Ce matin-là, à mon réveil, on avait fermé la lumière.
J’ai eu beau écarquiller les yeux, rien que le noir en moi et autour de moi. Il m’a cependant fallu du temps pour comprendre que la prédiction médicale dont je devais m‘accommoder depuis plusieurs années s’était réalisée : j’étais devenu aveugle.
Aveugle… Un événement qui m’a tiré des larmes tandis que me parvenaient, par la fenêtre laissée ouverte, les trilles enjoués des oiseaux, depuis le fouillis du jardin en pleine effervescence printanière.
Leurs chants et puis les pas, la voix de Maria qui, s’inquiétant de ne pas me voir debout, venait aux nouvelles.
— Tu vas bien, Jorge ? Tu dors encore ?
Elle était penchée moi, qui percevais son souffle et son parfum, et j’ai d’instinct prononcé cette phrase :
— Ce sont mes yeux qui dorment, Maria, mes yeux qui me refusent de te voir.
Alors qu’elle s’empressait d’aller téléphoner au docteur Pascin, je suis resté allongé sans mot dire. En songeant, ironie du sort, que j’avais jusqu’ici pour habitude de confier tendrement à Maria qu’elle était la lumière de ma vie.
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Aussi bizarre que cela puisse paraître, ma soudaine cécité n’aura pas fondamentalement modifié mon emploi du temps d’exégète littéraire, mon planning d’artisan des idées.
C’est presque cocasse, mais il en va ainsi : alors même que je ne puis plus connaître les évolutions de la vie sociale et culturelle que par ouï-dire, on persiste de toute part à me demander d’en rendre compte. Ce dont je m’acquitte consciemment de capitale en capitale de la pensée, promenant au bras de Maria ma fière silhouette d’hidalgo d’un autre âge et mes talents de conférencier vedette.
Et pour être franc, je m’interroge souvent sur le sens de tout ça. Au tréfonds de moi, J’ose alors espérer qu’il n’y a pas une once de pitié ni de calcul commercial dans l’empressement de mes commanditaires à recourir à mes services.
User de ma condition d’aveugle pour pimenter chaque représentation ? Faire de moi un singe savant énucléé ? Un perroquet endimanché débitant sans faillir ses discours bien huilés et ses acrobaties verbales sur les fastes et le déclin de l’Occident ? Ce serait assurément le début de l’extrême fin, pour le vieillard que je suis déjà.
Mais non, loin de moi ces pensées funestes, la cécité n’aura pas raison de moi ! Et tiens, ma langue, que je fais tourner plusieurs fois dans ma bouche avant d’énoncer, comme on tire des flèches, mes imparables intuitions, oui ma langue a la souplesse de celle d’un serpent venimeux ! Puisque, sans même élever la voix, une fraction de seconde me suffit à cracher mon souverain venin et à réduire au silence tout qui pense de travers !
Les contre-vérités, ou ce que je tiens pour telles, n’ont pas cours avec moi.
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Dans la torpeur du soir et d’une chambre d’hôtel aux vagues senteurs de naphtaline, ma réflexion se prolonge et s’affine. D’autant que j’ai désormais tout loisir de passer tant d’heures creuses en méditations : pesant sans fin le pour, le contre de ma condition.
Ainsi d’une certitude qui m’envahit et s’affirme au cours de mes conférences et débats publics. La conviction que toute chose évoquée, tout thème abordé seraient miens depuis toujours, issus de moi, et pour ainsi dire consubstantiels de ma personne. Moi qui, évidemment tributaire du temps d’avant, y puiserais de quoi expliciter, décortiquer sur le vif le sujet du jour…
Pas de doute là-dessus : mon passé de voyant est devenu mon présent permanent. Si bien qu’il en devient à peu près superflu de m’informer du bruit et des rumeurs du monde comme il va…
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Parfois je m’amuse de ce rôle tant prisé de commandeur des lettres internationales, de cette posture officielle qu’il me plaît de prendre une fois entré en scène, sur tel ou tel podium dont je fais résonner le plancher sous les coups brefs de ma canne à pommeau d’argent.
