Comme on fait son lit, on se lève

Françoise Nice,

Sous le familier, découvrez l’insolite,
Sous le quotidien, décelez l’inexplicable.
[…] Dans la règle, découvrez l’abus
Et partout où l’abus s’est montré,
Trouvez le remède

Bertolt Brecht, L’Exception et la règle (1930)

 

Odile marche d’un pas vif. Mais elle l’a vu, enfin pas la personne, tout d’abord un grand sac de couchage d’un bleu roi pimpant, une ligne horizontale sous le très haut porche du grand building de la compagnie d’assurances. Près de la station de métro « Botanique ». Odile continue sa course, mais aperçoit que dans le sac étincelant, il y a un homme noir. Elle ne voit que cela, deux yeux qui dépassent du sac, deux billes lancées vers le ciel. Le ciel, très bleu lui aussi. Il est dix-huit heures, trop tôt pour aller dormir, et le cours va commencer.

Le sac de couchage est flambant neuf. Sans doute un cadeau de la Plateforme citoyenne de soutien aux réfugiés. Ou de Françoise R, cette femme qui, chaque jour à Bruxelles depuis plus d’un an organise la distribution de nourriture, de baskets, de capes de pluie pour les quelque 500 réfugiés qui s’entassent gare du Nord et au Parc Maximilien. Elle est connue, Françoise. Odile a vu des gars passer en lui lançant « Hello Mama ». Elle embrasse, étreint, plaisante, repousse aussi parfois. En douceur. Glisse discrètement dans la main de l’un ou l’autre, deux euros cinquante pour qu’il ou elle puisse aller se laver, et ses effets, chez Douche Flux. 

L’homme est là, seul, couché. Odile est alertée, toutes antennes dressées. Elle voit, elle ne voit plus que cela, les miséreux, les invisibles. De plus en plus nombreux dans le centre-ville. Elle presse le pas, elle ne veut pas être en retard. Plus tard, dans son lit, elle pense à tous ces gars et ces filles qui n’en ont pas.

Le lendemain matin, Odile est face à sa bibliothèque. Pour écrire une nouvelle, elle voudrait retrouver le Manifeste du Parti communiste, ce livre qu’elle a lu il y a longtemps, mais quand ? La fouille sera longue. Car elle n’a pas vraiment de bibliothèque, plutôt des rayonnages explosés un peu partout, un arbre dont la ramure se déploie dans tout l’immeuble, une colonne vertébrale éclatée, mais qui soutient pourtant sa maison. Sa vie aussi. 

Elle cherche, elle ne le trouve pas. Le bouquin n’est pas là où il devrait être, avec ses bouquins de sciences politiques et sociales, juste à côté de sa bibliothèque juive, Histoire du Bund, Elie Wiesel, Tous les fleuves vont à la mer, Albert Londres, Le juif errant est arrivé, cette série d’articles sur les réfugiés des pogroms, des persécutions et de la misère à l’Est. Du grand journalisme.

Elle va chercher l’échelle, grimpe sur les marches d’aluminium. Là-haut, elle tremble un peu, elle a le vertige pour un rien. Non, le livre n’y est manifestement pas. La poussière oui.

Pourtant, elle la visualise encore, cette édition de poche à couverture rouge, et le visage de Marx mangé par sa barbe touffue. Touffue comme sa pensée. 

Un spectre hante l’Europe : le spectre du communisme. Le spectre pour l’instant, c’est ce bouquin introuvable. Une autre phrase lui trotte en tête : Les philosophes n’ont fait qu’interpréter diversement le monde, il s’agit de le transformer. Elle ne vient pas du Manifeste, mais des Thèses sur Feuerbach. Cette phrase avait galvanisé Odile. Elle était étudiante, affamée d’un savoir qui aiderait à renverser, sûrement, scientifiquement, le vieux monde. C’était l’époque où l’auditoire de l’Université libre de Bruxelles vibrait au chant des Quilapayun : Venceremos, venceremos, socialista será el porvenir. Ou quelque chose comme cela. À l’étuve sous leurs ponchos, les musiciens chiliens grattaient et soufflaient dans leurs instruments avec force. L’espoir d’une révolution était d’une belle virilité, barbue et moustachue.

