Marx ou crève (II)

Jean-Louis Lippert,

Quel est celui qu’on prend pour moi ?

Aragon

 

Marx fut le totem et le tabou du XXe siècle. Supposons que, pour lui rendre hommage, en son honneur s’ouvre un coin d’espace public. J’entends s’égrener d’ici le chapelet de clichés : l’inventeur du Goulag a dominé le ciel des idées jusqu’au salutaire décret de sa mort, mais le cadavre se rebiffe et bouge encore…

Quelles idées ? Depuis le sommet d’une tour en surplomb du canal de Bruxelles, où j’ai commémoré moi-même un centenaire toute la nuit du 16 juin 2004, contemplant ces quartiers de Molenbeek devenus célèbres depuis lors, je lis chez celui qu’Engels nommait Le Maure l’invention d’une vision globale invitant à quitter la préhistoire pour entrer dans l’histoire, à dépasser le règne de la nécessité pour accéder à une liberté qui lui soit dialectiquement liée. Quelle nécessité, quelle inédite liberté ? Pas celles de Kapitotal et de la tour Panoptic où je suis employé comme esthetical & ethical expert. Il s’agirait plutôt d’une contre-expertise n’ayant toujours aucun droit de cité. Celle qui, par les moyens de la conscience, éclaire l’hypothèse d’un devenir historique pour une humanité surmontant la fatalité d’une existence réduite à ses dimensions individuelles, familiales et sociales ; ouvrant la possibilité pour chacun d’un déploiement historique, générique et cosmique…

De bien grands mots, pas vrai ? S’ils ne sont pas simples à prononcer, c’est qu’ils me semblent résumer toutes les révélations prophétiques, toutes les réflexions philosophiques, toutes les intuitions poétiques… Héritage à ce point lourd à porter qu’il requiert des épaules d’atlante. La tâche de relier terre et ciel, nature et culture, matière et esprit peut paraître hors de portée d’une humanité exploitée, dominée, aliénée. Moins illusoire, pourtant, que sa survie dans les présentes conditions. C’est un expert qui parle. Et qui suit à la trace, ici même, son mentor. Ses yeux flamboyaient. Quand elle prononçait « qui d’autre » en un furibond raccourci de langage, il fallait comprendre leur caste honnie. Son époux l’approuvait sans réserve. Le mystère demeurait entier d’un tel reniement de leurs intérêts, l’explication par la fable de Robert le Diable me paraissant incongrue. Certes, une logique profonde était à l’œuvre dans ces discours. L’idée du marché comme religion nouvelle avait de quoi susciter quelque inquiétude, mais pourquoi s’exprimait-elle ici par la bouche de ses principaux bénéficiaires ? On n’a guère vu dans l’histoire de dissidences animées par les plus hautes instances nobiliaires et sacerdotales. Je n’aurais pas été plus stupéfait d’entendre pareille diatribe éructée par un BHL ou un DSK au temps de sa gloire. Sans doute aussi les conséquences philosophiques de la mort de Dieu commençaient-elles à faire sentir leurs effets d’innombrables façons. J’en étais là de ma perplexité, qui ne devait pas échapper à la sagacité de Robert, quand celui-ci but la dernière gorgée de la gamelle et dit : « Depuis le triomphe de la dérégulation financière, une règle a force de loi pour la première fois dans l’histoire. Désormais l’irrévérence et la transgression sont attributs exclusifs du pouvoir, dont toute mise en question sous forme artistique ou littéraire est décrétée nulle et non avenue. Si le marché n’exclut pas la survivance marginale de produits peu rentables à diffusion confidentielle, ces expositions et publications sont soumises à l’injonction de ne pas prétendre à une vision globale, susceptible de nourrir une critique du système dans son ensemble. À Jupiter seul il revient de penser l’Olympe afin de le réformer selon ses propres critères. Les Titans en sont donc doublement bannis : par leur damnation originelle, et par le silence imposé à ces voix dépourvues de toute légitimité. L’éventuelle contestation n’est-elle pas l’apanage du messager Hermès, dieu des voleurs et des marchands ? L’Olympe devenu start-up ne saurait autoriser Prométhée à décrier le volatile qui lui ronge le foie sur un pic du Caucase, quand est géré son budget par des fonds vautours. Le Caucase est précisément la destination de notre voyage. Nous faisons route vers le mont Ararat, où devrait nous rejoindre un familier du voleur de feu dont le lieu de condamnation se trouve à l’Occident des terres. Élisabeth vous en dira peut-être plus. » Celle-ci manipulait toujours son appareil muni d’un écran lumineux. « Nous vous parlions d’un hurluberlu de Belgique ayant joué un rôle dans notre prise de conscience. Voici l’un de ses derniers messages. »

Une double traversée du miroir

Ici sont les griffons, sirènes et chimères qui signalaient des territoires inaccessibles sur les cartes anciennes, au-delà des horizons connus. L’arraisonnement de ces terres et mers oniriques, reflets fantastiques de la réalité, se fit toujours sous le signe de la monstruosité… 

