Quelques nuages lenticulaires stagnent au-dessus des monts Wasatch. Dans la vallée, on attend jusqu’à 30 degrés. Friedrich vient d’arriver. Au programme : la demi-finale entre les Utah Jazz et les Rockets de Houston. J’ai mis des bières au frais. Il reste à espérer que Jenny ne rentre pas avant la fin de la retransmission du match de basket. Cet après–midi, comme tous les dimanches, on est censés faire avancer notre projet, coucher nos réflexions sur le papier. La tâche est énorme, trop peut-être. Quelle idée stupide, ce manifeste ! C’est pour ça qu’on s’autorise parfois un pas de côté, un peu de sport à la télé pour se vider la tête, de la bière pour prendre de la distance avec le quotidien.

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Les Utah Jazz ont perdu 102-112, alors qu’ils jouaient à domicile, dans une aréna surchauffée, tout entière acquise à leur cause. On a éclusé quelques bières supplémentaires pour oublier la défaite. Friedrich est dépité, même s’il sait que tout reste possible lors du match retour. Le dimanche, Jenny prend le métro à West Valley Central avec les gamins pour aller passer la journée à Salt Lake City. Ils partent en fin de matinée et reviennent dans l’après-midi, parfois en début de soirée s’ils vont au cinéma. Jenny sait très bien qu’on a besoin de calme pour travailler ; éloigner la marmaille est la moindre des choses. Elle ne dit jamais rien quand elle rentre, même si elle doit se douter qu’on s’autorise quelques écarts, même si elle sent notre haleine de bière. On ne pourra plus mentir très longtemps. Il faut qu’on termine ce manifeste, au moins le premier chapitre, pour prouver à Jenny qu’on avance, qu’on ne recule pas… On s’installe à la table de la cuisine. Je sors mes notes. Friedrich dodeline de la tête, l’air de dire qu’on n’y arrivera jamais. On n’a pas encore rédigé une seule ligne aujourd’hui et le coup de sifflet final annonçant la déroute des Jazz n’arrête pas de résonner comme un aveu d’imposture.

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Voilà deux ans que je connais Friedrich. On partage les mêmes vues, les mêmes desseins. C’est pourquoi on collabore étroitement. Outre ce projet de manifeste où on souhaite clarifier notre programme socioprofessionnel et affirmer notre position politique, on s’occupe d’une revue mal mise en page, mal diffusée, mal comprise – un « torchon » disent certains, un « déversoir d’idées de gauchos » selon d’autres. Pour enfoncer le clou, on a fait imprimer le dernier numéro en lettres couleur sang. On voulait que ce Numéro rouge soit non seulement un embrasement dans le contenu, mais aussi dans la forme. Les critiques n’ont pas tardé. Sans doute un mauvais choix de distribution ; on a opté pour le toutes-boîtes, avec trop d’enthousiasme : un flic du quartier chez qui on a eu la maladresse de déposer un exemplaire est venu nous menacer de dénoncer nos agissements en haut lieu.

