jamais tue la voix d’Eva, qui fut Habanaguana pour un autre homme que mon père.

« La première parole était déjà mondiale », clamait une de ses chansons. Vous n’entendrez plus la voix de cet aède. Pan, pan, pan à tue-tête ! Adieu l’ange avalé par le dragon du canal ! Tête en feu ! Tourbillon de mémoire ! Comme cette Plymouth noire des années cinquante franchissant les océans pour aborder le littoral d’un royaume qui se lézarde et tombe en ruines, où la statue équestre de Léopold II face à la mer se change en celle, fièrement cabrée, du général de Loyola, l’un des pères de la nation cubaine.

De quelle constellation lointaine était tombé l’aède ?

*

Un instant Juan-Luis de Loyola croit voir le soleil voilé comme une lune pâle sous les nuages noirs, mais à nouveau l’obscurité s’empare du ciel alors qu’il devrait depuis longtemps taire jour. Celui de son anniversaire. Dans la nuit tourmentée de sortilèges, à ses tempes le sang bat d’un père et d’une mère inconnus. Son corps Hotte sur des souvenirs qui ne peuvent être les siens. Pourquoi ce vertige ? Les événements d’une aube noire défilent sur l’écran de son portable. Au terme de cette nuit, Loyola le jure, il partira vers l’Orient de sa mère, pour gagner l’extrême Occident de son père.

Mirum somnium somniavi, disait notre ancêtre Ignace de Loyola.

J’ai fait un rêve mirifique ! Ce fut un cauchemar d’ombres où j’étais mort avant d’avoir été conçu, mais où j’habitais au-delà de la mort : ces choses-là n’arrivent pas dans les romans !

Toute réalité réelle échappe au regard de la Tour comme cette automobile d’un autre âge fonçant sur l’autoroute en direction de Bruxelles. Toute vérité véritable échappe à son regard comme cette Plymouth noire qui file sur le boulevard Léopold II menant de la basilique au Botanique (divisé en son centre par des plantes exotiques), pour éclairer dans le ciel un dragon dont la gueule crache vers l’Occident tandis que l’archange Michel de son glaive embrase l’Orient, l’un et l’autre ayant fui la flèche de l’Hôtel de ville en cette nuit sans fin du 16 juin 2004.

Quelles transmutations alchimiques archanges et dragons, spectres et espritsquand ils se libèrent – font-ils subir à une capitale d’Europe ?

*

Ce devait être l’aube et le ciel paraissait, aux yeux de Loyola, chargé d’une poussière cataclysmique. Un peu partout, sur l’écran de son bureau, des bombes pleuvent qui explosent au milieu de villes interchangeables, crachant leurs paquets de viande humaine comme autant de furoncles, leur pus. Pus guère que le sang qui parle aujourd’hui. D’une rive à l’autre de l’océan d’Atlas. Loyola ne peut détourner son visage de ces paysages blessés. Pâtes humaines mêlées au fer, au ciment, au verre. Comment voir jaillir une lumière de ces décombres ? L’Occident contre l’Orient. L’autre face du Welfare State. Celle qui depuis cinquante ans fait éclore des gerbes de feu, fuser des globules de sang d’un plus sombre éclat que les fleurs de Pâques écarlates qui ornaient jadis dans mes branches la chevelure d’Eva de Cuba.

Après-demain, sans doute, il fera jour.

Mais cette aube-ci ne laissera filtrer dans le ciel de Bruxelles aucune autre lueur que les flammes de son archange et de son dragon totémiques. C’est à leur lumière que mon père, au volant d’une guimbarde d’avant ma naissance, voit s’éclairer le paradis de saints et d’anges en marbre blanc du cimetière Cristobal Colon, où ma mère ne chante que pour lui seul. Il avait eu le dôme de la basilique devant les yeux, mais au sortir du tunnel, c’était celui du Capitolio qui flottait à l’horizon du rétroviseur. Sa Plymouth noire longe toujours la nécropole puis quitte le boulevard vers la droite et s’engage le long du canal, où sur un mur défile en lettres géantes :

SEGUIMOS EN COMBATE POR EL 26

Sur l’asphalte glissent des souvenirs jamais vécus, crissent les rêves d’une enfance que je n’ai pas connue.

Plus encore que l’Hôtel de ville surmonté de son archange et de son dragon, la tour Panoptic imposait à la capitale d’Europe sa puissance tutélaire, pareille à La demeure des maîtres du Visible et de l’invisible.

*

Comment ça commence, une histoire ?, se demandent à raison bien des hommes. Trois détonations. Ces cris de feu suivis d’une longue traînée de silence ont brisé la nuit de la ville en pleine tête. Et la digestion quotidienne reprendra son cours. L’immense gosier urbain, l’œsophage. Croyez en mes antennes qui ont l’œil et l’oreille d’un arbre chu de la chevelure des Pléiades : une voix ne sera pas engloutie par ce cloaque. Glouglou, murmure une bouteille de rhum vieux que Juan-Luis de Loyola siphonne depuis des heures au sommet de la tour qui voudrait m’imiter. L’estomac, l’intestin social et tout le saint tremblement des boyaux d’un arbre de verre et de métal feront bientôt valoir leur droit d’anus. Partout le culte aux choses rendu comme à l’âme des morts. Qui n’est pas de ce monde est contre nous, qui se réclame d’un autre avenir est mort !

