Il précisa qu’un Aleph est l’un des points de l’espace qui contient tous les points.

L’Aleph, Jorge Luis Borges

Le garçon avance rapidement dans la foule compacte qui se déverse des bouches du métro dans les rues du bas Manhattan. Cartable sur les épaules, il se faufile entre les adultes qui se rendent au travail. Il s’arrête devant le marchand de journaux qui le connaît bien.

« Tiens qui voilà, le petit Cham, béni sois-tu mon garçon. Salue ton père de ma part. »

Chaque matin le garçon s’arrête ici pour lire la Une du plus prestigieux des journaux, le New York Times. Le vieux monsieur est un égyptien, comme son père. Lui, Cham, est américain. Plus rarement, il lit quelques colonnes de la première page. Cham a sept ans. Il lit vite pour son âge, il y a beaucoup de choses pour lesquelles il manifeste de la curiosité et du talent. Il calcule vite aussi. Son père est chauffeur de taxi. C’est un immigré. Cham ne connaît rien d’autre que la ville. Il aime regarder les bateaux qui vont et viennent dans la baie depuis la pointe sud, mais ce sont les gratte-ciel qui le fascinent et les canyons étroits des rues. Il a tout le temps le nez en l’air ou dirigé vers le bas sur le pavé à la recherche d’un bout de papier qui traîne et qu’il s’empresse de lire. Le passage par le marchand de journaux, qui plante sa roulotte devant l’entrée du métro, est ce qu’il préfère le matin. Parfois cela lui donne des idées pour le reste de la journée quand il s’ennuie à l’école.

Ce qu’il voit ce matin-là va changer sa vie.

Voici ce qu’il lit sur les trois colonnes serrées :

Des signaux impliquent un univers « Big Bang », par Walter Sullivan

Les scientifiques du laboratoire de la Bell Téléphone ont observé ce qu’un groupe à l’Université de Princeton pense avoir identifié comme étant les restes d’une explosion qui a donné naissance à l’univers. On pense que ces restes ont pour origine l’explosion de lumière issue de cet événement cataclysmique. Une telle explosion primordiale est au cœur de la théorie du « big bang » sur la formation de l’univers. Cette théorie cherche à expliquer l’observation selon laquelle la quasi-totalité des galaxies lointaines s’éloignent de la terre. Leur mouvement implique que toutes proviennent d’un seul point il y a 10 ou 15 milliards d’années. Les observations de Bell, faites par les Docteurs Arno A. Penzias et Robert W. Wilson d’une colline à Holmdel, New Jersey, consistaient en des ondes radio qui semblent voler dans toutes les directions à travers l’espace. Comme les ondes radio et les ondes lumineuses sont identiques, à l’exception de leur longueur d’onde, ces premières sont considérées comme étant les restes des vagues de lumière du flash primordial. Les vagues ont été étirées en ondes radio par la grande expansion de l’univers qui a eu lieu depuis l’explosion et la libération des ondes à partir du nuage de gaz en expansion né de la boule de feu. Dans ce qui peut se révéler être une des coïncidences les plus remarquables de l’histoire scientifique, l’existence de ces ondes a été prédite à

Lire la suite en Page 18, Colonne 1

Il aimerait lire la suite mais il n’ose pas tourner les pages et il doit partir pour l’école.

Pendant la journée le jeune Chamseddine réfléchit aux conséquences de ce qu’il a lu. Les astrophysiciens Arno Penzias et Robert Wilson deviennent instantanément ses héros.

Le grand jour : le jour de la réunion annuelle de la Société américaine de physique. Très tôt, dès cinq heures du matin, l’équipe des chercheurs a rassemblé les documents dans les grandes boîtes en carton, quitté l’hôtel et remonté Constitution Avenue le long du National Mall, des grands Mémoriaux et du Smithsonian Institute. Ils rejoignent le bâtiment de verre et de béton du Centre des Conventions au sommet de Mt Vernon Place à sept heures trente pour trouver les portes closes. À huit heures tout le monde est là ainsi qu’une équipe de la télévision. La salle bruisse d’impatience, la communication qui va être présentée mettra un terme à dix-huit années de recherches, de doutes, d’espoirs. Les délégués savent que quelque chose de fondamental va être annoncé mais ils n’en connaissent pas les détails ; jusqu’au bout l’équipe de chercheurs et le directeur du programme, le Docteur Georges Smoot, ont gardé le secret.

