Bruxelles n’est pas une ville, mais une sorte d’archipel, un agglomérat de noyaux urbains.

Jacques De Decker, Bruxelles, capitale eurotique, in Modèles réduits, 2010.

 

Un triangle. La rue Jean Chapelié, l’avenue Molière, la chaussée de Waterloo. À l’angle nord, la petite place Charles Graux opère la jonction entre la rue Jean Chapelié et l’interminable chaussée qui relie Bruxelles à la « morne plaine » hugolienne. Cette place est une respiration même si, saturée de voitures aux heures de pointe, elle tient du rond-point, même si, peuplée d’ombres qui descendent des canettes de bière sur les bancs, elle tient certains soirs du square mal famé. Lire la suite


Le printemps est inscrit au calendrier pour demain, comme de toute éternité. Mais le froid est piquant, l’herbe en souffrance, les arbres sont nus. Un calme plat règne sur les eaux ceinturant l’île Robinson, pas une vague, pas une onde. Jamais je n’aurais imaginé que le bois de la Cambre deviendrait mon refuge, comme la forêt dense et profonde le fut pour Henry David Thoreau à partir de 1845, au bord du lac de Walden, dans le Massachussets. L’écrivain transcendentaliste américain vécut là-bas près de trois années à l’écart du monde, dans une cabane. Moi, cela fait un an que je viens ici, poussé par les événements. Le froid est mon allié. Il limite les allées et venues, il enferme toujours plus les gens chez eux. À l’inverse du soleil qui drainait tant de foule et de vie avant, il y a si longtemps, au bois de la Cambre, mais aussi aux terrasses des cafés et des restaurants, dans les jardins publics, sur les places et dans les rues, sur les plages et les digues-promenades. Je suis seul face au lac artificiel. La ville est là, quelque part au loin, elle encercle le bois. Son bourdonnement frénétique a cessé. Le ciel n’est plus balafré par les traînes blanchâtres des avions de ligne, il est bleu, d’une pureté qui apaise – malgré tout. Thoreau écrivait, dans Walden ou La Vie dans les bois : « Un des attraits de ma venue dans les bois pour y vivre était de trouver occasion et loisir de voir le printemps arriver ». Mais cette année, tout est lent, retardé. Il n’y a que le chant des oiseaux, le criaillement de quelques oies installées sur la berge herbeuse, scrutant les eaux immobiles. Thoreau aurait apprécié, lui qui disait que « le lac est le trait le plus beau et le plus expressif du paysage. C’est l’œil de la terre, où le spectateur, en y plongeant le sien, sonde la profondeur de sa propre nature ». Lire la suite


Deux jours que je suis là, à noyer l’attente dans la bière blonde et le bourbon, sur les chaises du Peter’s Bar. Je me marre quand je pense aux bulletins météo européens qui ramènent tout ou presque à l’anticyclone des Açores. Ici tout est calme, le vent tiède, les nuages ne s’accrochent que par intermittence aux sommets de l’île. J’ai rendez-vous avec une femme. Dire « rendez-vous » est sans doute un peu exagéré. Elle m’a simplement dit qu’elle passerait dans ce pub durant le week-end. Lire la suite


Bien sûr, la 25e heure n’avait jamais sonné. Ou alors seulement dans les rêves imbibés des habitués rentrés chez eux après la fermeture. Un alibi pour boire un peu plus, pour s’installer dans les profondeurs apaisantes de l’alcool. S’offrir une heure supplémentaire et sombrer, en apesanteur liquide. Un fuseau horaire impossible, un jour qui se couche plus tard, une nuit rabotée. L’heure bleue aurait pu faire l’affaire. Ce moment entre le jour et la nuit, entre chien et loup, lorsque le ciel s’habille d’un bleu plus foncé que celui qui a présidé la journée. Non, le propriétaire avait opté pour La 25e heure, ces soixante minutes qui n’existent pas, cet espace-temps durant lequel tout est permis, durant lequel plus rien n’a d’importance. C’était sans doute l’enseigne la plus énigmatique du quartier. Les autres bistrots avaient des noms assez conventionnels : Le Général, Le Savoye, Le Carrefour, Le Damier. Je les ai tous essayés quand je me suis installé avenue M., pour voir si l’un d’eux pouvait devenir mon bar de quartier, pour estimer si un ancrage était possible. Un soir, après maintes désillusions, j’ai poussé la porte de La 25e heureLire la suite


Quelques nuages lenticulaires stagnent au-dessus des monts Wasatch. Dans la vallée, on attend jusqu’à 30 degrés. Friedrich vient d’arriver. Au programme : la demi-finale entre les Utah Jazz et les Rockets de Houston. J’ai mis des bières au frais. Il reste à espérer que Jenny ne rentre pas avant la fin de la retransmission du match de basket. Cet après–midi, comme tous les dimanches, on est censés faire avancer notre projet, coucher nos réflexions sur le papier. La tâche est énorme, trop peut-être. Quelle idée stupide, ce manifeste ! C’est pour ça qu’on s’autorise parfois un pas de côté, un peu de sport à la télé pour se vider la tête, de la bière pour prendre de la distance avec le quotidien. Lire la suite


Un son qu’on laisserait après soi pour marquer sa présence sur Terre, quelque chose qui circulerait dans la galaxie des signaux perdus, captés d’une manière ou d’une autre par les générations à venir, voire par celles qui ont disparu.

