Le perroquet aux oreilles jaunes

Dragana Covjekovic,

« Pourquoi la maman de Luc détruit exprès la couche d’ozone ?

— Chchcht ! »

Ladite maman, de surcroît ma voisine de droite, a laissé tourner le moteur de la Range Rover qui la mène chaque jour de notre lotissement à l’école ou de celle-ci au parking du centre commercial. Or, l’institutrice de ma fille met toute son âme verte à inculquer aux enfants économies d’énergie et préservation de la planète. Le pire bonnet d’âne peut désormais calculer combien ce mastodonte émet de CO2 en plus que mon antique Fiesta. Et même celle-ci, dont j’escompte encore des années de bons et loyaux services, ne trouve plus grâce aux yeux de ma Sofia. Je devrais, comme la maman de sa meilleure ennemie Brigitt, ma voisine de gauche, illico la changer contre une « classe A », dont par son truchement j’ai appris l’existence. L’enfance peut être impitoyable. Et l’adéquation aux normes prendre des voies insoupçonnées.

La pollueuse a bien sûr entendu. Avant de pousser Luc et Brigitt, covoiturage oblige, sur la banquette arrière, elle nous lance un regard torve et grommelle quelque chose où il est question d’enfant mal éduquée. Je hausse les épaules, un des combats de la guéguerre quotidienne que je m’échine à gagner contre l’agitation, vite vite me lever, secouer Soha, et le bol de céréales, et le cartable, et les effets de gymnastique, et le petit jus, et les tartines sans oublier la pomme, re-vite vite, la déposer à l’école, être à l’heure au bureau, et téléphone, et fax, et PC, rire aux blagues du dirlo, se faire grave quand il tire la gueule, enfourner mon sandwich par-dessus les dossiers pour gagner le droit de partir plus tôt récupérer la petite et rester zen en subissant de plein fouet la morgue de la voisine. J’ai l’impression qu’elle a encore grossi depuis que son P.-D.G. de mari lui a offert la Range. Comme les poissons rouges, qui s’adaptent aux dimensions de leur bocal.

Mes relations avec la famille de Luc sont tout sauf détendues, abois de leur affreux clebs, motoculteur le dimanche, échelle que le pater familias dresse opportunément contre ses espaliers durant mes bronzettes en bi, et parfois, je le confesse, monokini… Ce qui n’empêche pas Luc, secret ami de cœur de ma Sofia au grand dam de Brigitt et de ses géniteurs, de lui conter fleurette par un trou ménagé dans la haie, Roméo et Juliette en nos brumes du Nord. Connaissant le charisme de ma fille, je soupçonne même le pauvre de relayer à domicile ses condamnations péremptoires. On eût jadis qualifié ça de mauvaises fréquentations.

« Tu as des devoirs ?

— Ouais ! Trouver une espèce en voie d’extinction et les moyens de la protéger.

— Les piétons, peut-être ?

— Oh, ça va ! »

Intransigeants sur le plan des principes, les engouements écologiques de Sofia se heurtent dans leur mise en œuvre au poids des réalités. Classe A, soit, mais ce jour de clair soleil et de panne de moteur où je suis venue la reprendre à pied… Il me faut donc extraire ma cage de l’encombrement, pestant sur cette direction démunie d’assistance qui me fait des biceps de camionneur, et prendre le sillage de l’intrépide exploratrice des asphaltes balisées.

« Tu chercheras sur le net.

Prout caca boudin flûte ! Les autres vont tous faire pareil. » Message reçu. Nous en serons quittes pour fouiller l’armoire aux trésors, entassement d’encyclopédies obsolètes, revues instructives pour la jeunesse et autres documentations scolaires de sa propre enfance que mon ex nous a généreusement laissées en nous plaquant, sans oublier dix années de Nature Sauvage, à peine feuilletées, emballement de jeunes mariés qu’a tari le divorce.

*

Grand requin, tigre du Bengale, éléphant d’Asie, panda géant…

« Regarde, même Napoléon !

— …?»

Elle affecte un air docte : « Une espèce de poisson très, très vieille. En Po-ly-né-sie. Tu te rends compte, sa population a diminué de nonante pour cent. Tellement sa chair est bonne. Elle se vend aux restaurants chinois, jusqu’à cent cinquante dollars le kilo. Ça fait beaucoup d’euros ?

— Bof, un peu moins chaque mois, on en sait quelque chose ! »

Mon ex venait de chez l’Oncle Sam, et la pension alimentaire de Sofia est fixée dans leur monnaie de singe. Ça n’arrange pas nos fins de mois !

