Marx est expulsé de Belgique

Claude Javeau,

En mars 1848, Karl Marx fut convoqué au commissariat de police le plus proche de la rue d’Orléans à Ixelles (aujourd’hui rue Jean d’Ardenne) où il habitait. Le brave fonctionnaire de commissaire qui le reçut ne le fit guère poireauter plus de temps qu’il n’était nécessaire pour bien montrer qu’il était le maître, après Dieu et le Roi, dans ce lieu.

Le commissaire vint lui-même à la rencontre de Marx, assis calmement dans la salle d’attente, sur laquelle veillait une lithographie représentant le roi Léopold, premier du nom dans son petit royaume.

— Entrez, Monsieur Marx. Sprechen Sie Französich?

— Sans problème, Monsieur le commissaire, je parle français et quelques autres langues.

— C’est vrai que vous, les Juifs, vous êtes doués pour les langues, dit le commissaire avec un sourire qui se voulait bienveillant.

— Vous oubliez, Monsieur le commissaire, que je me suis converti à la foi protestante, celle-là même de votre bien-aimé souverain.

Le commissaire ne rétorqua cette fois rien. Il fit entrer Marx dans son bureau, en s’effaçant courtoisement devant lui. Il vint s’asseoir lui-même à sa table, face à la porte. Au mur, derrière lui, une autre lithographie de Léopold, en pied cette fois. À sa droite, un perroquet, auquel étaient suspendus son bicorne et son épée, avec un baudrier.

— Asseyez-vous, Monsieur Marx, dit-il avec la même courtoisie.

Quand Marx fut assis, face au commissaire, celui-ci prit dans son portefeuille déposé sur son bureau devant lui une large feuille couverte d’écritures.

— Monsieur Marx, je n’irai pas par quatre chemins. Sa Majesté le Roi a décidé de vous expulser de son Royaume, à dater de ce jour.

Il avait un accent qui rappelait un peu le parler populaire de Bruxelles, avec une petite pointe de parisianisme qui trahissait le fonctionnaire ayant fait quelques études.

Marx ne broncha guère. Il n’en était plus à un déménagement près. Et cette fois, son expulsion lui était signifiée de manière plutôt polie.

Après quelques moments de silence, Marx finit par demander :

— Pourquoi sa Majesté veut-elle me voir quitter le Royaume ?

Le commissaire s’éclaircit la voix :

— À ce que je sais, parce que vous tenez dans son Royaume des propos séditieux.

Marx eut l’air sincèrement surpris. Il tourna un instant sur sa chaise et constata que la porte, derrière lui, avait été fermée. Au-dessus de celle-ci, on avait accroché un crucifix. Le Christ y était de couleur blanche, peut-être en ivoire.

Marx éleva légèrement la voix :

— Je ne comprends pas ce reproche. Je ne fréquente guère les estaminets et ne participe guère à des réunions politiques. Quand je suis à l’extérieur de ma maison, je veille à être bien prudent dans mes propos. « Séditieux » ? Je ne vois pas à quoi vous faites allusion.

— Monsieur Marx, répondit le commissaire, il est vrai que votre conduite dans cette ville ne prête pas à critique. Tous les rapports qui nous parviennent vous concernant soulignent votre comportement paisible et la modération de vos propos. Il en va de même en ce qui concerne votre ami Engels.

— Si tout cela est vrai, de quoi serais-je donc coupable ? Mes papiers sont en règle et je n’ai pas de dettes chez les commerçants du lieu. Est-ce encore un mauvais coup de l’Ambassade de Prusse ?

Le commissaire sortit du tiroir qui se trouvait devant son ventre une blague contenant du tabac, une pipe en bois et un paquet d’allumettes phosphoriques. Il se mit à bourrer sa pipe, puis alluma le tabac avec une étonnante sûreté de gestes. Bientôt il se trouva entouré d’une fumée bleue qui masquait presque entièrement son visage garni de rouflaquettes et d’une grosse moustache. Marx faillit lui demander s’il avait été soldat dans une autre vie, mais se ravisa, estimant qu’il n’était pas approprié de faire montre de quelque familiarité avec qui, quelle que fût son amabilité, il se trouvait nécessairement dans une relation d’hostilité.

Le commissaire, après avoir tiré quelques bouffées de sa pipe, reprit sur un ton de confidence :

— Ce n’est pas de paroles qu’il s’agit, Monsieur Marx, mais d’écrits.