Ce dernier étage n’offrait-il pas une fenêtre de tir idéale au sniper embusqué, dont la cible eût traversé le pont de béton qui enjambe le canal à hauteur de la place saint Jean-Baptiste ? Là même où, sur l’écran du portable, se dirige une automobile d’un autre âge. Mon père écrase l’accélérateur et sa Plymouth noire s’enfonce dans la nuit de Bruxelles. Par la vitre, il voit les taudis de son enfance qui défilent et se met à tambouriner sur son volant : le bongo a deux têtes, vie et mort, nuit et jour, christianisme et Santeria ! Ces têtes luttent, elles essaient de vous faire croire qu’elles sont deux et non une seule. Il faut diffuser le message de l’unité perdue pour que le corps danse et que l’esprit vienne. Mais le couple formé par l’archange et le dragon s’est dissocié. L’un a fui vers l’Occident, l’autre vers l’Orient… C’est ainsi que la Plymouth longe les quartiers oubliés de la capitale d’Europe, sans eau ni électricité, où des haillons pendent aux fils entre des abris de fortune. Mon père sait que cette misère noire concerne presque toutes les populations de la Terre. Lui-même l’a connue. C’est la vérité planétaire pour tous ceux, ou presque, dont la peau a la couleur du rhum.

Mon verre de rhum est vide, se dit Juan-Luis de Loyola. Comme le chargeur du fusil à lunette infrarouge posé à côté de la bouteille sur ce bureau d’acajou. Ça vous requinque un homme, une petite rasade. À la santé de l’âme de quelqu’un… Pour lui, le signal d’une terre nouvelle dans le catafalque du canal !

Oui, le trader que je suis se doit aussi d’être un raider, un hacker, un killer, un sniper. Mais faut-il que jamais ne revienne le matin ? La violence des nuits n’aurait-elle pas de fin ? Quels cercles de feu traverser pour franchir cet abîme ? Alors la Plymouth noire de mon père se retrouva d’un coup sur le Malecón.

Quels échos du royaume des ombres aux racines d’une Tour de verre !

*

Je vois depuis ma cime le visage de Loyola demeurer impassible, suspendu au dernier étage telle une gargouille dans la pénombre du jour absent. Il a depuis longtemps le sentiment que plus il en apprend sur lui-même, moins il en sait. Plus il cherche, plus il s’enfonce dans le néant. Et, devant la scène qu’il voit se dérouler sous ses yeux, cette bagnole préhistorique au volant de laquelle un père inconnu tambourine la chanson de sa mère aimée jadis par un autre homme, la perspective court vers un point de fuite sans retour possible. Soudain, comme si quelque chose en lui se libérait après le crime, un Hot de paroles sort de sa bouche, des paroles venues de quelque autre monde.

Un martyr funambulesque de plus ou de moins, quelle importance ? Moi-même, ai-je vraiment existé ? Je suis l’enfant d’un couple qui ne s’est peut-être jamais rencontré. Moi, Juan-Luis de Loyola, je suis le fantôme d’une ombre qui vécut sous le nom d’Anatole Atlas, et qui me dicte ces mots depuis le canal de Bruxelles. Désormais, j’en suis réduit à une apparence privée de substance, tandis que l’autre est devenu ma substance privée de toute apparence. À lui les nuits dans la floraison lumineuse des étoiles… À moi les jours noirs éclairés par le glaive d’un dragon, par la gueule en feu d’un archange !

Aède est celui qui fait chanter le globe. Quand le monde entier tourne fou, que la planète vacille privée de l’un de ses pôles, quel vertige est celui d’Atlas… Car cet archange et ce dragon, pour lui, c’était l’oiseau-serpent des origines, c’était Habanaguana, c’était Eva de Cuba !

*

Trois coups de feu… Du côté des Pléiades, une ode chantée par l’allante mort cette nuit dans le canal parcourut les brousses de l’espace au moyen des tam-tams taillés dans mon tronc, qui répercutaient ce chant d’astre en astre et sans fin l’enrichissaient jusqu’à l’oubli de l’auteur initial ; ainsi, je me flatte que nul ne se souvienne jamais des origines de cette mélopée, dont le mieux serait encore qu’on l’attribue à l’arbre auprès de la source même du cosmos.

Mon père devant l’arbre sacré ! Papa, tu m’entends ? Juan-Luis de Loyola rumine. Jamais il n’a rencontré cet homme dans une Plymouth noire, qui vient de se garer sur le quai du canal avant de sortir de sa voiture pour s’approcher d’un vulgaire platane, et qui lève les yeux vers la ville haute surmontée de sa Tour, perchée sur le canal comme sur un précipice. En pleine lumière de ses phares, Abel de Loyola venait d’apercevoir près de l’arbre un petit garçon tout semblable à lui-même quand il était enfant. Tournant le dos à un abri au toit de palmes, il ne portait pas de pantalon, juste un vieux tee-shirt arborant le slogan qui scintille toujours au sommet de la Tour : SIEMPRE ES 26 !… Debout sur le trottoir, l’enfant avait le ventre gonflé à force de ne rien manger. Quelque chose pendait de ses fesses, un fil argenté et brillant. Mon père savait ce que ça voulait dire. Alors il a freiné en catastrophe, sentant en lui la morsure du ver solitaire ayant tellement grandi dans son ventre qu’il dépassait du cul comme un serpent dépourvu d’ailes pour s’envoler. Loyola devine à présent que quelque chose ne tourne pas rond dans cet anniversaire, qu’il n’est pas vraiment celui qu’il croit être, que ses souvenirs ne sont pas tout à fait les siens. Du moins, en ce qui concerne sa mémoire lointaine.

Pèlerinage à l’ombre de l’arbre sacré. S’incliner devant les racines monstrueuses. Recueillir la sève des larges feuilles. Vertige. Sous le jaguëy dont l’ombre aujourd’hui couvrira la planète entière.