À neuf heures du matin le petit monde des scientifiques de la puissante Société américaine de physique et la presse, qui va relayer l’information via les grands réseaux nationaux, apprennent la découverte des rides de l’espace-temps.

Un homme dans la salle de conférences s’agite sur son siège : cette découverte annoncée avec un tel renfort de publicité est pour lui un secret de polichinelle. Il avait anticipé cette découverte par la puissance de la théorie et des calculs. Avait-on besoin de monter une observation aussi complexe et coûteuse que celle du satellite COBE pour le prouver ? La puissance de l’idée devrait suffire à entraîner l’adhésion des incrédules par la démonstration mathématique, rigoureuse, sèche, parfaite. La science a néanmoins parfois besoin d’évidences matérielles, de preuves, d’images, de cette « photo primordiale » reconstituée à partir des mesures de COBE. L’homme fulmine, il aurait dû faire partie de l’équipe du docteur Smoot lorsqu’ils ont commencé cette aventure. Il était peut-être trop jeune mais déjà le premier de son groupe d’âge : diplômé de physique théorique à l’âge de dix-huit ans ! Docteur à vingt et un ans ! Et au lieu de cela, il a eu du mal à passer les échelons administratifs lui ouvrant des portes vers les projets les plus intéressants. Qu’est-ce qui a posé problème ? Son âge ? Son nom ? Tous ces savants sont des Anglo-Saxons bon teint. Est-ce à cause de ses origines obscures, lui qui est fils d’immigré égyptien ? Il ne veut pas le croire, toutefois il pense aussi qu’il n’a pas eu assez d’ambition pour pousser quelques concurrents du coude.

Après la conférence, le docteur Chamseddine se dirige pensif vers son hôtel. Le trafic de voitures est dense au-dessus du pont qui enjambe le Potomac. La lumière joue sur les rides du fleuve. Chamseddine observe les véhicules qui filent vers la Virginie et le cimetière militaire d’Arlington. La frontière du Sud, pense-t-il. Frontière théorique car beaucoup de Virginiens de l’autre côté travaillent dans les administrations du gouvernement fédéral à Washington D.C. Une frontière de sang passait ici à une certaine époque, on s’y est battu sauvagement, le Nord a fini par triompher. Les souvenirs des classes d’histoire américaine remontent, Chamseddine trouvait cette manière ennuyeuse : aujourd’hui pourtant, alors que la discipline scientifique qui fait l’objet de son attention est au premier plan de l’actualité, Chamseddine se détourne des profondeurs du cosmos et médite sur l’histoire des hommes qui semble se répéter.

Chamseddine est américain, se sent solidaire de son pays, mais l’image des soldats occidentaux dans la guerre de libération du Koweït, foulant les lieux saints d’Arabie, y établissant leurs bases et leurs habitudes, le dérange sans qu’il puisse l’expliquer. Il fallait déloger Saddam du Koweït. L’opération Desert Storm fut un succès mais plus il y pense, plus il trouve l’idée de ses compatriotes polluant le désert d’Arabie déplaisante.

Chamseddine ne comprend pas pourquoi cette pensée s’infiltre en lui. Il n’a jamais été religieux. Son père l’a élevé pour lui donner une éducation, réussir dans la vie, s’élever au-dessus de sa propre condition d’émigré pauvre se tuant au travail : chauffeur de taxi, livreur, manutentionnaire et tant d’autres jobs précaires, pour que son fils s’intègre au pays de l’opportunité et trouve sa voie et Chamseddine l’a fait. Aujourd’hui la découverte des rides du temps chère à Georges Smoot et à l’équipe du projet COBE lui semble être le comble de la futilité. Est-ce parce qu’il a éprouvé une frustration à ne pas pouvoir travailler sur ce projet ? Il serait temps, pense-t-il, de rencontrer mes contacts à la société d’astrophysique de Paris et par la même occasion de découvrir l’Europe et, qui sait, de faire rebondir ma carrière qui s’enlise.

