Le 1er mars 2016 parut le numéro 351 de « Mickey Parade Géant », célébrant les 50 ans de ce périodique pour la jeunesse américanisée à la sauce Disney.
Ils étaient tous présents à la Une : Mickey Mouse, bien sûr, Donald Duck, Donald Junior et même le Fantôme Noir ! À la page 6 débutait la rétrospective du cinquantenaire, avec la reproduction de la première couverture, datée du 3 avril 1966. On y voit Mickey éclater d’un rire franc et joyeux, se découvrant dans un miroir, affublé d’une couronne sortie d’un conte de fées, sous le regard admiratif de son neveu Mitsou.
Comme ils ont l’air heureux, l’oncle et le souriceau ! Souriants, joyeux et naïfs. Quelle différence avec le Mickey, version 2016, moue batailleuse, rictus sans équivoque « Attends un peu que je m’occupe de toi, mon salaud, ça va être ta fête ». Le Fantôme Noir déroule la même hilarité grinçante et cynique, revenu de tout et prêt à tout. Présageant le pire.
Cinquante ans séparent les gosses de 1966 et ceux d’aujourd’hui. Où a sombré l’innocence de nos enfances révolues ?
Nous vivions dans une évasion Kodachrome. Les images View-Master en 3D figeaient en un instantané l’enchantement de la Terre, auquel la télévision, fenêtre ouverte sur le monde, offrait vie, mouvement et transfiguration.
1966. Trois ans nous séparaient de l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy, première faille dans notre illusoire paix de l’âme. Nous ne nous occupions décidément pas à construire un monde parfait. La paix ! « Si tous les gars du monde pouvaient se donner la main » ! « Mange des tomates, mon amour » ! Les chics types de la Brigade M. s’engageant à boire un verre de lait chaque jour que les vaches font ! « Line », l’hebdomadaire des chics filles ! Bob Morane affrontant l’Ombre Jaune ! Les forces du Mal mises à genoux par les héros de Jean-Michel Charlier : Buck Danny (fi, Lady X !), Tanguy et Laverdure, la Patrouille des Castors, Kim Devil au nom prédestiné…
Les tyrans n’allaient plus troubler notre sommeil, menacer les enfants et les enfants de leurs enfants. Les galaxies préparaient nos terrains d’atterrissage. Les petits hommes verts ne nous effrayaient guère ; inlassablement, Hollywood en viendrait à bout, le temps de cinq bobines d’acétate. La vérité en salles obscures.
Il y eut un 22 novembre 1963, Dallas, et soudain, des bruits de guerre au Vietnam et, plus tard, le pétrole transformé en Colt sur la tempe. Adieu, John Wayne et ses certitudes, Audie Murphy et ses échos de combats révolus. Remisé, Trigger, le cheval de Roy Rogers, cow-boy chantant qui n’eut pas l’occasion de yodler la fin du western cinématographique.
Un demi-siècle, et notre monde a migré de l’état de shlemiel à celui de schnorrer. Au premier, ne confiez jamais une soupière pleine : sans l’ombre d’un doute, il va trébucher et en renverser tout le contenu. Le schnorrer, c’est celui qui prend toute la soupe sur son pantalon.
Notre mémoire ne dépasse plus les garde-fous du présent. Elle naît avec chaque nouveau-né et ignore jusqu’à ce qui a bien pu se passer dans la tête d’un futur père, sa libido arrachant d’avance les sous-vêtements de la future mère. Le semblant de mémoire journalistique fait table rase de l’Histoire avant de repasser les mêmes plats.