*

Bon. Par où commencer ? Je vous disais que nous entendions souffler le vent des galaxies dans les branches d’un arbre. Son murmure évoque la voix de celui qui vous parle. Un chant se lève en lui qui n’a connu sa source et n’aura d’estuaire qu’en la constellation des Pléiades. Ce n’est donc pas vrai qu’elles se taisent, les myriades en fleurs dont est peuplée sa tête. Goutte à goutte, feuille par feuille s’y entend psalmodier la fugue des nébuleuses. Étonnez-vous de lui s’il profère de telles fables ! Ainsi du sang sur ses feuilles et sur ses racines, comme le chantait Eva dans mes bras, quand elle roucoulait la rengaine d’Abel de Loyola. Je suis l’oiseau-serpent, disait l’une de ses chansons. Dans mes bras ? Je voulais parler de mes branches où pendait un étrange fruit, la nuit du 26 juillet 1953.

Juan-Luis de Loyola s’accroche à l’image de son père en cette nuit jubilaire. Papa, réponds, tu m’entends ? Écoute, j’ai le rythme que tu m’as fait entrer dans le sang ! Mon père captait toujours la voix d’Eva. Pour lui seul, elle chantait encore les étranges fruits suspendus aux figuiers de l’île, sa propre tête criblée de balles accrochée à l’un de ces arbres maudits. Loyola voyait son père Abel, sorti de la Plymouth au bord du canal, aller vers ce platane ou ce marronnier de sa démarche rythmée, sans arrogance ni frime, comme s’il était habité par le son du tambour. Le petit garçon semblable à lui-même autrefois s’était éclipsé dans les végétations tropicales, où des néons multicolores clignotaient sur le jet d’eau d’une fontaine en marbre. Abel de Loyola se souvenait-il des danseuses du casino quand elles roulaient du cul au moment où Eva sautait depuis son jaguëy sur la scène du cabaret ? L’un et l’autre, chacun à sa manière, étaient acrobates sur une corde raide au-dessus d’un monde qui déjà vacillait à toute allure…

Je vis alors mon père ouvrir sa braguette et pisser un long coup à l’arbre du coin, visant les racines tachées de son sang, près de ce paradis sous les étoiles où des musiciens nègres comme lui jouaient pour faire scintiller les femmes élégantes en robe de cocktail au bras de leur cavalier en smoking, sous la fumée bleue des havanes.

Si les racines de l’arbre s’en souviennent ! C’était l’époque où commençaient à se multiplier partout, sur les murs du monde civilisé, des affiches annonçant cigarettes parfumées et gommes à mâcher, limonades chimiques et pommades à tous usages, vantées par des créatures élégantes voguant sur des nefs aussi somptueuses que celle ayant conduit depuis les Cyclades jusqu’aux Caraïbes une certaine Aurore Théokratidès, héritière des parfums Noé qui plus tard serait dite Eva de Cuba. Tant de continents vierges du cerveau restaient à découvrir, aussi vastes que les océans du monde avant le premier voyage de Colomb ! De gigantesques étendues mentales se déployaient aux horizons des terres connues, qui ne demandaient qu’à être exploitées par les nouveaux Conquérants de l’âme humaine…

*

Aucun texte ne mentionne le nom de l’arbre au paradis des origines, un arbre qui – dit-on – pouvait déployer son ombre sur tous les habitants de la Terre. Cet arbre immense, aux racines cosmiques, dont les branches offraient leur asile aux populations de la planète entière, Abel de Loyola l’avait devant les yeux. Mais il n’eut d’yeux que pour ceux d’Eva, pour sa peau noire et sa chevelure blonde où brillait l’étoile rouge d’une fleur de Pâques. L’un et l’autre voyaient l’autre côté du monde. En même temps le corps d’un homme était pendu à une branche de l’arbre, et son murmure évoquait moins le râle ou le gémissement qu’une douce musique amplifiée par le vent. Celui-ci se mit à souffler en rafales, agitant le corps sans vie de mouvements saccadés. C’est alors que l’enseigne lumineuse au sommet de la Tour fut prise de spasmes qui lui firent agrandir ses signes dans le ciel, au rythme où le cadavre continuait de se balancer en cadence, tandis qu’Abel de Loyola pissait toujours et scrutait avec un grand sourire ces lettres clignotantes :

26 DE JULIO 1953

Juan-Luis de Loyola se tient à la fenêtre du dernier étage, attendant que vienne l’aube du grand jour. Soleil à naître ! Cri d’Eva ! Si je suis né le 16 juin 1954, ma conception remonte à cette nuit du 26 juillet 1953, celle de l’assaut de la Moncada. Le jour où il fut conçu partout s’étalait sur les murs dans l’île de sa naissance. La partie orientale, en particulier, résonnait de cette clameur : 26 de Julio. Pas un coin de Santiago ou de Guantánamo qui ne fît allusion publique à cette date ayant eu pour lui quelque conséquence d’ordre privé. Le jour – ou plutôt la nuit – du 26 juillet 1953 fut l’ultime où mon père et ma mère purent me concevoir. Un tel événement ne s’afficherait pas dans les rues, s’il n’était celui de l’attaque d’une caserne militaire auquel mon père avait pris part. Ce haut fait d’armes devait me valoir une rémission de peine sur Terre – un rabiot d’existence fœtale, puisque je suis resté près de deux mois de trop dans le ventre de ma mère, pour naître le 16 juin 1954. Qu’ai-je donc bien pu y faire, et pour quelles raisons ?, se demande un homme juché cinquante ans plus tard au sommet d’une tour qui domine Bruxelles.