Le docteur Chamseddine retrouve le sourire. La carte de l’univers trois cent mille ans après le Big Bang se superpose aux sables du Hedjaz et à Notre-Dame de Paris.

Le docteur Chamseddine savoure enfin son heure. Le communiqué de presse du CNRS relate la fin de mission de l’instrument hautes fréquences du satellite Planck dont il a assuré une partie de la conception. En sa qualité de citoyen américain, sa collaboration avec la NASA pour la livraison du fluide cryogénique s’est avérée déterminante. Pendant mille jours, l’instrument a fonctionné à merveille, plus du double du temps initial prévu, et permis de collecter cinq images complètes du ciel dans le spectre des fréquences électromagnétiques des micro-ondes à une température proche du zéro absolu, autour de 2,7 degrés Kelvin. La sensibilité de l’instrument à hautes fréquences couplée à celle de l’instrument à basses fréquences qui continue à fonctionner permettra dans un an environ, il le sait, de récolter des images d’une précision inégalée et de repousser les limites de la résolution de la fameuse carte du Big Bang. La carte est trouble comme une vieille photo à gros grains, première carte du ciel des origines, et pourtant que de chemin parcouru depuis le satellite COBE. La carte plus fine du satellite WMAP était encore très grossière comparée à la qualité de ce que Planck va révéler avec une précision six cent fois supérieure.

Planck, Chamseddine se plaît à l’imaginer ainsi : gros satellite disgracieux, masse de près de deux tonnes immobilisée au point de Lagrange L2 à un million cinq cent mille kilomètres de la Terre dans la direction opposée au Soleil, tournant avec une grâce de pachyderme sur lui-même en une minute. Sa couronne de cinquante-quatre détecteurs, protégés des rayonnements du Soleil par la plate-forme octogonale et la corolle du satellite, maintenus à une température extrêmement basse, scanne le ciel par fines tranches d’ellipsoïdes, crache ses milliards de pixels vers la Terre où le travail d’analyse ne fait que commencer.

Il s’agit d’abord de supprimer les sources lumineuses intenses qui masquent à l’avant-plan de l’image du cosmos les traces du fond diffus, à commencer par la longue bande horizontale de la Voie Lactée ou des constellations d’Orion et de Persée. C’est ici que Chamseddine intervient dans l’équipe du Docteur Chidambaranathan pour trouver une solution au problème. Ce dernier, « Chidam » comme l’appellent ses proches, est responsable de l’équipe d’analyse des données. Il est « le gourou caché » du programme Planck, l’inspirateur, le maître d’œuvre ultime dans un projet complexe qui implique plusieurs laboratoires, l’agence spatiale européenne, des industries de pointe et tant de chercheurs obscurs. C’est aux Pays-Bas, au centre de recherche de l’agence elle-même, que Chidam a élu domicile depuis qu’il a pris en main, en coulisses, les commandes du projet. La première rencontre entre les deux hommes, Chamseddine l’Égyptien et Chidambaranathan l’Indien, a lieu à Paris, dans les bâtiments un peu vieillots de l’institut d’astrophysique où le docteur Chamseddine travaille depuis si longtemps qu’il en arrive à se demander à quoi peut ressembler la rue de l’East End à New York où il a grandi.