Car nous avons tout de même prêté l’oreille aux presciences d’Herman Kahn, le futurologue qu’affectionnaient les magazines Life, Saturday Evening Post et Paris-Match. Nous l’avons pris au sérieux, ce pontifiant bibendum. Il nous rassurait sur les conséquences d’une guerre thermonucléaire, inéluctable selon lui. Nous offrait des pavillons de banlieue en pleine ville – que n’avions-nous écouté Alphonse Allais et ses villes à la campagne… Des trottoirs mobiles narguant, à vingt mètres au-dessus du sol, la circulation d’automobiles sans roues, évoluant sur d’invisibles rails électromagnétiques. La colonisation de la Lune – manquée de peu par Jules Vernes. Des vacances sur Mars et Saturne, transformées en gigantesques Disneyland. Des trains circulant, tels les vieux pneumatiques postaux parisiens, dans des tubes en uranium (Herman Kahn n’avait cure des limites, pas plus en déplacements par années-lumière qu’en ressources naturelles) qui auraient mis San Francisco à un souffle de Pékin. L’ère du bolide abolissant les pertes de temps. Le travail ? Trente-cinq heures. Par an. Le reste de l’année divisé en safaris photos, romances au clair de la Terre et en parties de ping-pong. L’avènement de la société des loisirs, mon cher. Les pires maladies, vaincues par des ondes de cerveaux artificiels et bienveillants. Des centenaires à ne savoir qu’en faire, sauf à les transbahuter sur la Lune, Mars ou Saturne ; on a toujours besoin de personnel dans les parcs d’attractions. Et tout ça, juré, promis, garanti sans fracture, pour l’an 2000. Au plus tard.
L’an 2000, c’était drôlement bath en 1966 !
On aurait bien repris quelques existences pour éterniser ces tranches de vie meilleure. Il nous aurait fallu naître chats et, pour nous éviter des pertes cruelles, borner la Création aux félidés. Tous, chats ! Au moins aurait-on été tranquilles, l’espace de neuf vies pour chacun.
Court requiem pour un chat croisé à Prague. Cela se passa lors de ma première visite au musée Dvořák, dans un élégant pavillon baroque, où le musicien ne mit jamais le pied. Au fil des années, les objets (de ses manuscrits et de son piano à son lorgnon) que des fidèles y ont rassemblés ont investi les lieux. Voici un mur imprégné du Largo de la 9e symphonie, un escalier exhalant l’encaustique et les triples croches d’une polka slave, des fenêtres par lesquelles on croit voir le maître déambuler dans le petit jardin aux myosotis (« ne m’oublie pas » !), impatients de se transfigurer en mélodies.
Sur le perron de cet ancien petit palais dit « américain », un chat. Un vrai kocka de Bohème. Savant mélange de races filtrées au travers de tous les ravages humains tombés sur la Tchéquie. Robe bigarrée, façon « écaille de tortue » moins le pedigree, manteau de poils longs pour se protéger du froid (de Bohème !), panache caudal, regard farouche, des allures de lynx.
Nous fîmes connaissance dès ma première visite. Mars rechignait encore à quitter l’hiver. Le chat était là, guettant la moindre invitation à entrer dans la chaleur du musée. C’est pourquoi, sans doute, il se laissait approcher et caresser : « Tu me caresses, tu me laisses entrer ». La dame de l’accueil ne faisait pas honneur à sa fonction. Elle veillait à ce que le chat ne pénétrât point dans ce temple dédié à un géant de la musique et non aux griffures fantasques. Le mal que la vénération en vitrine a pu causer aux vagabonds…
Et donc, ce matou quêtait à la fois les câlineries, la chaleur des conduites souterraines du chauffage et l’abri des arbres sous la neige.
Derechef, il devint « Chat de Dvořák », « mon » chat de Dvořák. Je possède de lui quelques photos. Il s’y montre félinissime. La tête enfouie dans sa fourrure, à la traque aux puces ; couché sur le dos ; se contorsionnant comme s’il voulait peigner son pelage sur la pierre bleue des marches, au pied de la porte d’entrée.
Dans ses malheurs d’animal sans foyer, Chat de Dvořák détenait les clés de l’éternité. Chaque jour – sauf peut-être le lundi, jour de fermeture, mais il n’est pas impossible que l’hôtesse-concierge du musée cédât à l’envie d’écouter un trio ou un quatuor du maître, rien que pour se détendre – le bruit du monde se résumait à un lecteur de CD distillant en boucle des aubades au-delà du temps et des tumultes de la Vltava. Chat de Dvořák était paré pour ses neuf vies…
Quelques mois plus tard, je repassai par le musée. Près de la loge de la concierge, on avait installé une niche pour la kocka qui se faisait vieille, m’annonça la dame de l’accueil, qui n’était donc pas si revêche : elle se souciait d’un chat errant. Dans un hoquet qui se voulait rire poli et retenu, elle me révéla que Chat de Dvořák s’appelait tout simplement Poussy.