Cette enquête intéresse le royaume des racines, où l’on sait bien que Juan-Luis de Loyola n’est jamais seul même quand il est seul. Depuis longtemps il connaît l’art de parler avec son ombre. Cette manie lui vient de l’enfance, passée sur un autre continent. Elle s’est aggravée lorsque, à l’âge de six ans, on l’a expédié dans une famille en Belgique, où il n’aura de cesse d’appeler à travers l’océan cette autre voix de lui-même qu’avec son vieux pote Anatole, petit-fils de l’aède, ils imagineraient cachée parmi les obscures vésanies d’un canal.

*

Le jaguëy ne s’adresse guère aux hommes avec facilité, tant il éprouve de manière embrouillée les expériences auxquelles il assista comme témoin depuis des millénaires, sous de multiples angles à la fois, souvent contradictoires. Tenez. Cette frénésie tropicale émanant d’Abel de Loyola… L’on sait, de ce mulâtre cubain, qu’il ne compta pas pour peu dans le tourbillon des années cinquante, pour avoir pris part aux convulsions des avant-gardes européennes comme à l’assaut de la Moncada qui devait lui être fatal. Un labyrinthe inédit verrait le jour à l’aube de la seconde moitié du siècle vingtième, un labyrinthe en constante expansion dont les dédales proliféreraient jusqu’au cosmos pour que soit un jour abattu le mur venant de se dresser entre les parties occidentale et orientale de l’Europe, au-delà duquel flottait un drapeau rouge frappé de la faucille et du marteau.

Juan-Luis de Loyola n’ignorait pas qu’au jour ou à la nuit de sa conception se fêtait le carnaval à Santiago de Cuba. Chacun libérait alors saints et démons pour qu’ils cavalent tranquilles tout le reste de l’année. Cette province de l’Oriente, rebelle et patriotique entre toutes celles de l’île, avait déjà payé le plus lourd tribut de sang lors des guerres de l’Indépendance. Abel de Loyola se tenait toujours à uriner d’un jet puissant de carnaval devant l’arbre de mémoire, fouillant des yeux l’obscurité du canal. Comme ses compagnons du 26 juillet, il tenait le langage d’un chevalier des temps modernes, celui d’un hidalgo épris d’honneur et de justice, même si son enfance avait plutôt cavalé misère. Ne jamais jouer les durs, se disait-il en scrutant les esprits de l’ombre, dans ces lieux où nos grands-pères ont passé leur vie à travailler quatorze heures par jour, machette à la main, pour couper des cannes à sucre en échange de deux poignées de riz ou de haricots, tandis que dans l’étable une femme recevait sur son cul le fouet lascif du contremaître, car on savait alors ce que voulait dire travailler plus pour gagner plus. Il fallait jouer à qui agite au mieux sa machette, ainsi que son père et son grand-père avant lui. Ne jamais dédaigner une bonne gorgée de rhum et l’avaler d’un trait comme si on envoyait chier le monde, parce que la vie c’est de la merde comme cette saloperie de ver qui peut vous sortir des fesses, puis rire un bon coup sans savoir si, perché sur votre épaule, il y a le saint ou le démon, l’archange ou le dragon du carnaval, dont Abel de Loyola traquait les ombres au fond du carnacacavalcanal.

C’est depuis le royaume des racines que l’on peut comprendre ce qui arrive à juan-Luis de Loyola. Lui-même ignorait le sens de cette nuit d’anniversaire passée à boire après avoir tué un homme ayant connu sa mère avant son père voici plus d’une éternité. Cet état de faiblesse le rendait invincible, qui lui faisait verser sans cesse un baume de feu sur son inguérissable blessure. Car la brûlure en lui prenait source bien plus loin que l’enfance. Comme l’ivrogne calme le mal d’alcool par l’alcool, il aimait enivrer de phrases théâtrales avec son double une souffrance d’avant sa naissance. C’est dans un tel esprit, sans rien d’autre que l’arbre des origines qui pût peser sur lui ou lui porter ombrage que, seul face à son ombre invisible, au-dessus de tout, debout sur son ombre elle-même, Loyola mesurait la vanité de son pouvoir au sommet d’une Tour dominant la capitale d’Europe.

*

C’est grâce à mon ombre sur le monde que Juan-Luis de Loyola voit sa mère en tenue légère – une fleur de Pâques pour toute vêture – faire magie dans l’arbre au pied duquel n’en finit pas de pisser son père. Il voit l’oiseau-serpent de bienfaisante mémoire animer l’ombrage du vieil arbre. Il voit les anges et les démons, les dieux et les esprits d’une île où devait exploser la révolte de sang et de feu, révolte écarlate comme cette fleur dans la chevelure d’or d’Eva de Cuba. Une révolte d’étoiles et de cyclones, puis la gerbe de chiures et de vomissures sanglantes ayant entouré sa naissance. Qu’il attend encore. Car il n’a pas connu sa mère et n’a d’autre sanctuaire qu’un coffre où dort la seule relique de celui qu’il croit être son père.