Très vite la conversation débouche sur des sujets fondamentaux. Chidam ne s’intéresse pas trop à la technologie, ni au comment de la recherche, il est manifestement l’homme des questions. Ni son apparence physique si caractéristique des Tamouls du sous-continent, petit, très mince, la peau sombre, ni sa voix aux inflexions trop aiguës pour l’oreille de Chamseddine n’expliquent le rayonnement qui émane pourtant de sa personne dès que la barrière initiale de la communication est rompue. Cela tient à une façon de vous observer et de poser sa voix, à une agitation que l’on devine à ses mains agiles qui imitent la gestuelle de la danse sacrée du bharatanatyam. Parfois une inflexion de ses sourcils broussailleux et les mouvements de ses lèvres ornées d’une moustache complètent l’illusion d’avoir en face de soi, non pas le plus grand cosmologiste vivant depuis Edwin Hubble et Fred Hoyle, mais un danseur sacré du sud de l’Inde qui jongle avec les innombrables divinités du panthéon hindou.

Le docteur Chamseddine se présente comme l’homme de la solution du problème. Il ne se fait pas prier pour expliquer comment l’application innovante de l’algorithme de Dijkstra dans le programme informatique qu’il est en train de finaliser leur permettra de résoudre le plus efficacement la complexité du traitement du signal de Planck, le problème principal étant, explique Chamseddine, la soustraction des bruits qui se superposent entre le Big Bang et l’univers dans son état actuel. Imaginez, dit-il, que cette photo sur laquelle la presse s’extasie aujourd’hui représente une superposition de strates temporelles comme un oignon dont nous devons peler les couches successives pour en atteindre le noyau. Et bien, cette analogie est trompeuse. Le problème c’est qu’en épluchant l’oignon nous n’avons pas affaire à des couches indépendantes les unes des autres mais à une chair dont les fibres et les ligaments se tiennent d’une manière compacte, et que nous risquons de modifier les structures antérieures et d’abîmer l’image source d’une façon telle que nous ne serions plus capables de juger de la qualité de ce que nous observons. La solution que je propose, dit Chamseddine, consiste à prendre non pas chaque pixel de l’image comme un point qu’il faut enlever, ou garder, mais comme la somme d’une limite infinie de points sous-jacents, comme un chemin ou un trajet entre des états successifs d’une information dont chaque pixel observé est un état possible.

Donc, vous proposez de remonter le temps en traçant le chemin le plus court reliant chaque pixel les uns aux autres dit Chidam dont l’intérêt s’éveille. En quelque sorte, réagit Chamseddine, le cerveau voit immédiatement ce que l’œil perçoit. Pour comprendre l’image de Planck, nous devons nous mettre à place du cerveau du « Grand Architecte » et créer des algorithmes révolutionnaires pour nos programmes informatiques, conclut-il avec enthousiasme. Vous êtes notre homme dit Chidam. Bienvenue dans l’équipe.

Le plateau de Saclay en Ile-de-France occupe une superficie de treize mille hectares délimités par de vastes étangs et parcouru de deux cents kilomètres de rigoles d’écoulements d’eau construites pour alimenter par simple gravité les fontaines du château de Versailles. À cette ingénierie hydrologique s’est ajoutée une vocation de pôle de recherche et de développement depuis la seconde moitié du vingtième siècle, un pôle qui concentre la moitié de la recherche française au sein de campus peuplés de plusieurs dizaines de milliers d’habitants, étudiants, chercheurs, employés d’industries de pointe, administratifs. On l’a souvent comparé à une Silicon Valley européenne. Au centre du dispositif le Centre pour l’Énergie Atomique ressemble à une ville idyllique au milieu d’une verte campagne semée de rotondes blanches de réacteurs nucléaires, parcourue par une population de six mille âmes concentrées sur des tâches stratégiques. Dans cette ruche complexe, les laboratoires aux acronymes saugrenus se comptent par centaines ; l’un d’eux porte le nom d’Institut de Recherche sur les Lois Fondamentales de l’Univers, l’IRFU, devant lequel un minibus décharge un nouveau lot de visiteurs, parmi lesquels Chidambaranathan et Chamseddine plongés depuis Paris dans une vive discussion. C’est à peine s’ils remarquent l’accueil chaleureux fait par le directeur de l’Institut, sorti en personne accueillir ses deux illustres confrères.

Les trois savants prennent place dans la salle de conférences. Le docteur Chidambaranathan a préparé une présentation où les hypothèses clés sur l’origine de l’univers vont être revues et commentées. Cette réunion va déterminer l’effort principal à porter sur la conduite du projet pendant l’année qui vient.