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Bien sûr, l’écriture ne paie pas, surtout ce genre de littérature contestataire. Ce qui nous fait tous vivre, Friedrich, Jenny et moi, c’est le restaurant. Notre établissement est situé sur 3 500 South, axe autour duquel sont concentrées la plupart des bonnes tables du centre-ville. Les touristes qui viennent jusqu’à West Valley City sont attirés par la cuisine « du monde » qu’on trouve à chaque coin de rue. De tout le Wasatch Front, la ville compte le plus de communautés différentes. Si une bonne moitié des immigrants sont originaires du Vietnam, du Mexique et des îles du Pacifique, presque tous les autres pays du globe sont représentés. Il y en a pour tous les goûts : restaurants thaïs, russes, chinois, italiens, japonais, sud-américains, casher, coréens… Il restait une place à prendre dans le domaine de la cuisine allemande, nos origines étant une parfaite carte de visite. Le restaurant n’est pas bien grand – une dizaine de tables. La superficie qui nous manque, on la comble en misant sur la qualité des produits : duo de saucisses de Munich et de Nuremberg, salade de saucisson et fromage de Thuringe, assiette de jambon de la Forêt Noire, pâtes souabes gratinées aux oignons, soupe de lentilles avec sa saucisse de Francfort, et puis les escalopes, les tartes salées, les choucroutes, les bouillons aux raviolis, les jarrets de porc braisés… On a aussi une belle carte de bières et de vins allemands. Le soir, après la fermeture, le restaurant se transforme en salle de réunion. On accueille nos confrères, les défenseurs de la cuisine du monde entier. On évoque les prochains thèmes abordés dans la revue dont le but est de fédérer les petits restaurateurs, les prolétaires de la gastronomie mondiale. À terme, il s’agira de mettre en commun les équipements et les moyens de production pour être à même de lutter efficacement contre les grands groupes de restauration industrielle qui accaparent le secteur. Quant à notre manifeste, il devra définir notre plan d’action pour agir tous ensemble, d’abord à West Valley et à Salt Lake City, puis dans tout le comté, dans tout l’État, dans tout le pays… Parce que, définitivement, notre action refuse les frontières.

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J’ai une chance énorme, j’assiste à un miracle quotidien : Jenny. Elle m’aime, elle est prête à sacrifier sa vie pour moi et les gamins. Elle a tout fait pour qu’on puisse ouvrir un premier établissement. C’était loin d’ici, il y a longtemps, dans une autre vie. Elle a toujours adhéré sans réserve à mes convictions. Même quand la vie matérielle était rude, elle a continué à me faire confiance. Elle a organisé le nid familial pour faciliter mon travail et celui de Friedrich. Elle a livré dans l’ombre les luttes les plus dures, au point d’y ruiner parfois sa santé. Ne dit-elle pas que notre relation est tout entière d’amour et de combat ? Je n’aurais jamais rien réussi sans elle. Elle est ma femme, la mère de nos gamins, la secrétaire de notre revue, la gestionnaire du restaurant… Combien d’hommes peuvent se vanter d’avoir d’un tel soutien ? Sa présence inestimable me laisse du temps pour penser aux combats professionnels et sociétaux qu’il faut mener, du temps pour rédiger le manifeste avec Friedrich. On a commencé la restauration à New Trier, dans le Minnesota. C’est là qu’on est nés, là qu’on s’est rencontrés. Les débuts ont été difficiles. On a souvent été obligé de déménager pour fuir les huissiers. On a pris la route pour recommencer ailleurs. On a traversé tant de frontières – l’Iowa, le Nebraska, le Dakota du Sud, le Wyoming… Avec toujours la même fin : les galères, les dettes, les expulsions. Les périodes de privation ont été longues, les parenthèses d’accalmie trop brèves. On a attiré sur nous la méfiance avec nos idées neuves, surtout dans les petites villes. Il y a un an, on a finalement trouvé refuge dans la colonie allemande de West Valley City, où Friedrich nous a retrouvés. On a démarré ici une nouvelle vie. Le succès du restaurant nous permet enfin de nous reposer matériellement, de nous concentrer sur nos objectifs primordiaux, les plus élevés.