Juan-Luis de Loyola sortit du coffre-fort un paquet mal ficelé, d’où il déploya sur le bureau d’acajou un morceau de tissu souillé de cette couleur brune que prend le sang quand il a séché de longues années sur une étoffe blanche. Avec d’infinies précautions, il se passa sur le torse une chemise de coton à poches multiples. Une nuit. Une seule nuit. Mon père n’a connu ma mère qu’une seule nuit, celle du 26 juillet 1953. Sa main se pose sur la poche de poitrine frappée de cette salissure en forme d’étoile. Au cas même où j’aurais été conçu au cours de la nuit qui devait lui être fatale, comment expliquer un séjour si long dans le ventre de ma mère ? Il tira de la poche une coupure de presse jaunie évoquant l’assaut manqué d’une caserne militaire à Santiago. L’article vantait l’armée d’avoir démantelé une société de conspirateurs à laquelle appartenait un certain Abel de Loyola. Sur une photographie apparaissait le chef des rebelles, que l’on disait mis hors d’état de nuire. Il s’agissait d’un jeune avocat, grand et athlétique, arborant une moustache à la Errol Flynn. Le hors-la-loi nommé Fidel Castro, assurait-on, ne ferait plus jamais entendre parler de lui. Leur groupe terroriste, apprenait-on encore, s’était placé sous les auspices de saint Jacques, patron de la ville. Scto Iago… le chemin des vagabonds, des pénitents, des nécessiteux, guidés par la Coquille, signe océanique… ironisait la rédaction dans une veine lyrique propre aux journaux de province.

Juan-Luis de Loyola remit la coupure dans la poche de poitrine de la guaya-bern. Jamais il n’avait cessé de remuer ces questions insolubles. Comme j’aurais dû voir le jour aux alentours du 26 avril, il est évident d’imaginer quelque rapport de ma mère avec un autre homme, vers le 16 septembre 1953. Or, je suis bien le fils d’Abel de Loyola, son sang ne peut mentir ! Juan-Luis de Loyola ricane d’un étrange sourire en se replaçant face à l’ordinateur portable. Notre propre secte des coquillards n’en était-elle pas à ses débuts, cette Internationale d’un genre nouveau qui entendait saper toutes les bases du monde civilisé ?

S’il écoutait à cet instant la voix du royaume des ombres, il entendrait qu’en vérité toutes les circonstances ayant entouré toutes les venues au monde sont invraisemblables. S’il ne paraissait guère crédible qu’il ait pu être conçu onze mois avant de naître, peut-être lui était-il plus facile d’imaginer que le spectre de son père, deux mois après sa mort, ait pu féconder le ventre de sa mère ?

*

Oui, mes branches parlent sur les hauteurs noirâtres de l’aurore. Voulez-vous tout savoir ? Elles connaissent des tas d’histoires, les floraisons sidérales d’un arbre où naquirent les premières légendes. Arbre à plumes, fleurs de feu, silencieusement va la sève du jaguëy gorgée de fruits d’or. Et toujours cette absence d’aurore… Aurore, comme le nom de baptême d’Eva, là-bas, sur une île des Cyclades. Loyola contemple la ville endormie. Seul avec la nuit, il ne veut sentir qu’une chose, la mer de son enfance. Écouter le chant de la houle qui lui contait la fable d’Eva, quand elle se brisait contre les rochers du Malecón.

suis-je ? Qu’ai-je fait ? Que dois-je faire encore ?

Près de onze mois de gestation, quarante jours de rab dans la matrice : vous avez déjà connu ça ? Mon père n’avait pas fini d’uriner sur les démons grouillant aux racines de l’arbre sacré, sans apercevoir Eva dans les branches qui l’observait de ses légendaires yeux verts. Les jambes toujours solidement plantées face au Malecôn, Abel de Loyola tourna le torse et mit une main en visière sur son front pour scruter la Tour qui dominait Bruxelles. Il n’était pas impossible qu’en guise d’être céleste voltigeant à hauteur des nuages, il put distinguer l’étrange gargouille ne le quittant pas des yeux depuis sa fenêtre du dernier étage. Je le vis se tourner à nouveau vers le canal et me désigner un petit bar sur l’autre rive.

Là naquit pour un aède le mythe Eva. Eva la voix d’or, Eva la seule chanteuse blanche qu’on pût comparer à Billie Holiday ! Eva la fille d’un milliardaire grec, éprise d’un révolutionnaire cubain, qui dictait la mode à Paris tout en imprimant son rythme aux nuits de Santiago de Cuba.

*

Juste après avoir créé la Terre, l’oiseau-serpent des origines aperçut qu’il y manquait deux yeux pour le voir dérouler ses anneaux emplumés dans l’univers. De sa langue bifide il cracha deux îles jumelles que relieraient ainsi qu’un savant nerf optique – les racines du même arbre génésique. Puis il déposa dans l’ombre de ses branches la première femme, dont la chevelure était tissée de la lumière des Pléiades. Ouvrez donc ces pages liminaires – dédicacées non pas au Prince, mais au Gueux – pour y sentir d’emblée la sueur d’une écorce millénaire ! Humez la chair et le sang d’un tronc trituré pour le plaisir de vos songes ! Inhalez la fumée de ses lianes, qui découvriront peut-être à vos yeux l’envers des choses !

Juan-Luis de Loyola se mit à claquer des doigts. 26 juillet, 26 juillet, 26 juillet ! Ces deux mots, sur une mesure à quatre temps, faisaient battre à son cœur le rythme endiablé d’un son santiaguero. Qui pouvait savoir que ce jour marquerait le départ d’une série d’événements dont serait bousculé l’ordre du monde ? Nous-mêmes, vingt ans plus tard, ne rêverions-nous pas d’une autre vie plus lumineuse au large de l’aurore ? Aujourd’hui je produis pour la Tour, à destination planétaire, de ces fausses lumières dont chaque soir ont besoin les ruines crépusculaires à seule fin de paraître nouvelles. Debout face au canal, urinant sans vergogne sur l’arbre sacré, mon père laisse monter en lui la puissance des vagues battant le Malecôn. Il semble se soulager de ma propre douleur, tandis que dans les branches ma mère continue de l’observer sans cesser de chanter tout bas, car il connaît toujours la puanteur du désespoir, une odeur de pieds sans chaussures, de cœurs en détresse, de visages couverts de croûtes. Aller à l’école ? Se faire soigner à l’hôpital ? Votre famille devait appartenir à la race du gouvernement ou à celle des racketteurs, ce qui revenait au même. Il sait aussi que l’argent coule à flots sous le dôme du Capitolio comme dans les casinos et les banques du Vedado. Oui, mon père avait compris cela, qu’un homme pouvait être un prince ou un cochon, un saint ou un démon, selon qu’il était né du bon ou du mauvais côté de la loi. Tous les esprits de la Santerîa se ligueraient alors pour lui faire connaître une ange blonde venue d’Europe en compagnie d’un autre homme, qui deviendrait pour lui Eva de Cuba.