De l’hymne de l’Unité populaire, que reste-t-il ? L’humanisme tendre et ironique de Luis Sepúlveda. Son ton enjoué malgré le temps qui passe, malgré les copains morts, de torture ou de vieillesse, les amours gâchées. Après l’avoir caressé, Odile replace L’ombre de ce que nous avons été dans sa bibliothèque. 

Elle descend d’une marche, inspecte un nouveau rayonnage. Mais où diable est-il, ce Marx ? Non, elle ne l’a pas classé au milieu de ses romans, entre Henning Mankell et Pierre Mertens. Le Pierre Mertens de Perdre, de Terre d’asile. Peut-être avait-il, lui aussi, scandé El pueblo unido jamás será vencido, le slogan du gouvernement de Salvador Allende. Au Portugal les militaires avaient amené la démocratie, au Chili, ils l’avaient assassinée. 

L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire des luttes de classes. Odile se souvient de la première phrase du Manifeste. Un mantra pour elle, une évidence. Elle était loin du sang, de la torture, mais on lui avait raconté. En visitant l’ancien camp nazi de Sachsenhausen avec des camarades chiliens réfugiés en RDA, elle les avait vus sortir, muets, livides. Ils savaient mieux qu’elle. En ce début des années 70, les réfugiés de la dictature de Pinochet étaient accueillis par milliers. À Bruxelles, Odile avait participé au COLARCH, le collectif d’accueil aux réfugiés du Chili. Elle repense à l’Africain couché. Aux vestes blanches qui viennent de lancer sur Facebook l’appel quotidien aux hébergeurs et aux chauffeurs. 

Elle descend de son échelle, et va préparer son dîner. Il est tard déjà. Elle s’affale dans son canapé, hésite entre une émission historique et une série policière. Odile répare sa force de travail.

Trois jours plus tard, le sac de couchage bleu est toujours là. Odile s’approche. Elle ne comprend pas ce que l’Africain fait là, tout seul, alors qu’à deux kilomètres, au parc Maximilien, tous les soirs depuis des mois sous la pluie ou la neige, des aiguilleurs de vie en veste blanche inventent une solidarité chaleureuse et efficace. Humanisent la survie, secouent la sinistrose du pays.

Odile s’approche. L’homme est couché sur un carton. Il a les yeux rouges, – est-ce la faim ? -, mais le regard clair. Elle engage la conversation : il ne parle pas français, il lui explique en anglais qu’il vient de Soudan. Ah, lui aussi… Elle lui parle du parc Maximilien. Yes I know parc Maximilien, I don’t want to go there. Odile ne comprend pas : la chaleur, le dynamisme des vestes blanches, leur ingéniosité révolutionnaire ont fait la une de tous les journaux, en Belgique et à l’étranger. Que fuit-il ? les bagarres entre miséreux, les descentes policières répétées et les arrestations ? ou l’image de sa propre détresse démultipliée par centaines ? Au premier coup d’œil, Odile constate qu’il est plus âgé que les « petits gars » du Parc qui obsessionnellement tentent leur chance pour essayer de passer à travers les contrôles policiers, les crocs des chiens, la vigilance des camionneurs, les détecteurs de chaleur infrarouge, et gagner l’Angleterre. Il est plus vieux, plus lourd. Sans doute n’a-t-il plus leur force, leur agilité d’adolescents. Des victimes et des héros à la fois, que certains perçoivent comme autant de dangers, que d’autres, au contraire, couvent d’une sollicitude maternante. Odile glisse un regard vers le carton. Il est couvert d’inscriptions en arabe. L’étranger possède au moins un bic et écrit. Son lit est un tapis de hiéroglyphes. On est en plein ramadan, trompe-t-il son épuisement, son inactivité en écrivant quelques sourates ? 