« De route manière, tu détestes le poisson, tu ne vas tout de même pas te battre pour ce Napoléon… »

Elle grimace.

« Ah ça. j’aime mieux le bifteck ! S’il n’y avait que moi, il survivrait jusqu’à la fin des temps.

Et puis je pensais que tu ne voulais pas chercher sur le net… C’est juste pour voir ce que les autres vont trouver puis choisir autre chose… ! On regarde Nature Sauvage ? »

Nous feuilletons de conserve, à plat ventre sur la moquette, luttant contre les voyages imaginaires, jungles, hauts fonds, cités ou terroirs idylliques dans lesquels chaque image voudrait nous aspirer.

Soudain, ma fille triomphe :

« Trouvé : le perroquet aux oreilles jaunes… ! Regarde, ce qu’il est minouche ! »

Elle me le brandit sous le nez, environné de feuillages, minouche en vérité, plumage d’un vert intense, ventre jaunâtre, une traînée d’or air dessus du bec noir, s’étendant sous les yeux, enveloppant les tempes.

« Ce serait chouette d’en avoir un… !

— Tu crois que c’est la meilleure façon de préserver l’espèce ?

— Pourquoi pas ? Il serait bien, chez nous !

— Si on voyait plutôt ce qui le met en danger… ?

— Lis, toi ! »

Elle glisse la revue sous mes yeux, pose le menton sur ses deux mains en coupe et attend, comme lorsqu’elle avait trois ou quatre ans, que je lui lisais des contes avant qu’elle ne s’endorme. Époque d’insouciance, le bonheur ne pouvait pas avoir de fin… Elle sait que je n’y résiste pas.

Le perroquet aux oreilles jaunes pullulait encore au milieu du vingtième siècle. Mais son aire de nidation, bornée aux forêts humides de la cordillère andine, entre 1 800 et 3 000 m, est de plus en plus morcelée. On estimait à quatre-vingts exemplaires le nombre de survivants, mais on en a découvert une colonie de soixante individus. « À présent, allume sans rire un ornithologue, il existe une vraie chance de sauver l’espèce. » ils nichent dans les troncs creux de palmiers à cire, hauts de vingt-cinq à trente mètres, qui mettent cent ans à pousser. On a beau interdire leur abattage, rien n’empêche les fermiers de défricher la forêt. Leurs bêtes mangent les jeunes pousses et la végétation qui fournit l’ombre dont elles ont besoin pour croître…

« Mais pourquoi ils veulent tuer les perroquets ? C’est comme la maman de Luc et la couche d’ozone… ! «

J’imagine que les fermiers des Andes ont de meilleures raisons de laisser paître leur bétail que ma chère voisine de ne pas couper le moteur de son char d’assaut.

« Ben, si tu veux du steak, faut que les vaches broutent de l’herbe. »

Dur, dur ! Elle plisse un front boudeur. Puis son visage s’éclaire.

« Donc, si j’aime le poisson. Napoléon disparaît et si j’aime le steak, c’est le perroquet aux oreilles jaunes… Tant pis, tu ne feras plus que des spaghetti bolo. »

Un vrai coup bas, mieux vaut ne pas relever. À chaque fois, c’est un combat de titans pour les accompagner d’un peu de carottes râpées.

Une autre cause de la disparition massive, explique encore la revue, a été la chasse pour leur viande, puis l’exportation illicite de perroquets, très demandés en Occident. Or, un seul spécimen aux oreilles jaunes a jamais survécu en captivité. Ce qui n’empêche pas le braconnage.

« Alors, tu as raison, ce ne serait pas du tout chouette d’en avoir un. Au fond, pourquoi on veut toujours tout avoir ? C’est drôle ! On vit aussi bien sans perroquet aux oreilles jaunes !

— Et sans 4×4. Et sans cartable Quicksilver et sans veste NafNaf. »

Et toc, j’embrasserais l’institutrice. Le choc a été rude, à la rentrée, quand Eue et Brigittt se sont pointés en gravures de mode, qu’il m’a fallu expliquer à Sofia qu’on était serrés, que fringues et matos du Colruyt feraient encore une saison.