Grâce à l’oiseau-serpent, racines et fruits ne sont pas séparés. Non plus que royaume des ombres et chevelure des Pléiades. C est en elle, bercé par son chant, que Juan-Luis de Loyola tout à l’heure s’est permis un petit somme, la tête renversée sur son clavier d’ordinateur. Dans son rêve, au sommet de la Tour, il était un homme gisant au fond du canal de Bruxelles, qui lui-même rêvait avoir tiré les coups de feu depuis la Tour sur l’homme ayant tué son père il y a cinquante ans ; mais alors, comment pouvaient-ils encore savoir l’un et l’autre qui était qui ?

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L’être du jaguëy, c’est une transe en immobilité totale, et dans cette immobilité même un voyage inimaginable à travers les espaces et les temps. Voulez-vous que cet arbre vous conte l’histoire de la belle Indienne Habanaguana, lointaine ancêtre d’Eva de Cuba ? L’oiseau-serpent des origines eut envie que les yeux de cette femme lui fussent un rappel des deux mers où il avait craché les îles jumelles. Il désira se faire un nid de sa crinière d’or. Il voulut que les couleurs de sa peau tussent un mélange de toutes celles qui peupleraient ses mondes, car ceux-ci seraient multiples et séparés par d’immenses déserts d’eau. Les temps et les âges passeraient ainsi que milliards de vagues avant qu’il prît fantaisie à l’oiseau-serpent de taire se rencontrer ses créatures à la surface de la Terre. Ainsi le Nouveau Monde, pour un certain Cristobal Colon, ce serait d’abord Eva, l’Indienne d’au-delà renversée dans le secret de mes palmures, sa chevelure frôlant les eaux primordiales, dont les yeux verts fixeraient le ciel à l’horizon duquel viendraient à elle trois caravelles aux ailes blanches frappées de la croix.

J’arrive enfin à quelque chose, pense Juan-Luis de Loyola. Mon père, sang-mêlé de Cuba, vit débarquer la jeune Aurore de son yacht blanc battant pavillon grec ainsi que les Indiens taïnos, autour de la marmite où mijotait lajiaco du village, aperçurent sans doute les premières voiles chrétiennes à l’horizon de Baracoa. Même si je mens un peu. Même si j’oublie le rôle d’Abel de Loyola dans cette Internationale, où il figurerait comme le nécessaire bon sauvage d’un certain Guy Debord. Ce qui est hors de discussion, c’est que tout commença sur le quai devant l‘Eva’s Bar, suggère mon père en désignant toujours l’autre rive du canal. Fontaine infatigable en la cité connue pour son Manneken-Pis, il n’avait pas fini d’arroser l’arbre des origines en fixant des yeux les vagues battant contre le Malecôn. À mesure lui parvenait le chant d’Eva qui se confondait à l’écume, vêtue comme elle d’une robe de prêtresse de la Santeria. N’était-ce pas une céleste apparition qui tomba sur la vie d’Abel de Loyola ? D’abord, elle fut une jeune femme à la peau blanche du nom d’Aurore, accompagnée d’un autre homme ; puis elle prit couleur de rhum quand elle devint Eva de Cuba. Mais il y avait, aussi l’étrange coïncidence : à la proue du yacht blanc qui venait des Cyclades et appartenait à son père, trois lettres épelaient déjà le nom de la première femme. C’est de ce beau navire que mon père avait donc vu sortir la fille d’Aristos Théokratidès quelques semaines avant le 26 juillet 1953. Eut-elle besoin d’être possédée de deux manières différentes quand elle mit le pied sur le sol des Caraïbes ? Pour elle, mon père et l’aède n’en feraient qu’un. Ce dernier se trouvait dans la cabine du yacht accosté devant l’Eva’s Bar, et elle descendit seule de la passerelle pour tomber sur un jeune mulâtre plein de rythme dans le sang. Si, du moins, je comprends bien ce que suggère mon père dont la diluvienne miction se poursuit non sans souvenir du temps où on leur faisait avaler leur propre urine, aux opposants de Batista, ses yeux ne cessant de scruter le passé dans les ombres du canal. Au fil des générations, pas un habitant de ces taudis n’avait échappé au mal et à ses souffrances. Des archanges armés de lances et de glaives, des dragons dont les gueules crachaient des flammes avaient envahi chaque village de la côte africaine et fait voyager leurs ancêtres avec des chaînes aux pieds d’une rive à l’autre de l’océan, pour qu’une jeune femme blonde l’accompagne un jour dans ce bar où jamais il n’aurait pu entrer seul car il n’avait pas la bonne couleur de peau.

Le royaume des ombres a ici son mot à dire. Ce qu’ignore encore Juan-Luis de Loyola, c’est d’où vient vraiment Eva de Cuba. Ce qu’il découvrira dans sa propre histoire, c’est son rêve à elle il y a très longtemps, face à la mer. de voyager un jour dans une ville au sommet de laquelle danserait sa mère, même si elle ne pouvait alors deviner quelle forme exalte aurait prise l’oiseau-serpent des origines à la flèche de l’Hôtel de ville de Bruxelles.