Odile monte dans le tram, la machine couine bruyamment en validant son abonnement. Le tram longe le Jardin Botanique, elle voit deux refugiés qui cherchent à escalader les grilles. Ce parc-là est fermé pour la nuit. Le ministre de l’Intérieur a annoncé une série d’opérations policières à travers le pays, dans les trains et les gares. Les réfugiés se dispersent pour revenir au Parc Maximilien dès que l’alerte est passée. Les flics y viennent chaque nuit pour réveiller et déloger ceux qu’on appelle désormais les « migrants ». Qui sont-ils ? Des êtres venus de nulle part pour aller se faire pourchasser ailleurs. Parfois un des « petits gars » lui laisse un message WhatsApp : Hello dear, I want come home. Son anglais est rudimentaire. Parfois elle accepte, parfois non. Sa maison, c’est son capital tranquillité. Longtemps elle a vendu sa force de travail à un employeur. Se demandant régulièrement quelle part du travail était rémunérée, à partir de quelle heure son travail lui était volé. Mais non, elle n’a pas compté ses heures, ni lu Travail salarié et capital. Le Capital encore moins. Elle avait bien tenté d’approcher l’économie politique de Marx avec un petit livre de Louis Althusser, Pour Marx. L’ouvrage était lisible et utile. Mais elle avait rapidement lâché Lire le capital, une glose incompréhensible pour elle. Le matérialisme dialectique passé à la moulinette du structuralisme, non ça ne passait pas. Balibar et Derrida, c’était plutôt Balimarre et Défrisant. Nulle école philosophique n’avait fait autant de contorsions que la française, pour tenter de se vouer au matérialisme dialectique, les uns accablant les autres du péché suprême, déformer Marx et retomber dans les ornières de l’idéalisme bourgeois. 

La maison est là. En tournant la clé, Odile sait qu’elle retrouvera ses livres, le silence, la poussière. La télé et le canapé. Elle regarde les infos, François De Brigode et le léger rictus qui lui tire la mâchoire quand il évoque une info qui l’ennuie ou le touche. Si au moins Odile avait pris la peine de lire L’idéologie allemande, peut-être pourrait-elle mieux analyser les rapports entre les idées et la base matérielle qui les produit ? Un push de France Inter sur son smartphone l’arrache à sa rumination : Trottoir ou chaussée : où rouler en trottinette ?

Odile cherche encore son Manifeste. Elle remonte jusqu’au recoin sombre, le plus ancien de sa bibliothèque, en face de l’escalier qui mène au grenier. Là, s’alignent Dostoïevski, Faulkner, Proust, Joyce, Zola, les premiers livres qu’elle s’est offerts. Elle ouvre Au Bonheur des dames… savoure quelques pages de descriptions éblouissantes des galeries du Bon Marché : achats en gros, marketing, manière de créer un public captif, la fascination de la marchandise et la violence imparable des lois de la concurrence… Plus marxien, tu meurs. Note au passage que Marx est mort en 1883, l’année où paraît Au bonheur des dames. On n’y vendait pas encore de trottinettes à moteur pour les minettes et les yuppies. La concentration du capital industriel était embryonnaire, et les jeux d’écriture en bourse ou en banque presque ingénus. Odile range Au Bonheur des dames, tombe sur Duras, et son Barrage contre le Pacifique, où l’impossible tentative de faire fructifier un capital foncier. L’hostilité de la nature, la fourberie de l’administration coloniale poussent une femme au bord de la folie. Odile se souvient de la force tellurique de ce roman. Si la femme prétend au pouvoir économique, à la reconnaissance, il faut qu’elle couche. Qu’elle cède, qu’elle vende, qu’elle négocie son cul ou celui de sa fille. Qu’elle perde et cent fois recommence. Ça, Marx ne l’a pas dit, ou en d’autres termes, peut-être amusés, expliquant que dans le couple, la femme est le prolétaire, et l’homme le capitaliste. 