Greil Marcus, Like a Rolling Stone : Bob Dylan à la croisée des chemins.

Il y a toujours quelques secondes pendant lesquelles le juke-box et la chaîne hi-fi se font concurrence. Cela donne des sons et des paroles étranges, des introductions mêlées à des refrains, des gimmicks étouffant les solos, des couplets sans avenir. Un poème obscur, comme ceux qu’on croit entendre en lisant une piste musicale à l’envers, des textes implicites, des appels à la révolution, des messages sataniques. Quelques secondes… jusqu’à ce que le juke-box prenne finalement le dessus et crache les morceaux – deux pour cinquante centimes. Lire la suite


De toute façon, c’était plié, et même déjà rangé, remisé au fond d’une armoire pour cinq ans. On avait suivi ça à la télévision sur l’île. En tout cas au début, quand il y avait encore un enjeu, une forme d’espoir. Même si cet espoir ne concernait pas vraiment les insulaires. La métropole, d’accord. Mais ici ? Au milieu de l’océan, sur ce rocher perdu au milieu d’autres rochers, au milieu d’autres passions. Sur la plus petite des îles éparpillées, tout cela relevait de la fiction. Une belle mise en scène, savamment orchestrée, avec des images, beaucoup d’images, des petites apothéoses, des rebondissements, des chutes magnifiques et des remontées épiques. On n’avait pas mal picolé dans les bistrots du port en commentant les événements marquants de la campagne électorale, mais sans trop s’impliquer, comme on lève de temps en temps la tête vers l’écran pour suivre l’évolution d’une course cycliste – les écarts étaient importants. Certains soirs, les esprits s’étaient échauffés. Les verres successifs, les trains de bouteilles sur le zinc, les liquides sang et or avaient fait ressortir les vérités de chacun, les craintes, les frustrations. La présidentielle et les législatives étaient loin. Place aux élections municipales, place au concret. Lire la suite


Il est là, au pied de l’escalier, dans un rai de lumière. Statique, engoncé dans son vieux costume gris mal coupé – pantalon flottant et désinvolte, veste trop large pour ses épaules tombantes, chemise blanche fermée jusqu’au dernier bouton. Seul son ventre est encore rond, réminiscence des années fastes. Il finit toujours par apparaître dans la salle. Quand on ne l’attend plus, quand les discussions ont glissé vers tout autre chose. Il est encore là. Qui aurait pu prédire dire ça ? Pas ces stupides instituts de sondages. À la limite, les gens du quartier, les fidèles, ceux de toujours. Lire la suite


Le store s’abat toujours d’un seul coup, privant la pièce de lumière, la renvoyant à ses dimensions ridicules. Je sais que je n’ai pas intérêt à le relever, ce qui suit peut être moche. Clac ! Les ténèbres. Pour la énième fois, mon père m’ordonne d’arrêter de jouer avec le store. Il grogne et s’en va rejoindre ma mère dans la chambre. Certains soirs, ça dure plus longtemps en face – la musique, les voix, la vie. Je veux voir, assister au spectacle. Ça me démange. Ça me gratte de savoir. J’attends que mes parents soient endormis pour braver l’interdit, pour écarter les lattes métalliques et observer. Je dois éviter de faire du bruit en manipulant le store. Il ne faut surtout pas réveiller mon père. L’appartement ne compte que deux pièces en enfilade séparées par une porte vermoulue impossible à fermer correctement. Je dors dans le séjour qui sert à la fois de salon et de cuisine. Je partage le vieux canapé-lit avec mon petit frère ; j’ai dix-huit ans, il en a quatre. Mes parents m’ont eu alors qu’ils étaient encore très jeunes. Puis ils ont fait une pause avant d’essayer de relancer leur couple avec un deuxième gamin. Je suis l’aîné, le grand, le responsable, celui qu’on accuse de tout. Je dois montrer l’exemple pour le store, ce que je fais très mal. La taille de notre habitation m’étouffe. On entend les prouesses sexuelles des parents dans la chambre. Mon petit frère ne comprend pas. Moi, j’imagine parfaitement ce qui se cache derrière chaque cri. Si peu d’amour, si peu de tendresse. C’est peut-être à cause de ce qui s’est passé en face. La colère, la douleur. Vivre avec ça sous notre fenêtre.

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Elle m’a initié à la caresse de la pierre, celle des églises et des monuments à la gloire du passé, celle des fortifications, celle des quais et des ruelles en escalier. Tendre, doré, le calcaire a laissé sur nos mains une fine pellicule diaphane – farine du temps qui s’érode. Elle m’a initié à la caresse de son corps, à l’oubli dans ses anfractuosités les plus secrètes. Douce, mate, sa peau m’a enivré, elle m’a dépeuplé des choses terrestres. Elle m’a fait boire du vin de Gozo et de Marsaxlokk dans les bars enténébrés du port. Elle m’a pris par la main dans les rues de Vittoriosa, elle s’est blottie contre moi sur la digue-promenade reliant Sliema à Saint Julian’s. Elle a tatoué son prénom au plus profond de mon âme : Anthea, femme du centre exact de la Méditerranée. Lire la suite