Une année passa avant ma troisième visite. L’abri avait disparu. Et Chat de Dvořák était mort. La musique en sourdine perdait un peu de son charme. Ou plutôt, elle conservait son charme, mais il semblait moins étrange.
Plan de coupe sur Sparky’s, l’immense magasin de jouets, orgueil de Prague. Beaucoup de garnements, des parents, des naufragés de l’enfance. À gauche en entrant, le rayon des peluches. Facile de repérer un chat parmi des centaines d’oursons, de chiens, de pingouins et même des dinosaures presque sympathiques, ce qu’ils devaient être dans la réalité.
Il attendait là, trapu mais rondouillard, sa bonne grosse tête aux dégradés de roux virant à l’orange, des rayures blanches, nez rose, les oreilles pointées haut. Et surtout, des yeux magnifiques, tapis dans une broussaille de poils, commune aux matous bohémiens. Je l’examinai sous toutes ses coutures, ce qui est la moindre des choses dès qu’il s’agit de peluches.
L’exacte réplique de Chat de Dvořák. Une sorte de réincarnation improbable. Pas une seconde ne s’écoula avant qu’il trouve un nom : Monsieur Dvořák. La caissière le glissa (tête en bas, je vous demande un peu !) dans un sac bariolé, qui devint sa tanière transitoire et son équipement pour le voyage en avion vers la Belgique.
À l’opposé de mes autres compagnons en cotonnade, Monsieur Dvořák ne parle pas beaucoup. Son regard perçant n’a nul besoin du soutien des mots. Il jauge, il évalue, il conclut.
Autant vous l’avouer : d’une enfance solitaire j’ai hérité un lien mystérieux avec les peluches. J’ai appris à partager avec elles les mille péripéties de mon parcours quotidien. Des fous rires jusqu’à la suffocation ! Des voyages, jusqu’à franchir les frontières du sommeil. Des aventures illuminant la chambre plongée dans l’obscurité. Nous avons abordé les rivages d’îles fantastiques, comme ma fantaisie pouvait en déceler dans les dessins méandreux du papier peint de la chambre. Jamais ces contrées fabuleuses ne nous ont déçus. Nous y retrouvions les technicolors et les agfachromes dont les Herman Kahn nappaient nos escapades romanesques. La vraie vie en Cinérama ; le cauchemar renvoyé aux actualités Pathé-Journal et Movietone.
Il y avait aussi les larmes ravalées face aux humains et bien réelles pour Minette, ma première chatte de peluche, encore en vie malgré ses flancs râpés, la fragilité de sa robe tigrée et la paille de ses entrailles un peu trop visible par endroits. Nous avons beaucoup dialogué. Insensiblement, Minette et les suivants ont pris la parole. Je ne me lasse pas d’écouter ce qu’ils ont à me dire et de m’en étonner. Seul, je n’aurais jamais abouti à d’aussi impressionnantes vérités.
Chacune de ces peluches a une histoire. Le lieu où je les ai trouvées. L’impulsion qui a décidé de leur achat. Le cadeau. Trouvaille dans une brocante. Lot pêché dans une attraction foraine. Sauvetage d’un grand nettoyage de printemps. Coup de cœur pour un petit être abandonné dans un coin de magasin et dont la personnalité se dessinait déjà au sein de mes imaginaires. Leur rôle dans mon théâtre/existence, ma vraie vie, celle cachée à tous, celle qui encombre mes neurones et pourrait me mener à la folie.
Chacune des peluches a pris possession de l’Histoire. Chacune a jeté l’ancre dans le monde d’avant le premier numéro de Mickey Parade Géant, le 3 avril 1966. Fruit schizophrénique, chacune détient mon moi tout entier. L’oubli leur est étranger. Elles réactivent les souvenirs quand bon leur semble. Elles maintiennent l’atmosphère, l’odeur de leur lieu d’origine, la phrase et la rengaine de ce jour-là, l’éclairage de leurs emplacements successifs dans ma collection.
Il leur plaît de relancer les illusions perdues, d’exhumer les plans de châteaux dans les nuages, de ravauder le temps perdu, d’éclaircir les rêves inachevés. Ils jonglent avec les maintenant, les hiers, les demains, les avant d’après et les après d’avant. Les embellissements de remembrances ne les trompent pas.