Le torse raide et la tête basculant légèrement en arrière, je veille à ce que tout un chacun distingue au mieux les yeux grand ouverts, qui ne voient plus, de celui qui comprend tout.
Eh, c’est ma façon à moi de remplir au mieux mon contrat !
Puisque c’est d’abord mon image que le public achète, avant que je lui monnaie mes dires.
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Sans doute est-ce pour occulter un passé qui m’obsède, me ronge les raisonnements, que j’ai osé, au colloque d’hier soir, m’attaquer de but en blanc au présent ordinaire.
Et de développer l’argument pro domo selon lequel l’époque actuelle, avec son chassé-croisé de messages provisoires, nous ramènerait au bon vieux temps de la tradition orale. De sorte que, pour qui désire être reconnu et apprécié par le plus grand nombre, mieux vaut se faire enregistrer et se laisser diffuser, en tout ou en partie, dans l’immédiateté des ondes, plutôt qu’écrire et publier dans la grande tradition d’une littérature en cours d’obsolescence.
Et de conclure que mes prouesses de voyant des lettres, filmées et diffusées dans les arcanes de l’internet, ont trouvé le vecteur idéal pour porter mes idées et démonstrations au plus loin de la planète, en direction du plus grand nombre.
En temps réel ou non, mes intuitions fusent ainsi comme neuves, depuis les replis d’un passé qui ne me quitte pas.
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Bien sûr, tandis qu’on me véhicule en tant de hauts lieux où j’ai séjourné autrefois, je connais mes limites qui sont aussi ma force. Étant donné que je suis aveugle, mon décor s’est figé en même temps que mon regard s’éteignait, et les décors où je pense me trouver n’existent plus tels qu’en ma mémoire. De sorte que je n’ai pas idée de l’apparence exacte de ceux où l’on me photographie, même si les murmures de Maria me les décrivent discrètement.
Je vis ainsi à deux vitesses, sur deux niveaux de réel, tout en faisant comme si. Sans être dupe de quoi que ce soit.
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Au fond, Maria, de toutes celles qui viennent à moi depuis ce présent de pacotille, tu es la seule personne que je puisse croire réelle.
Toi qui fus tout d’abord ma jeune et sémillante élève, toi qui m’étais d’un tel secours en tant qu’assistante personnelle, toi qui suscites un tel amour en moi depuis que tu es mon amante, jusqu’à ce jour encore où te voici mon épouse…
Je te l’assure, à toi qui te substitues à moi pour tant de choses vitales : même si j’y voyais, je te ferais une confiance aveugle, je te suivrais les yeux fermés, par-delà les jeux de mots. En même temps que, tu t’en doutes, m’assaille le regret d’avoir à peine fait mieux que t’apercevoir dans toute ta plénitude, avant que ne survienne l’éclipse dont je suis captif.
Rien ne t’aura échappé, toutefois, de ce mal grandissant et qui, les derniers temps, comme par inadvertance, me faisait renverser les lampes au cœur des soirées mondaines : m’attribuant ainsi, sans que je l’aie cherché, l’air et la réputation d’un provocateur souverainement méprisant des choses de ce bas monde. Quand pourtant tout m’y rattache, par tous mes sens, aimerais-je croire.
Sache, Maria, que c’est comme si ta beauté et ta complicité, comme si cette compréhension directe qui nous lie indéfectiblement, avaient fait tomber l’un après l’autre les remparts de mon intimité, pour mieux venir arpenter à mon bras les différents étages de ma divine comédie, des enfers au paradis.
Et quand nous nous rejoignons pour un de ces apartés dont nous avons le secret en notre Jardin des Délices, ce soir comme autrefois, que tu te donnes à moi qui n’attendais que toi, je puis te confirmer que tu restes pareille, que les années lâchent prise dès qu’il s’agit de toi. Ah ça ! C’est que j’en mettrais ma main au feu, moi dont les doigts n’ont pas la berlue !