Odile se roule en boule sous sa couette. L’image de l’Africain qui dort sur son carton la visite. Les paupières lui tombent. Elle rêve souvent de maisons dévastées, désarticulées, de demeures en feu. Elle rêve cette nuit-là d’une maison claire, avec des murs blancs, une jolie véranda à la pénombre verte, des caves et des débarras vierges. Son compagnon et leur petit garçon passent gaiement d’une pièce à l’autre. C’est sûr, ici la vie sera joyeuse et légère.

Au réveil, d’un clic le café coule, le songe se dissipe en volutes chaudes. Cette vie-là a passé. A la radio, un « Monsieur le ministre » ment impunément, affirmant que les migrants auront toit et protection s’ils font une demande d’asile. Le journaliste ne le rappelle pas à la vérité, au couperet des règlements dits de Dublin, ou tièdement. Odile s’imagine offrir son tapis de yoga au réfugié. Elle rit. 

Pour la troisième fois, elle a revu l’homme au sac de couchage bleu. Il a toujours les yeux rouges, il est un peu plus sale. HelloHello. Are you OK? Elle sait que ça ne va pas, mais faut bien trouver une phrase, il répond Yes, I’m OK. Elle insiste, lui aussi : I’m OK. Elle se présente, il dit son prénom Mo-Ahmed. On dirait qu’il se redresse, qu’il met toute sa force à l’articuler. Qui est-il ? un prophète, un type qui dérive rapidement vers la folie ? le carton s’est couvert de nouveaux caractères arabes. Un peu plus loin, contre le mur, il a soigneusement aligné son barda, des bouteilles d’eau et des sacs en plastique.

Elle lui demande son âge. Il se cabre. Why do you want to know? Odile bat en retraite : I just want to be polite. Mo-Ahmed ne veut toujours pas aller au parc Maximilien, rencontrer les bénévoles du Hub humanitaire. Il refuse encore. Mais est-il correctement informé ? Il dit qu’il connaît. Ils n’ont rien de plus à se dire. Odile s’en va, avec sa peur. Peur que l’homme dégringole très vite, qu’il perde la boussole, plus infra-humanisé encore que les « petits gars » du Parc Maximilien qui chaque soir découvrent des familles provisoires de tous âges, de toutes conditions, richards du Brabant Wallon, artistes précarisés, employés, retraités, communautés… Peut-être Mo-Ahmed cherche-t-il à mourir d’épuisement ? Ou se dit-il qu’il vaut mieux être ramassé par les flics plutôt qu’arrêté au terme d’une course-poursuite. Tant qu’à faire, à quoi bon se fatiguer pour un résultat identique ?

Odile a battu en retraite avec sa collection d’interrogations. Seule, elle ne peut rien. Seul, il sombrera, tôt ou tard. Ce soir-là, elle appelle le Samusocial. Après quelques minutes. Une voix lui répond aimablement. Elle explique le peu qu’elle sait, décrit avec précision l’endroit où il se trouve, sous le porche de la grande compagnie d’assurances. Au bout du fil, la voix calme et claire est apaisante : On a justement une maraude qui va partir, on va aller voir. Si ça se trouve, on le connaît. Ils ont l’habitude, Odile non. 

Odile raccroche, la conversation n’a pas épuisé ses questions : lors de son lors de son premier voyage en Afrique, elle avait été bouleversée lorsque, pour la toute première fois, elle avait vu des hommes coucher dehors. Puis elle avait fini par ne plus les remarquer. Ici aussi, elle s’est habituée – enfin, presque – à voir les Roms de la rue Neuve reconstruire chaque soir des maisons de carton. La police de la ville les tolère, le ministre de l’Intérieur ne les fait pas pourchasser, pas comme son collègue italien, Matteo Salvini. Ce chef de file de la Ligue du Nord s’est imposé par ses slogans haineux. Devenu vice-président du Conseil, il a rapidement désigné l’ennemi suivant : les Roms, pourtant citoyens européens depuis plus de mille ans. Aux États-Unis, un président a pris plus de deux mille enfants de migrants en otage. 