Les idées fusent de toute part pendant la réunion, cela ressemble d’avantage à un brainstorming qu’à une réunion de planification. Les assistants se sont joints aux trois directeurs, rajoutent des diagrammes ou des équations sur les flipcharts qui encombrent très vite la petite salle de travail, le tout dans un mélange rapide d’anglais et de français. Chidambaranathan se lève et intime à tous le silence, il regarde les assistants, le directeur de l’IRFU et son nouveau collègue, le docteur Chamseddine. Il leur demande de se départager en deux groupes selon leur préférence subjective, Chidam insiste sur ce mot, il l’accompagne d’un geste théâtral autour d’un axe imaginaire qu’il trace sur la table, entre d’un côté, à sa droite, les partisans de la théorie des cordes, à sa gauche, les adeptes de la théorie des boucles. Il écrit en lettres capitales sur le tableau central : théorie de la gravitation quantique. Et maintenant Messieurs, allez-y, placez-vous !

Les assistants trouvent l’idée amusante et se prêtent au jeu, qui semble moins du goût de leurs collègues plus âgés. Chidam insiste : allez, allez ! Et vous-même, demande un des jeunes assistants, de quel côté de la théorie penchez-vous ? L’assistant salue et rejoint Chamseddine du côté des « cordistes », seuls face à toute l’équipe des « bouclistes » de l’autre côté.

Où voulez-vous en venir ?, demande le directeur de l’IRFU, agacé par la plaisanterie. C’est très sérieux, au contraire. Ce qui va sortir des images de Planck, leur explique Chidam, est tout autant le résultat d’une réalité indépassable que vous tous, scientifiques, tentez de mesurer par approximations, que de votre position de chercheurs confrontés à une pluralité de modèles explicatifs, dont aucun ne donne entièrement satisfaction, et qui aimeriez voir une certaine réalité apparaître plutôt qu’une autre.

C’est enfantin reprend le directeur de l’Institut. Non, rétorque le savant indien, l’air inspiré, dressé de toute la hauteur des tours élancées, les gopurams de son pays natal, qu’il sent vivre dans son corps, c’est ce que nous appelons le Réel, le résultat de l’intime fusion de l’esprit et du monde et c’est notre devoir de savants d’en être avertis. Ce que nous touchons, leur dit-il, est trop important pour être considéré comme une tâche de routine. L’image primordiale du cosmos sera déterminée par un processus dont nous ne connaissons pas le résultat, ni le fonctionnement, ni les modalités d’apparition, ni les pièges, ni les surprises, les divines surprises. Chidam termine son discours par ces propos emphatiques puis se rassoit.

Le minibus quitte le complexe du Centre pour l’Énergie Atomique et s’engage sur la départementale. Parvenus au carrefour avec la route d’Orsay, qui passe entre l’Étang Vieux et l’Étang de Saclay d’un côté et la bretelle d’autoroute qui remonte vers Paris de l’autre, Chidambaranathan demande au chauffeur d’arrêter le véhicule quelques minutes sur le bas-côté de la chaussée. Sortons, dit-il à Chamseddine, allons faire quelques pas. Les Occidentaux sont des enfants reprend-il, je ne vous considère pas comme un Occidental cher confrère en dépit de votre nationalité américaine. En effet, répond Chamseddine, vous dites vrai, je me sens de moins en moins américain, comment avez-vous deviné ? Vous savez, reprend Chidam, que nous nous approchons d’un mystère n’est-ce pas ? Qu’allons nous trouver lorsque le voile sera retiré ?

Un silence morne emplit l’habitacle pendant le trajet de retour.

L’ordinateur de la classe z9 d’IBM est une machine étonnamment silencieuse. Elle siège au milieu du data center réfrigéré, deux tours noires élégantes formant bloc sans témoin d’activité, monolithes livrés à leurs opérations internes, hautement sécurisés. Derrière la baie vitrée du centre de contrôle, un groupe d’opérateurs consulte ses terminaux. Le chargement des données de Planck, dans la base de données du monstre noir, comme l’appellent familièrement les contrôleurs, se clôture sans faute.