Ah, zut ! Wikipédia m’apprend qu’Herman Kahn travaillait pour la C.I.A. Ses prémonitions charlatanesques, ses fausses presciences servaient à galvaniser les esprits contre la menace nucléaire venue, affirmait-on, de l’Est. Face à la sclérose soviétique, il convenait d’annoncer l’avènement d’un monde capitaliste aux infinis possibles et aux impossibles toujours vaincus. Kahn, ce n’était qu’une panade de futurologie, aussi fiable qu’un bulletin météo ou le gros lot inscrit dans la carte du ciel d’un Sagittaire. Un fast foutoir de gueule aux substituts de sucre, mélangés à un bouillon de culture OGM subrepticement inclus dans une recette aux dehors succulents.
Il nous a bien givrés, avec son obsession à vouloir remplacer nos déficiences par des implants métalliques articulés. Nos squelettes et nos muscles en batterie de cuisine carillonnant au moindre mouvement. Fallait-il être malin pour nous imaginer tel un agrégat de poêles, casseroles et chinois secoués par un tremblement de terre… Nous n’étions que des cobayes, heureux, un bandeau devant les yeux – ce n’était pas encore les lunettes caméras HD Extreme View, au diaphragme nettement plus limité que la nuit noire du bandeau –, heureux et stupides, abrutis par « Ma Sorcière bien aimée », « Le Temps des Copains », « Janique aimée », « Zorro » et autres super-zéros, ersatz boitillants des Gilgamesh, David, Hercule, Alexandre, Roland des grandes épopées. Même leurs ennemis ont mal aux dents. Qui a égalé la vilenie de Goliath, sa brutalité, sa rage, sa force aveugle ? La bombe atomique, peut-être. On a les Attila qu’on mérite.
Suivre Kahn, ce charlatan autoproclamé spécialiste en futurs, revenait à nier l’avenir, sinon sous les traits d’un Golem livré à lui-même, ouragan ravageur et schnorrer à la fois, déchaîné au détour des vieilles rues praguoises.
La créature s’en serait-elle prise au musée Dvořák ? Plus que probablement. Les futurologues lancent leurs ukases et leurs blindés contre le génie. Ils fracassent tout ce qui peut aider à penser, réfléchir, dénoncer leur imposture. La musique porte en ses arpèges toute la sagesse accumulée pendant des siècles, le contrepoint à l’extravagance promise par les bateleurs de foire, et offre à nos fibres asséchées la fugue qui va les régénérer. Et en premier, celle d’Antonin Dvořák, ce fervent catho qui sublima les negro-spirituals et les litanies indiennes d’Hiawatha, auxquels les compatriotes puritains d’Herman Kahn ne daignaient accorder ne fût-ce qu’une oreille distraite.
« Au diable, la musique d’autrefois ! », entend-on brailler dans les officines des lendemains. Curieux pour des gens qui nous promettent des lendemains qui chantent… Et ces cuistres de nous imposer déjà les ex-supposées futures pulsations qui détraquent le cœur, le bon cœur du Père Dominique Pire, celui d’Albert Schweitzer à Lambaréné ou assis à l’orgue de Strasbourg avec pour seul auditeur Jean-Sébastien Bach.
Au passage, signalons que notre bonhomme Kahn n’a pas rejoint la troupe de ces multicentenaires qu’il nous invitait à devenir : il décéda, très banal, shlemiel privé de col de fémur bionique, à l’âge de 61 ans. Tous les voyants au rouge : cholestérol à des sommets stratosphériques, sirop sanguin caramélisé par un diabète belliqueux comme un Wisigoth, graisses en quantité suffisante pour ne pas faire grincer une porte pendant tout l’âge du bronze, foie, rate et vésicule biliaire battant le plein, dans un état à faire mourir de honte le plus balourd des nutritionnistes, et j’en passe. Cela s’est passé le 7 juillet 1963. Imaginez que ce sagouin n’a pas eu le courage d’attendre l’an deux mil pour y écouter la dénonciation de ses élucubrations fanées, à faire sangloter les fleurs en plastique !