Odile tourne lentement sa cuiller dans son bol de soupe : pourquoi est-elle plus sensible à la détresse de ce Soudanais plutôt qu’à celle des Roms ou des autres SDF ? elle a fini par admettre son impuissance face à la détresse des Roms, même si, même si… voir des enfants à même le sol dans les jupes de leur mère la bouleverse, dans notre pays d’obligation scolaire. Les Roms… parmi eux, elle a ses préférés, le musicien sympa qui égaye la ligne du 92, et le père et le fils de la rue Neuve, papa à l’accordéon et le fiston au violon. Les Roms ne demandent rien, sauf un peu de monnaie. Les SDF blanc de blanc sont souvent bourrés, gueulards, repoussants, Odile n’a pas la force d’aller vers eux. Finalement c’est cela, pour déclencher sa compassion, il faudrait donc y mettre un peu de formes ? être présentable au fond du dénuement ? elle racle le fond du bol. Et pourquoi l’Africain, l’homme couché qui jette ses yeux au ciel ? précisément parce qu’il est étranger, et donc le plus démuni parmi les démunis. Parce qu’elle a vu la misère du plus grand nombre dans les villages et les villes africains, et l’opulence et l’indifférence arrogantes des nantis, là-bas aussi. Parce qu’elle a vu, que pour un billet de dix mille francs CFA, 15 euros, ils sont 4 ou 5 à se précipiter pour réclamer leur part. Au titre d’intermédiaires, d’aînés et d’ayant-droits sous tous prétextes. Cela ne doit pas être très différent au Soudan. Misère et corruption, mamelles du capital.

Demain, Odile ira voir au grenier. Ils ne peuvent qu’être là, le Manifeste rouge, les petits volumes gris et orange des Éditions sociales, ce 18 Brumaire de Louis Bonaparte et La guerre civile en France. Si elle n’avait pas pu se frotter au Capital, si elle avait flotté face aux retournements du matérialisme dialectique, elle avait apprécié les essais historiques et politiques de Marx, sur la contre-révolution d’après 1848 et l’essai sur le gouvernement prolétarien de la Commune, fichtrement bien écrits. Ils doivent être au grenier, jamais Odile n’a pu jeter un livre.

Le lundi suivant, Mo-Ahmed n’est plus là. Il reste sa collection de bouteilles d’eau, ses sacs en plastique. Sa couche est vide. Rien d’autre que le carton, un drap de bain et le sac de couchage bleu. Tout est rangé. Odile le cherche, il n’est pas derrière les arbustes en train de se soulager. On n’y pense pas, mais, où ça chie, un sans-toit ? elle s’approche du campement de l’Africain. Un livre dépasse sous le sac de couchage. Un livre à couverture noire. Elle n’en croit pas ses yeux : Manifest of the communist party. Elle ne touche à rien, et s’en va vers son cours, hébétée.

Le mercredi suivant, elle ne vient pas les mains vides. Mo-Ahmed est là. Cette fois, leurs sourires se reconnaissent. Elle lui a apporté des bananes et du jus de fruits frais. Elle est un peu gênée, cette image la renvoie aux zoos humains de l’époque coloniale. Où donc est la frontière entre le voyeurisme exotique et la charité compatissante du nanti ? Il la remercie. Elle lui dit s’être inquiétée de ne pas l’avoir vu deux jours plus tôt, il cherche un peu, puis : Oh yes! on Monday, I left to see the match et ajoute en français : dans un café place Rogier. Odile sourit. Elle avait imaginé le pire, arrestation, agression, hospitalisation, centre fermé… à moins qu’enfin il ait accepté une main fraternelle. C’est le foot qui l’a fait se lever. Et retrouver la communauté des humains. Odile ne sait pas si elle trouve cela réjouissant ou pathétique. Elle déteste pour sa part les frontières, et leur corollaire, les rengaines patriotiques et leur récupération commerciale. Elle a été révulsée en entendant à la radio ce spot où une marque de sauces ose proclamer : avec la saison des barbecues, Devos-Lemmens rallume la flamme citoyenne… Sur la mer déchaînée des critiques anti-système flotte un radeau : la citoyenneté. Odile n’a jamais apprécié le foot, et cette fois moins que jamais. Décidément, elle aurait dû lire L’Idéologie allemande, pour tenter de comprendre comment un ordre social donné produit une culture qui lui ressemble et protège les intérêts de la classe dominante.