Le premier des deux instruments du satellite d’observation Planck s’est arrêté de transmettre les données, comme cela était prévu, après trente mois d’activité à l’écoute du fond de rayonnement cosmologique. Le deuxième instrument va bientôt s’arrêter de fonctionner à son tour. L’ensemble des données récoltées dans les hautes et basses fréquences du spectre sera combiné pour fournir une carte, de grande précision, de l’état initial de l’univers.

Les techniciens se félicitent du succès de l’opération de la nuit. Le responsable d’équipe envoie un e-mail laconique au Docteur Chidambaranathan et à l’ensemble des scientifiques.

Au matin, le docteur Chamseddine rejoint ses collègues de l’Agence Spatiale Européenne de Noordwijk, Pays-Bas, qui se pressent pour les réunions informelles devant les distributeurs de boissons de l’institut. Il se sert un expresso après avoir tapé la séquence de chiffres « 1 – 1 – 4 », sur l’écran tactile de la machine à café. « Croyez-vous en la pluralité des mondes, Docteur ? » demande-t-il naïvement à celui qui est formellement son patron, le Docteur Chidambaranathan, en sirotant sa boisson.

Celui-ci sourit. « Il n’y a qu’une pluralité d’hypothèses. Tout le reste est un peu vain », répond-il. Tous les membres de l’équipe boivent leur café en silence.

Chamseddine reprend : « Il y a des chances que nous ne soyons pas plus avancés dans un an. Nous aurons peut-être éliminé certains modèles de l’état initial, peut-être pas… Cela dépend de la qualité du traitement des données. » Chidambaranathan réagit un peu sèchement : « c’est votre domaine, il me semble ». Les autres membres de l’équipe acquiescent. Chidambaranathan consulte son Blackberry : « Mais de ce côté-là, les nouvelles sont plutôt bonnes, le chargement des images dans le mainframe s’est déroulé à la perfection ». L’ambiance se détend, chacun retourne à ses occupations.

Au terme de sa journée de travail à l’agence spatiale, le Docteur Chamseddine, élégamment vêtu, se rend à pied à la mosquée de Noordwijk. Il est absorbé par ses pensées. Chamseddine est très pieux. Il s’abîme dans la récitation des sourates d’al-maghrib, la prière du coucher du soleil.

Pendant ce temps, dans la salle des machines, le technicien de surveillance des traitements de nuit qui vient de s’installer à son poste, consulte sa page personnalisée sur Internet. il prend le temps de lire attentivement une dépêche de l’agence Reuters : Les experts annoncent que l’Iran a « neutralisé » le virus Stuxnet Il envoie un e-mail.

Un ordinateur de la classe z9 d’IBM est une machine étonnamment silencieuse. Le bruit du système de refroidissement s’arrête dans la salle. Le silence devient plus vaste, il englobe les grappes d’ordinateurs les uns après les autres. Très vite la température commence à s’élever.

En même temps, quelque chose se passe dans le ciel : le signal radio transmis depuis le sol et capté par le satellite d’observation cosmologique en stase au point Lagrange L2 transmet l’ordre d’orienter les panneaux solaires de cent vingt degrés. Le satellite n’étant plus alimenté, il va bientôt cesser de fonctionner. Cela n’a plus aucune conséquence car la mission de collecte de données est déjà achevée. Planck se détache de son point d’ancrage et bascule irrévocablement dans les confins du système solaire.

Dans la salle d’ordinateurs, les coupe-circuit n’ayant pas fonctionné, ni les procédures de sauvegarde d’urgence, le double effet des microprocesseurs chauffés à bloc et de l’inondation provoquée par les capteurs de chaleur qui déclenchent automatiquement un déluge, détruisent le contenu des mémoires vives et des disques primaires de stockage.