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Si la restauration est toute notre vie, la cuisine allemande n’est qu’une porte d’entrée, un levier qui nous permet de déployer nos idées. Le temps ne doit plus être aux grandes utopies, mais à l’action concrète. La création d’une cuisine mondiale décomplexée doit passer par l’avènement d’une société multiraciale et multiculturelle, sans inégalités. Alors seulement le grand mouvement culinaire et social pourra être lancé. La cuisine c’est de l’émotion. Mais c’est d’abord du partage, notamment celui des moyens d’approvisionnement, de production et de transformation des produits. C’est pourquoi, dans notre revue, on souhaite revenir au sens premier du terme « communisme », dans ce qu’il a d’universel : le commun. Au capitalisme des grandes chaînes de restauration, il faut opposer dès que possible une ligue internationale des petits restaurateurs. Un espace social et créatif où les biens matériels seront partagés, avec un seul but : accéder au progrès commun. Le sens originel du communisme a été transformé par les hommes avec leurs guerres, leurs révolutions, leurs systèmes politiques… Il faut rétablir la vérité. Notre manifeste devrait annoncer un communisme culinaire, une doctrine qu’on pourrait comparer à une sorte de christianisme égalitaire et anarchisant. Dans nos délires du dimanche, n’a-t-on pas envisagé de descendre dans les rues de Salt Lake City ? Pour montrer aux Mormons qu’il existe autre chose que leur Livre saint, pour leur dire qu’un autre texte, bien plus fondamental, pourrait débarrasser Temple Square de ses leurres…

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On voudrait tant que le monde de la restauration devienne un marché unifié. Les relations entre les grands groupes de restauration et les petits établissements sont hélas trop conflictuels, parce qu’il s’agit de s’approprier un maximum d’espace dans les villes. La guerre est totale, comme au temps de la lutte entre les épiceries de quartier et les hypermarchés. Sauf que ce combat, on ne pourra pas se permettre de le perdre. On est bien conscients que de nouvelles contradictions sont apparues dans le secteur, des difficultés accompagnées de nouveaux périls : le véganisme, la recrudescence des interdits alimentaires prônés par les religions, les mois sans alcool… On voudrait dès lors alerter les gens avec un texte d’une beauté formelle, une écriture sobre. On tient déjà la structure du Manifeste des gastronomes communistes. Il comptera quatre chapitres, d’inégale longueur. Le premier s’attachera à montrer comment le capitalisme s’est emparé du secteur de la restauration pour créer une fracture insensée entre les grands groupes industriels et les petits restaurateurs. Le deuxième analysera la position des gastronomes communistes dans cette lutte entre les géants et les établissements à taille humaine. Le troisième chapitre listera la littérature de tendance gastronomique et communiste. Enfin, le quatrième montrera les actions à mener contre les différents groupes qui entravent la bonne marche de notre entreprise… Pour arriver à nos fins, il faudra changer l’ordre établi.

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Je prépare du café pour relancer nos organismes. Cette fois on s’y met sérieusement. Je dicte quelques idées à Friedrich : « Les différences entre grands et petits établissements une fois disparues, toute la production sera concentrée dans les mains des individus associés… » On relit ensemble, on cherche la phrase qui va droit au but, qui percute. Chaque mot doit trouver sa place dans le message qu’on entend faire passer. « Les masses des petits restaurateurs sont disséminées à travers le pays et atomisées par la concurrence des groupes industriels détenteurs de l’essentiel du capital… ». Une bonne odeur de café envahit la cuisine. Le moment est venu de faire une pause. Je conseille à Friedrich d’enlever son t-shirt des Utah Jazz pour ne pas inquiéter Jenny. On parle un peu d’elle. Depuis quelque temps, ce n’est plus la même chose entre nous. Physiquement, on a pris nos distances. Mais elle reste toujours tendre avec moi. Elle m’appelle son « petit sanglier ». Ça fait sourire Friedrich, moi moyennement. Pour un fervent défenseur de la gastronomie allemande et mondiale, je trouve que ça fait mauvaise impression, genre « période de chasse » ou « terroir forestier ». Je préférais l’époque où on s’écrivait des lettres, quand elle s’adressait à moi avec des « cher unique amour de ma vie » ou des « cher cœur »…