Odile désigne le grand carton : What are you writing? your story?

Yes, something like that. Elle lui serre la main et s’en va. Ils se sont touchés, mais elle se lave les mains dès qu’elle est rentrée. On n’est jamais trop prudent. Elle ne lui a pas parlé du Manifeste, elle attend leur prochain échange avec curiosité. Elle lui demandera de le lui prêter, pourquoi pas ? 

Ces brèves rencontres se sont arrêtées là. Elle ne saura jamais qui était Mo-Ahmed ni ce qu’il a pensé en la voyant cette femme sortir de la foule des passants et s’adresser à lui. Le Diogène du Botanique a disparu. La première fois, elle ne s’est pas inquiétée. Sans doute le foot ? ou enfin aurait-il accepté d’aller chercher un peu de secours ? La deuxième fois, Mo-Ahmed n’y était toujours pas, ni son livre. Le sac bleu roulé en boule traînait dans un recoin, le carton usé palpitait sous le vent. 

Le cœur serré, elle a ramassé le carton. Avant de rentrer chez elle, elle a sonné chez son voisin marocain. Il a déchiffré et traduit :

 

Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !

Nul ne sera un véritable croyant tant qu’il ne voudra pas pour son frère ce qu’il veut pour lui-même

Non à la commisération 

 

Manifeste : Ils repoussent donc toute action politique et surtout toute action révolutionnaire, ils cherchent à atteindre leur but par des moyens paisibles et essayent de frayer un chemin au nouvel évangile social par la force de l’exemple, par des expériences en petit, condamnées d’avance à l’insuccès.

 

Voracité du profit, violence du capital

Manifeste : La Bourgeoisie n’existe qu’à la condition de révolutionner sans cesse les instruments de travail, ce qui veut dire le mode de production, ce qui veut dire tous les rapports sociaux

Un peu plus bas sur le carton, Mo-Ahmed avait recopié : Tout ce qui était solide et stable est ébranlé, tout ce qui était sacré est profané ; et les hommes sont forcés, enfin, d’envisager leurs conditions d’existence et leurs relations réciproques avec des yeux dégrisés. Poussée par le besoin de débouchés toujours nouveaux, la bourgeoisie envahit le globe entier. Il lui faut pénétrer partout, s’établir partout, créer partout des moyens de communication »…

Par l’exploitation du marché mondial, la bourgeoisie donne un caractère cosmopolite à la production et à la consommation de tous les pays. Au désespoir des réactionnaires, elle a enlevé à l’industrie sa base nationale. Les vieilles industries nationales sont détruites, ou sur le point de l’être. Elles sont supplantées par de nouvelles industries dont l’introduction devient une question vitale pour toutes les nations civilisées, industries qui n’emploient plus des matières premières indigènes, mais des matières premières venues des régions les plus éloignées, et dont les produits se consomment non seulement dans le pays même, mais dans tous les coins du globe. À la place des anciens besoins, satisfaits par les produits nationaux, naissent de nouveaux besoins, réclamant pour leur satisfaction, les produits des contrées les plus lointaines et des climats les plus divers. À la place de l’ancien isolement des nations se suffisant à elles-mêmes, se développe un trafic universel, une interdépendance des nations. Et ce qui est vrai pour la production matérielle s’applique à la production intellectuelle.

(…) Sous peine de mort elle force toutes les nations à adopter le mode de production bourgeois. En un mot, elle modèle le monde à son image.

Juste au-dessous, tout en grand, Mo-Ahmed avait écrit :

 

LE DÉCHET EST LE STADE SUPRÊME DE LA MARCHANDISE 

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