Le Docteur Chidambaranathan est réveillé en pleine nuit. Le responsable informatique l’assure que l’accident n’aura pas de conséquences fâcheuses, tout au plus une journée de traitement de données perdues, le temps de restaurer l’ensemble des systèmes depuis les copies du centre de secours, sauf nouveau problème. Tout cela ne rassure Chidam qu’à moitié. Comment la panne a-t-elle pu se produire ? Peut-on évoquer l’hypothèse d’un sabotage ? L’ingénieur en chef est perplexe, il n’en sait rien pour le moment. Des investigations sont en cours. Chidam prend conscience que la science repose sur des bases fragiles : le système sous-jacent, l’infrastructure, n’a pas la beauté des mathématiques, il est trop matériel, c’est le mot, pense-t-il, trop englué dans la matière et ses scories, les limitations, l’impureté… Le pur et l’impur me poursuivent comme une obsession, moi, un scientifique ! Comment mon mental est-il à ce point conditionné ? Chidam connaît la réponse à sa propre question. Nul n’efface, par un trait de craie, fut-ce pour écrire au tableau noir la plus splendide des équations, trois mille ans d’influences culturelles qui ont pétri son code personnel, celui des pensées que son cerveau produit en vain. Qu’est-ce que je recherche songe Chidam, est-ce Shiva, est-ce Vishnou, est-ce Brahma ? Qui est le rêveur ultime de ce monde ?

Le Docteur Chamseddine ne dort pas. Quelque chose s’est passé en lui, la naissance d’une résolution, l’idée d’une vie plus haute, plus près des principes de ce qu’il est, ou de ce qu’il croit être. Chamseddine, le fils d’immigré, le citoyen d’une nation qui est entrée en conflit avec la religion de ses pères, avec la seule religion, une nation qui a menti, ce qu’il ressent comme une insulte personnelle, Chamseddine trouve la réponse à ses questions, mais elles sont loin de l’apaiser. Au contraire, il sent une férocité qui monte, l’envahit, se focalise sur le programme Planck et son ambition impie. Le visage de Dieu ne peut pas être révélé, à aucun prix.

Chidambaranathan ressent l’atmosphère de ferveur qui règne dans la salle du congrès. Les délégués le perçoivent-ils comme le pape d’une nouvelle religion ? Qu’attendent-ils de l’image du cosmos primordial, la confirmation d’un aspect ou l’autre de la théorie selon leur préférence, ou bien quelque chose d’inattendu ? Les tenants de la théorie quantique de la gravitation sur le modèle des « cordes » verraient bien leur modèle conforté avec un ciel primordial nettoyé de toute impureté et les seules fluctuations visibles sous la forme de cercles concentriques bien dessinés, indications que notre univers est un univers parmi d’autres, une bulle de savon dans un « multivers » et que le temps et l’espace s’étendent à l’infini dans toutes les directions, que d’une certaine façon le temps est une illusion et que tout existe simultanément ; les partisans du modèle à « boucles » s’attendent à une image où les fluctuations, les grains très fins détectés dans le rayonnement fossile de la lumière sont distribuées uniformément sur l’ensemble du ciel, ce serait d’après eux l’indication que notre univers est un gigantesque trou noir. Une variante de la théorie du modèle à boucles prédit au contraire qu’à l’origine il n’y a aucune fluctuation visible, la photo du ciel devrait être absolument vide, preuve qu’un grand effondrement a précédé le « big bang ». Et puis il y a tout ceux, la majorité des savants, qui ne s’attendent à rien de particulier, dans ce cas l’image du ciel serait semblable à la photo du satellite COBE prise au début des années quatre-vingt dix, ou à celle du satellite WMAP du début des années deux mille, des grains distribués dans le ciel de manière aléatoire, sans évidence de régularité, de forme, d’une distribution qui ne doive rien au hasard, en somme une image juste un peu plus précise de l’océan qui borne nos connaissances. Dans ce dernier cas, sourit Chidam, l’absence de vérité révélée donnera des arguments supplémentaires à tous ceux d’entre nous qui veulent lancer un projet plus ambitieux encore que Planck, et dont le financement se fait attendre, le futur satellite LISA, aux instruments plus puissants, plus précis, poussant la résolution de l’image encore plus loin, mais plus loin vers quoi ?