Ce qui me permet d’affirmer que le temps s’est au moins arrêté pour ce qui est de ton corps et de nos rituels, toi Maria dont les seins, sous mes diverses caresses, palpations hésitantes d’amant sur le retour, dont les courbes charnelles n’ont changé ni de forme, ni de volume. Grain de peau identique, sensations retrouvées, nos cris reconnaissables qui montent dans des ténèbres se repliant sur nous ainsi que se ferme un livre de chevet.
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Parfois, bien sûr, il le faut bien, mes fidèles éditeurs font en sorte que je me fende d’un livre de plus… Oui mais, quel genre de livre ? Une simple compilation, au plus souvent. Un recueil de morceaux choisis, cueillis à la volée de mon inspiration verbale… Et voilà tout.
Ce qui n’est déjà pas si mal. Et ce qui constitue une façon subtile de me perpétuer, n’est-ce pas. Car comme j’oublie une bonne part de ce que j’ai écrit avant, je me répète en croyant innover ! En y mettant la toute la vigueur, toute la passion des premières fois ! Serait-ce là un des secrets de ma pérennité ?
Sans doute… Avec ceci de piquant qu’il est possible que mes ouvrages récents, dont je ne suis pourtant plus en état d’en corriger les épreuves ni d’en vérifier la structure, soient meilleurs que ceux de ma vie antérieure !
Puisqu’il se fait qu’avec le temps, je me simplifie à l’extrême. Ce qui, ma foi, sied à notre époque où la vitesse omniprésente veut qu’on schématise tout, les faits et les idées, les sentiments, sous le prétexte d’aller à l’essentiel !
Ce qui fait de moi l’homme de la situation, à présent comme jamais ?
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Qui donc peut parler sciemment de la rançon de la gloire, de ses effets pervers ? Moi seul, assurément, qui suis le sujet d’expositions sur ma vie et mon œuvre. De ces célébrations que je ne peux visionner, mais qu’on me demande pourtant d’honorer de ma présence, au risque de m’y produire tel un spectre titubant au beau milieu de ses souvenirs…
Mon vécu actuel ? Une mystification, me dis-je en cette période de doute. Comme si je parlais de moi avec moi. Comme si mon double et moi débattions de nos livres avec la familiarité de personnes qui ce jour même, ont déjeuné ensemble.
C’est qu’il ne prétend pas disparaître, l’ancien voyant ! Comme s’il tenait à vérifier, lui dont je porte le nom, quitte à y mettre du sien, que celui qu’il est devenu persiste à défendre, à sauvegarder sa propre réputation d’extralucide des lettres passées, présentes et à venir…
Il y a moi, il y a l’autre. Avec à la clef ce petit problème qui fait que l’un est ce qui est advenu à une partie de moi, tandis que l’autre – le véritable moi ? – serait celui dont je me souviens de loin en loin, tant bien que mal : le seul qui ait, de sa main, écrit ces livres dont des fragments me restent en tête, mais dont je ne pourrai plus, jamais plus, suivre des yeux l’ourlé des phrases en en goûtant chaque jambage, chaque enjambement.
Au lieu de quoi j’en suis à me consoler de signer un livre dicté d’une traite, ou peu s’en faut : un florilège de bouffées de prose qui sont comme les nuages de ma pensée. Au point de faire remarquer, aux gens de presse qui s’intéressent tant à moi, que ce livre récent sur lequel ils m’interrogent, ils le connaissent bien mieux que moi : ils ont pu le relire, ce livre, même à plusieurs reprises, alors que je n’en garde que de vagues impressions !
Dont celle de lâcher prise, en cet instant où me revient à l’esprit un sonnet de Quevedo – une admiration de jeunesse –, dont la teneur dit tout le contraire de ce que je suis devenu :
Retiré dans la paix de ces déserts
Avec très peu de livres, mais savants,
Je vis en conversant avec les morts
Et en les écoutant avec les yeux.
Et pour le reste, bon sang, tout est en moi, que de jour comme de nuit, j’emporte dans ma tombe.