— Des écrits, Monsieur le commissaire. Mais de quels écrits s’agit-il ? Je n’écris qu’en allemand, et ces textes ne doivent pas se trouver facilement dans Bruxelles ou ailleurs en Belgique.

— Certes, Monsieur Marx. Pour vos libelles en allemand, je ne peux que vous donner raison. Mais votre Manifeste lui, a été traduit en français et sa diffusion est plus considérable que vous le croyez sans doute.

— Je vous assure, Monsieur le commissaire, que j’ignorais que ledit Manifeste avait été traduit.

— Il l’a été par les soins de l’Association des Démocrates bruxellois qui vous a choisi pour vice-président. Ne vous ont-ils pas tenu au courant ?

Marx crut découvrir quelque ironie dans ces propos. Il feignit de ne pas en tenir compte.

— Mais bien sûr. J’ignorais seulement que mes amis avaient mis une telle diligence à le faire diffuser. Mais que contient cet opuscule de si séditieux ?

Le commissaire sortit du même tiroir un livret assez mince et imprimé sur un papier de piètre qualité.

— Voici, Monsieur Marx, un exemplaire du Manifeste du Parti Communiste que vous avez rédigé avec votre ami Engels. Comme vous ne l’avez certainement pas oublié, il commence par un constat comminatoire (il lit) : « Un spectre hante l’Europe : le spectre du communisme. Toutes les puissances de la vieille Europe se sont unies en une Sainte-Alliance pour traquer ce spectre : le pape et le tsar, Metternich et Guizot, les radicaux de France et les policiers d’Allemagne ». Sincèrement, Monsieur Marx, ce propos n’évoque-t-il pas une mise en demeure ?

— Vous y allez fort, Monsieur le commissaire, comme si quelques phrases dans un si petit livre pouvaient constituer une menace pour des puissances aussi considérables !

— On ne sait jamais ce que de tels propos peuvent causer s’ils sont repris par des esprits dangereux capables de soulever des peuples dans des aventures néfastes à l’ordre public. Voyons un peu plus loin dans votre Manifeste. Le chapitre « Bourgeois et prolétaires » démarre avec la phrase suivante : « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de lutte de classes ». Nier le rôle de la Providence divine dans le déroulement de l’histoire, n’est-ce pas là tenir un propos séditieux à l’égard de la religion chrétienne ?

— Comme vous y allez ! L’idée de lutte des classes n’est pas opposée à celle de Providence. Il suffit de penser que c’est cette dernière qui encadre toutes les luttes, donc aussi celle des classes.

— Je retrouve en vous le Juif avec son goût de la casuistique. Mais je ne vais pas prolonger cette discussion outre mesure. Je vais me contenter d’ouvrir le Manifeste au hasard. Tenez ce passage : « Vous avouez donc que, lorsque vous parlez de l’individu, vous n’entendez parler que du bourgeois, du propriétaire. Et cet individu-là, certes, doit être supprimé ». Supprimez les bourgeois, n’est-ce pas là un appel au meurtre des plus respectables de nos citoyens ?

— Mais je ne vise aucun individu en particulier. Je vise des groupes sociaux dans lesquels on peut trouver des bons et des mauvais citoyens. Je suis un philosophe, pas un romancier.

— Bon, assez bavardé. Vous devez quitter le pays, demain matin. Il y a un train pour Paris à neuf heures. Voici les passeports que j’ai fait établir pour votre ami et vous. Paris, cela vous convient-il ?

— Ça tombe bien, nous avons reçu ce matin des invitations de nos amis de là-bas. Merci pour les passeports.

— J’ai été enchanté de discuter un peu avec un homme qui sera peut-être un grand homme dans l’avenir.

— Tout le plaisir a été pour moi, Monsieur le commissaire. Merci pour votre courtoisie.

Il sortit du bureau du policier et se dirigea vers la sortie. Le commissaire, qui avait gardé sa pipe à la bouche, la retira un moment pour crier :

— Bon voyage, Monsieur Marx. Méfiez-vous de vos travaux d’écriture, on ne sait jamais où ils peuvent mener !

*

Ce dialogue est tout à fait imaginaire. Et je n’ai pas eu le courage de vérifier si en 1848 existait déjà une liaison ferroviaire entre Bruxelles et Paris.

Les citations du Manifeste sont extraites de la version française de 1885 due à Laura Lafargue, l’une des filles de Marx, parue aux éditions du Progrès, Moscou, 1973

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