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C’est depuis lors que mes plus hautes lianes célèbrent l’en-allée de rêves prodigieux. Car un prophète invisible à ma cime crie dans une conque et vous lance depuis cinq cents ans ses bordées de cris d’oiseaux. Mon âme pépie de joie sous la magnificence des étoiles où les Pléiades chantent pour deux mers découvrant l’une à l’autre leur sexe avec des cris d’amour, parce que pour chacune l’autre rive est plus belle qu’une fleur de soleil peinte en rouge. Depuis mon île des Cyclades, j’étais aux premières loges d’un opéra fabuleux pour voir la matrice méditerranéenne accueillir une semence venue du couchant dans ses gonades levantines où serait fécondé le Livre ; quand le ventre fut gros, j’ai vu la parole biblique franchir à rebours les colonnes d’Hercule vers mon autre île des Caraïbes. Mais là ? Feu et sang, croix et glaive ! Évangile du canon. Cet accouplement déchiré n’a pas connu son terme, qui verra la naissance d’une race d’Atlantes appelée de ses vœux par un Phénix invisible au nom de la constellation des Sept Étoiles.

L’atlante exécuté cette nuit renaîtra-t-il de ses cendres ? Mon père lui avait déjà coupé le sifflet, voici cinquante ans, quand Aurore Théokratidès tomba pour ainsi dire dans ses bras devant l’Eva’s Bar, ce bouge où les marins parlaient un sabir gréco-cubain. C’était un sale endroit, se souvenait mon père ; il y avait de la chair fraîche à revendre pour des types incapables d’écrire seulement leur nom, jetés au puits sans fond du travail avant même d’avoir atteint l’âge d’aller à l’école, et dont l’éducation se confondait au sucre alcoolisé des champs de canne dans l’histoire de leur sang, tandis qu’à ses yeux les vagues de l’océan battaient toujours sans fin la digue du Malecón. Mon père, dont le puissant jet liquide n’était pas près de cesser d’abreuver l’arbre de mémoire face au canal. Que dire, par exemple, de la coïncidence ayant voulu que fussent baptisés du même nom ce bar où travaillerait Aurore et sa nef luxueuse venue des Cyclades, sinon qu’un hasard du même genre avait décidé qu’Abel fût aussi le prénom du second principal responsable de l’assaut manqué de la Moncada le 26 juillet, cet autre Abel dont le patronyme épousait l’appellation de la caravelle à bord de laquelle Cristobal Colon, cinq siècles plus tôt, découvrit la baie de Baracoa ? Il s’appelait bien Abel Santamaría, le jeune rebelle dont les yeux avaient été jetés en pâture à ses compagnons rescapés de la nuit pour les faire parler. Car la dictature disposait d’une police parallèle inspirée des « chemises noires » de Mussolini, dont les ordres se prenaient à Washington, et qui œuvrait de concert avec les gangs de Las Vegas et de Miami. Les opposants, battus à mort, étaient achevés par l’ingurgitation de leur propre urine, si on ne les retrouvait au matin pendus et criblés de balles à quelque branche de figuier tropical. C’est tout cela que m’enjoignait de raconter mon père. Pour moi, disait sa cascade aurine transformant le canal de Bruxelles en plus vaste pissotière de l’univers, quand tu écris, ce n’est pas des mots, c’est de l’urgence, un besoin pressant de soulager l’immense vessie de ta conscience, pleine des toxines accumulées dans l’organisme collectif. Comme si tu avais quelque chose d’essentiel à évacuer, sans même trop savoir comment t’y prendre. Tu cherches à l’exprimer, tu envoies des signaux, tu entres en communication avec le globe, et puis ça sort tout seul. Tiens, regarde par là… Juan-Luis de Loyola se mit entre les lèvres un cigare qu’il alluma. Quand il aspira la fumée, l’extrémité du havane s’enflamma et un cercle rouge apparut. Il se versa une large rasade ambrée, s’enfonça dans le fauteuil de son bureau du dernier étage, puis exhala. Son regard dériva le long du Malecón, jusqu’au point où il s’élargissait pour contourner le Maine et son gigantesque aigle de bronze perché sur des colonnes de marbre. Le Maine, un navire américain, avait été explosé à la fin du siècle dix-neuvième dans le port de La Havane par les États-Unis eux-mêmes, qui firent ensuite aux Espagnols porter le chapeau, profitant de ce prétexte pour leur déclarer la guerre. Car l’Oncle Sam ne répugnait pas à caresser la jolie taille de sa mulâtresse cubaine afin de la coucher tout près de lui, jouissant de sa mielleuse bouche au parfum de rhum, entendit Loyola en vidant son verre. Toute honte bue, l’Oncle Sam adorait promener ses mains partout sous la robe, entre les cuisses et sur les seins d’Eva de Cuba. N’aidait-il pas son petit protégé Batista à voter des millions de dollars dans les caisses de l’État ? C’est ce qui se disait à l’Eva’s Bar, où Aurore Théokratidès distribuait les verres, sa chevelure d’ange frémissant pendant qu’elle virevoltait entre les tables sur des talons aiguilles rouges comme les yeux du ver solitaire que Juan-Luis de Loyola voyait s’entortiller dans le ciel de Bruxelles.