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« Notre combat est destiné à imposer l’affranchissement de toute la société de la domination du capital… » Friedrich est inquiet. Faire des phrases, c’est bien beau. Mais si tout ce qu’on a créé s’effondrait soudain. Pire, si tout ça nous retombait dessus, une fois de plus. Il ne manquerait plus qu’on nous expulse, comme ça nous est arrivé dans le Minnesota et le Nebraska. Les flics sont déjà venus nous rendre visite à plusieurs reprises depuis qu’on est installés à West Valley City. La dernière fois, c’était en pleine nuit. Deux sergents obèses qui marchaient avec difficulté et s’arrêtaient régulièrement de parler pour retrouver leur souffle. Ils m’ont emmené pour un interrogatoire au commissariat de Lehman Avenue. Jenny est restée à la maison avec les gamins qui hurlaient de panique. Je n’ai rien trouvé à dire, un peu comme quand je regarde un match de basket à la télé en compagnie de Friedrich. Je n’ai fait que répéter des évidences, que je m’appelle Karl M., que j’ai 28 ans, que je suis né à New Trier, Minnesota, que le projet de manifeste qu’on annonce depuis quelques mois dans la revue n’est pas que politique… mais aussi hédoniste et sociétal.

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Il fait de plus en plus chaud, irrespirable. La journée va sans doute se terminer par un bel orage. Nos mains collent sur le papier. Mais on continue. « L’existence et la domination des groupes de restauration industrielle ont pour condition essentielle l’accumulation de la richesse aux mains des particuliers, la formation de l’accroissement du capital… ». Friedrich retranscrit sans relâche. Enfin, ça y est… Je crois que j’ai trouvé l’exhortation finale de notre manifeste. Je me lève et crie de toutes mes forces : « Restaurateurs de tous les pays, unissez-vous ! » Je prends Friedrich dans les bras, comme lorsqu’on célèbre un tir à trois points du capitaine des Utah Jazz. Il se débat pour que je le lâche. Mon enthousiasme semble l’indisposer. Je reprends ma place à table. Les yeux de Friedrich sont devenus sombres. Encore la défaite de Jazz ? Non, il doit me parler. C’est important. Il me ramène au réel, au concret. Il me dit que Jenny est au courant pour moi et Lenchen, la serveuse de notre restaurant. Le tonnerre gronde dans la vallée. Les idées trop élevées ont parfois tendance à me faire tomber tout en bas, dans la fange, dans le stupre. Lenchen est très belle. Elle déborde de tout ce qui fait du bien, de formes et de chair, de phéromones, de lueurs vives dans les yeux, de salive sur les lèvres, de candeur. Mes idées s’embrument rien que d’y penser. Combien de soirs ne sommes-nous pas restés tous les deux dans le restaurant après la fermeture ? Dans la moiteur du jour qui meurt, dans l’obscurité grandissante…

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Il est bientôt 19 h 00. Jenny et les gamins ne devraient plus tarder. Pourvu qu’ils ne soient pas trop trempés par cette pluie torrentielle qui s’est mise à tomber. Je cache les bouteilles de bière vides, même si cela ne sert à rien – nos yeux puent l’alcool et les petites idées révolutionnaires anesthésiées par le sport à la télé. Je vais me poster à la fenêtre. Avec les averses, on ne distingue plus les sommets des monts Wasatch. Seule une mer de nuages barre l’horizon – une vision ouateuse, qu’on pourrait regarder pendant des heures pour étouffer les velléités de voir noir, de voir rouge. Lenchen… Elle me fait souvent penser à un land allemand brumeux et mystérieux, un de ces lieux qui invite à rentrer au pays. On sonne. Friedrich me lance un regard inquiet. Jenny a-t-elle oublié ses clés ? Les deux gros sergents viennent-ils encore nous demander des comptes pour le Numéro rouge ? Ou alors… Et si elles étaient là toutes les deux, derrière la porte : Jenny et Lenchen, unies pour dénoncer ma goujaterie ? Je me lève et respire profondément. Je me dirige vers l’entrée, conscient d’avoir peut-être été trop loin dans le développement d’un communisme d’êtres de chair et de sang.

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