Paradoxalement, conclut l’article, la chance du perroquet aux oreilles jaunes réside peut-être dans la guerre civile en Colombie. Les FARC ont pris le contrôle des forêts et y ont interdit la chasse…

« Alors, les FARC, c’est des gens bien ! »

Rien n’est décidément simple. Un coup d’œil à la couverture : mai 2000, Ingrid Bétancourt n’était pas encore enlevée. Naguère, Sofia était rentrée de l’école avec une photo d’elle et une pétition pour sa libération. Mais le mois suivant, une prière œcuménique pour le Dalaï-lama lui a fait oublier jusqu’au nom des ravisseurs…

*

Je venais de plonger quand l’image d’Ingrid Bétancourt m’a fait taire un saut de carpe. Les FARC m’imposaient de choisir entre elle et le perroquet aux oreilles jaunes. Mais en même temps j’étais Ingrid et c’est à ma fille qu’on imposait le choix…

Impossible de me rendormir, je me sens tout agitée.

Nous avons pourtant passé une soirée agréable. J’ai cédé sur les spaghetti mais tenu bon quant aux carottes râpées. Nous avons cherché sur le net des nouvelles plus récentes de notre perroquet. Il se porte mieux, merci pour lui, et ce n’est pas grâce aux FARC. Une campagne en Équateur et en Colombie, la lutte contre la chasse et le braconnage, la création de réserves clôturées où l’on a replanté des palmiers à cire, même s’il faudra cent ans pour qu’ils servent de nichoirs, ont haussé la population à six cents individus. Nous avons bien ri en apprenant que l’hécatombe desdits palmiers venait de l’arrachage de leurs palmes centrales pour les processions barnumesques du dimanche des Rameaux. Tout de même, Sofia s’est demandé s’il était opportun de mentionner le fait dans une école catholique, même si l’Église locale en a pris conscience plus vite que de l’importance du préservatif dans la lutte contre le sida et invite désormais les fidèles à processionner en brandissant des feuilles de maïs. Ma fille, ce soir, a fait un bond énorme dans la prise de conscience de la relativité des choses.

N’empêche que ça tournoie dans ma tête. Ai-je eu raison de chercher avec elle ? N’aurais-je pas dû la laisser se débrouiller ? Bas toujours facile, une famille monoparentale. Un site racontait que chez les perroquets jaunes, les couples dorment côte à côte et les individus isolés sur des arbres voisins mais que, parallèlement au couple, un troisième adulte, « l’assistant de couvée », aide les parents à nourrir les jeunes et a en prendre soin. Parfois, à défaut de Couple, j’aurais bien besoin d’un assistant de couvée.

Peut-être que je devrais me rabibocher avec les parents de Luc, en dépit de la couche d’ozone, des aboiements, du motoculteur. Avant, l’entente était cordiale, barbecues, apéros, covoiturage pour l’école. Mais ça venait surtout de mon ex, le jour où il s’est fait la malle c’est comme s’il les avait fourrés dedans, on n’a plus échangé dix phrases. Faut dire que Sofia, seule de sa classe, ne va pas à la messe et qu’ils sont cathos fanatiques, pas eux qui remplaceraient les palmes par des feuilles de maïs. Une femme seule et pas trop mal foutue qui exhibe ses nichons, même s’il faut grimper aux espaliers pour les mater, c’est le diable dans le lotissement !

Non, je me vois mal sonner chez eux et dire « Faisons la paix » la bouche en cœur, ils auraient trop beau jeu de me répondre « La paix oui, mais pour quelle guerre ? »

De toute façon, les gosses ont besoin d’être Juliette et Roméo.

Pour quelle guerre, il est vrai !

Chacun la sienne, la grande, l’unique ! Pour les ornithologues, sauvegarder quelques perroquets aux oreilles jaunes, quand des millions de gosses affamés voient chaque jour leur maigre portion rognée par des spéculateurs pleins aux as. Pour les FARC, séquestrer, torturer, question de garder le contrôle des plantations de drogue, sans même plus donner le change avec les idées généreuses qui partout ailleurs ont prouvé leur inanité…

Puis la pauvre mienne, que je m’échine à gagner chaque jour contre l’agitation, vite vite, me lever, secouer Sofia, et le bol de céréales, et le cartable, et les effets de gymnastique, et le petit jus, et les tartines sans oublier la pomme, re-vite vite, la déposer à l’école, être à l’heure au bureau, et téléphone, et fax, et PC, rire aux blagues du dirlo, se faire grave quand il rire la gueule, enfourner mon sandwich par-dessus les dossiers pour gagner le droit de partir plus tôt récupérer la petite, et…

et…

Et les années filent, comme pour toutes les générations depuis l’aube des hommes, toutes les générations jusqu’à leur crépuscule, couche d’ozone dissoute, aire de nidation morcelée par la montée des eaux… Fuis qu’on ne vienne pas me demander à quoi bon… !

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