Le royaume des ombres lui-même en apprend des choses sur la face cachée du monde, quand l’Olympe s’enivre d’un alcool puisé aux fruits des antiques Isles Fortunées…

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Infini verger des Pléiades ! Jardin aux pommes d’or Bottant sur l’océan des Hespérides… Chacun de vos fruits chimériques regorge d’une sève plus vive et abondante qu’il n’en faudrait pour saouler tout l’Olympe, s’ils n’étaient veillés par un terrible dragon. Faut-il ajouter qu’un homme fut pendu dans les branches du figuier tropical ? Certains prétendent qu’il est toujours vivant, mais où ? J’habite l’arbre où est mort mon père il y a cinquante ans. J’habite ce même arbre où est apparue ma mère à Cristobal Colon, voici la moitié d’un millénaire. Oubliez donc le figuier maudit, même si tout ce qui se prononce ici vient de ses feuillages. Faites comme si vous écoutiez un homme qui mène l’enquête sur sa propre histoire, éclairant peut-être l’histoire de tous les hommes. Car, dans son enfance lointaine sur une île, il avait entendu raconter la fable d’une reine maîtresse des eaux (Eva ou Ifa), représentée sous la forme d’un oiseau qui s’accouplait avec le serpent du ciel, principe d’éternel retour. L’histoire de cet homme vous fera voyager au cœur inconnu de vous-même, en ce noyau de l’univers où prennent source les racines du jaguëy. Nous y sommes ? Attention… Celui qui vous parle vit une étrange expérience, dont ne se révélera le sens que progressivement.

Voilà la chose – appelez-la comme vous voulez. Moi je la nomme Ajiaco. Une histoire de saints et de démons qu’il vaut mieux attribuer au jaguëy, protecteur de l’oiseau-serpent comme de l’archange et du dragon, dont Juan-Luis de Loyola, pianotant sur le clavier, tapait sur son écran les mots en lettres de feu : ils lui brûlaient les doigts, les yeux. Du côté du canal se fit entendre l’aboiement d’un chien qui ressemblait au hurlement du chacal. Un chien galeux ne se débarrasse pas facilement de ses puces, aimait dire Abel de Loyola. Sur l’autre rive, devant l’Eva’s Bar, un yacht était à quai, son profil illuminé par des lumières scintillantes. Mon père avait refermé sa braguette à l’appel du Cerbère veillant le fleuve des morts. La nuit qui précédait le 26 juillet, me dit-il encore, une évasion avait eu lieu à la prison de Santiago. Quelques révolutionnaires s’étaient enfuis en tirant des coups de feu. Tôt ou tard, ils seraient repris, mais il y en aurait d’autres. Quand on coupait deux têtes, sept autres surgissaient. Mon père savait alors que les bombes qui explosaient la nuit ne cesseraient pas, même et surtout la nuit du carnaval, quand éclate partout le cri des archanges et des dragons… Papa, tu m’entends ? J’ai le rythme que tu m’as fait entrer dans le sang ! Sois maudit et béni pour m’avoir délivré par le rythme !

Juan-Luis de Loyola reprit une gorgée de rhum pour faire passer sa gueule de bois. La nuit du 16 juin 2004 n’aurait-elle été qu’un cauchemar ? Son père avait vécu au cœur d’un siècle dont l’histoire ne pourrait jamais être écrite si l’on n’y reliait pas ces deux événements qui le débordaient : l’explosion du cargo Maine en 1898 et…

Il fut pris de l’envie de jeter une allumette dans la bouteille de rhum et de la regarder se consumer au milieu des flammes de l’enfer.

Qui vu dans le passage est au plus loin comme au plus près, si haut que rien ne lui est supérieur et si profond que rien ne lui est inférieur ; il embrasse l’espace-temps si bien que rien ne lui est intérieur ou extérieur. Il communique avec le ciel et les enfers ainsi qu’un archange-dragon.

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Il murmure – vocifère ? – au bord de l’abîme celui qui cherche une vérité, se dit Juan-Luis de Loyola. Mon grand livre, telle cette Tour – ou les frondaisons d’un arbre quand elles résonnent des clameurs de mille bivouacs –, est suspendu en moi comme s’il délimitait l’univers. Chaque nuit vient une étoile qui nous lance le cri d’Eva. Elle appelle et l’on s’embarque pour un monde de mots comme Colomb, paré à découvrir une terre ancienne que l’on baptisera nouvelle. Suis-je la victime ou celui qui a commis le crime ? L’un et l’autre sans doute. Quel que soit le point de vue, ces notes prises à la sauvette serviront de brouillon pour le commentaire du vidéofilm. La mort d’un homme en temps réel, sur InterNoé, grâce à Panoptic ! En guise de voix off, celle d’un quelconque Lazare ferait l’affaire…

Ankylosée par cette nuit pleine d’errances en tout genre, la ville s’est éveillée en lambeaux bariolés, bien que n’apparaisse pas encore la lumière du jour. Combien de jours encore sur le sol de cette ville ? Combien pour mon séjour terrestre global ? Arrêterai-je un jour de gribouiller des voiles blanches adressées aux indigènes d’îles imaginaires ? Debout au sommet de la Tour, je suis assis sur un quai du canal. Mes jambes pendent dans le vide, où des vagues battent les récifs. Le Malecón ou rien ! Ce canal m’offre un front de mer de bon secours, ô Virgén de la Caridad del Cobre ! O San Lazaro, dieu des désemparés qui ouvre les chemins dans la santeria de mon père ! Mais où est encore l’Ouest, à présent qu’il n’est plus rien à l’Est ? Au moins je peux encore imaginer l’aurore, ce qui n’est pas le cas de tous. Fiers galions des Caraïbes ! Véloces nefs des Cyclades ! Accordez-moi la force de secouer l’arbre sacré dont les rameaux ploient sous leurs astres dont l’alcool contient peut-être l’art de chanter en langage de flammes ce qui fut comme ce qui est à naître, afin d’en recueillir l’héritage d’une sève millénaire !

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