La conférence, très attendue, va commencer. L’atrium où les délégués se sont empiffrés de sandwiches et d’antipasti vibre du bruissement des conversations. Il est près de quatorze heures. À l’appel des organisateurs les délégués rejoignent la grande salle où se déroule la communication plénière. En quelques minutes les rangées se remplissent. De nombreux participants restent debout dans les allées latérales. L’excitation est palpable, les visages tendus. Les délégués se serrent les uns contre les autres pour faire place à la presse qui a été invitée. Les journalistes des principales chaînes d’informations européennes et américaines ont disposé leur équipement dans le fond de la salle. Les lumières s’amenuisent, le grand écran de projection annonce le sujet de la communication, le silence s’installe. Il est bref.

L’arrivée du Docteur Chidambaranathan est annoncée par des applaudissements discrets. Les délégués du premier rang se sont levés, ils applaudissent plus fort, les autres rangs les rejoignent, puis les autres derrière, c’est une vague qui se soulève ; bientôt toute la salle est debout, le vacarme emporte la parole des commentateurs de la télévision qui s’apprêtent en direct à transmettre l’événement.

De la main, le conférencier, qui s’est installé sur l’estrade, invite la salle à se rasseoir. Chidam est habillé d’un costume beige, d’une chemise noire à col ouvert. Une caméra opère un gros plan sur son visage orné d’une grosse moustache. Il a les lèvres charnues, le sourcil épais, les yeux petits et noirs, enfoncés. Il sourit. Une rangée impeccable de dents blanches illumine sa face sombre. Il fait glisser les premières diapositives de l’exposé puis il présente de sa voix aiguë, dans un anglais à l’accent britannique impeccable ce que la plupart des délégués connaissent déjà. Il fait un effort de pédagogie pour la presse internationale : il rappelle quelles ont été les difficultés rencontrées pendant l’analyse des données, le décryptage des informations cachées dans les téraoctets de données brutes envoyées par le satellite Planck vers la Terre, les algorithmes complexes qu’il a fallu développer, la grille des calculateurs distribués sur les centres de recherche européens qu’il a fallu reprogrammer. Un travail laborieux mais utile. Il dit cela d’une manière appuyée, il répète ce dernier mot, lentement : u-ti-le. La caméra zoome sur une fine trace de sueur, à peine perceptible, qui coule le long de sa tempe droite. Les narines frémissent, la bouche se ferme, le regard se fait dur et fixe un point dans le vide au milieu de la salle. Les délégués sont suspendus aux dernières paroles du Docteur Chidambaranathan. Ils se tiennent sur le bord de leur fauteuil, le dos tendu vers l’avant. Sur l’écran, la diapositive annonce la découverte, qui va être dévoilée. Le doigt de Chidambaranathan s’apprête à glisser sur le pavé tactile de son ordinateur. D’une voix un peu théâtrale il dit enfin : « et voici ce que nous avons vu ».

Un délégué du premier rang s’est levé, monte sur l’estrade d’un pas rapide. Chidambaranathan ne paraît pas surpris, il détourne son attention du geste qu’il s’apprêtait à accomplir, tend la main et désigne son collègue à l’ensemble des participants à la conférence : « je vous présente le Docteur Chamseddine, mon plus précieux collaborateur, sans lequel les ultimes travaux n’auraient pu être menés à bien ! » Les caméras se détournent sur Chamseddine, un bel homme, grand, le visage mince, aigu, presque chauve, habillé d’un costume italien trois-pièces, gris perle, d’excellente coupe, avec une cravate amarante. Il a un sourire extatique sur le visage. Il se rapproche de Chidambaranathan. Les deux hommes se regardent en silence.

L’écran de l’ordinateur s’est mis en mode veille.

Trois coups de feu claquent et Chidam s’effondre, alors que retentit depuis le centre de données le bruit sourd d’une explosion.

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