Je me contenterai de suivre le chemin tracé pour toute étincelle de vie. Jusqu’à la mort. Contrairement à nous qui n’avons pas été créés, les peluches sont nos créations. Elles quittent le chemin à un moment donné. Par exemple, lorsque celui qui a engendré leur personnalité franchit l’arrivée de l’ultime et dérisoire étape du tour mortel.
Jusqu’il y a peu, la perspective de laisser là mes amènes confidents me désolait. Les livrer au hasard des héritages, l’indifférence des héritiers, le pourrissement au fond des caves, l’embrasement avant la cendre et le néant. Que devient Pinocchio après Geppetto ? Les marionnettes agitent-elles les secrets de l’après-vie au bout des fils et au creux des castelets ?
Mais non. Les individualités prêtées à mes chats, ours et autres animaux en peluche sont de moi et s’effaceront avec moi. Je les ai pétries dans ma tête ; personne n’en héritera ni se demandera qu’en faire. Pas un ne s’en souciera. Redevenus objets usés, poussiéreux, mes compagnons des mondes où je me serai enfermé réintégreront leur destin de jouets, de substituts relationnels. Après avoir couché dans le même lit que l’écrivain, les personnages de roman survivent, nourris de papier, d’encre. Ils hantent les rotatives. Se lovent autour des doigts de celui qui tourne les pages.
Je trépasserai, étreint par mes chimères. Je trouve cela très rassurant, très doux. Mes peluches me restitueront les souvenirs et les oublis, les vérités et mensonges, fantasmes et lucidités, naïvetés et désillusions, lassitudes et optimismes, dont elles se seront imprégnées à mon instigation. Combien de gens nettement plus sérieux que moi n’ont-ils pas rêvé de clore leur existence par un éblouissement de voix amies, d’affections polyphoniques ?
Monsieur Dvořák/Chat de Dvořák sera présent, tandis que s’amplifiera en mon corps la débâcle des fonctions enrayées, des neurones moribonds, des fulgurances de synapses survoltés, des happements d’air ne circulant plus au-delà du larynx fourbu, du sang affolé dans des artères crevassées et l’appassionata d’un cœur ruant, telle une meute de hongres éperdus.
Enfin libéré de sa carcasse de nylon, fils et feutres, Monsieur Dvořák conservera son flegme, ne laissant rien paraître qui pût évoquer quoi que ce soit d’une once de peur. Son moi (le sien et le mien) n’aura jamais autant défié. Et si des images doivent défiler devant mes yeux glacés, pendant une agonie très Spielberg, un ectoplasme de chat les gérera, les triera et les enfournera dans l’ultime broyeur.
Il ne sera pas seul. Le carnaval des animaux en étoffe ! Tous ces êtres au bord du vivant, dont j’ai créé la personnalité clandestine, à l’image de ces fonctionnaires de John Le Carré, qui façonnent l’individualité d’agents secrets appelés à disparaître dans la brume d’un thriller ! Mes espions à moi abandonneront leur canevas de tissus, leurs yeux en verre, leur triangle nasal harmonieusement piqué par une cousette anonyme, leur rembourrage de paille ou de flocons en polystyrène. Ils entreront dans un non-oubli après n’avoir existé que dans mon cerveau rocailleux et le dédain de ceux qu’amusait ma marotte de collectionner les êtres de chiffon.
Et ils m’escorteront par-dessus les toits, les forêts, les oiseaux, les nuages et les myriades de galaxies jusqu’à la prochaine métamorphose.
Au moment de quitter le musée Dvořák, la concierge me rappela : « Vous savez, Poussy est mort, mais c’est bizarre : depuis quelque temps, deux chats rôdent autour de la maison. Ils viennent chercher un peu de lait. Cet hiver, va falloir faire attention, ils voudront rentrer dans le musée. Y a mille endroits qui donnent envie de se faire les griffes ».
Elle hoqueta un rire retenu et poli. Et comme je saisissais la poignée de la porte : « Et vous savez le plus fort ? Ils ressemblent tous les deux à Poussy ! »
L’avenir, c’est l’hier toujours recommencé.
Le rire franc et joyeux de Mickey se découvrant dans un miroir, affublé d’une couronne sortie d’un conte de fées.