L’ailleurs est tel qu’on ne plonge pas sans mettre en jeu son âme en l’abîme d’un tel miroir. Voyez la bestialité d’Achille à Troie, de Josué en Chanaan…

Cheval de bois ; Veau d’Or. Voyez les conquêtes coloniales exterminant en Amérique l’Oiseau-Serpent, réduisant au silence en Afrique le chant des sirènes du fleuve et de l’océan. Voyez les guerres de l’opium en Chine : sus aux dragons de l’empire céleste. Voyez le sort du Phénix dans une Phénicie à feu et à sang. Toutes les divinités de tous les panthéons légitimèrent ces hécatombes, le bouc émissaire et l’agneau sacrificiel des traditions judéo-chrétiennes répondant au chant du bouc (tragôdos) de la tragédie grecque…

Encore le théâtre, exposant au regard des citoyens les contradictions de la cité, met-il en scène une relation profane et laïque entre terre et ciel, ouvrant la perspective d’une dialectique entre nécessité et liberté. L’aède homérique, pour sa part, n’accorde-t-il pas le sublime au camp des vaincus, faisant franchir les âges à l’image héroïque d’Hector et d’Andromaque ?…

En rupture avec des liturgies religieuses ne célébrant que les dieux de la tribu, tout rapport à l’Autre s’humanise donc dans le spectacle théâtral, ancêtre du cinéma…

Ken Loach est l’héritier de la tragédie classique ; à ce titre, l’Université libre de Bruxelles s’honorait de lui attribuer cette semaine un diplôme de docteur honoris causa. Qu’a-t-il fallu pour que ce joyeux événement se transformât en drame d’État ?

Leurs yeux sourient de concert devant mon incompréhension. J’avoue ne guère connaître l’honorable Ken Loach en question, mais comment ma joie ne surpasserait-elle pas la leur devant ce témoignage inattendu de mon ambassadeur ? La controverse politique autour de ce cinéaste confirme ce que je viens d’entendre, s’il s’est rendu fautif de quelque crime inexpiable ayant semble-t-il déclenché une affaire d’État…

Les libertés que nous prenons avec l’espace et le temps m’autorisent à tout imaginer des circonstances dans lesquelles a pu survenir le drame dont il parle, alors que, selon la chronologie de mon récit, je viens de quitter la banlieue bruxelloise pour me retrouver dans une forêt proche du Caucase. D’ailleurs, comment les ondes électromagnétiques sont-elles parvenues jusqu’à ce coin reculé ? Suis-je à l’abri des caméras de surveillance ? Les satellites captent-ils ces confessions renversantes ? Nous étions certes ici comme dans un cocon sous la neige tombante, cette grotte arrondie recueillant des palabres d’intérêt planétaire était un univers clos, mais sainte Élisabeth n’en continuait pas moins d’être branchée sur Internet. Elle devait pressentir aussi mes interrogations : « Pourquoi je vous signale un tel message ? Le parti du prolétariat est en miettes, et si l’initiale explosion fut déclenchée voici cinquante ans, la vraie dévastation ne s’est opérée qu’après l’élection de Tonton. » Le long cri d’agonie râlé par l’âne oblige Robert à enchaîner aussitôt : « Ôtez de votre vue ces massacres de masse institutionnels que furent l’Ancien régime en France, la Russie tsariste, la Chine impériale sous domination de l’Occident, le Cuba de Batista, le Vietnam colonisé ; Robespierre, Lénine, Mao, Castro, Hô-Chi-Minh sont de monstrueux bourreaux qui arrosent leurs festins de cadavres par des flots de sang. Telle est l’unique opinion permise. Le point de vue réactionnaire seul ne suffit pourtant pas à les discréditer. Pour que leur condamnation soit totale, il faut l’autre branche de la tenaille idéologique : celle du révolutionnarisme absolu. C’est une telle stratégie qui, mise en œuvre à partir de mai 68, poursuivie en mai 81, terrassa le communisme en lui plantant le fer sur ses deux flancs. Nous avons eu la surprise de trouver, dès cette époque, une telle analyse dans les brochures d’un trublion belge inconnu collaborant à la revue Digraphe, publiée chez Gallimard et subsidiée par la marque YSL au nom d’une amitié avec Aragon revendiquée par l’affairiste Pierre Bergé, familier de l’Élysée. Le bougre n’en est pas resté là. Lisez la suite de ce qu’il nous lance. »

Comment dissimuler mon hilarité, partagée par deux fiers complices ? Nous avons eu la même idée, comme je m’employais à lire le message de mon ambassadeur à haute voix : quelle eût été la réaction de l’âne, si j’avais dû à nouveau prononcer le mot Tonton ?…

Je suis submergé par une sensation de plénitude rarement éprouvée durant cinq millénaires. Le Premier ministre de Belgique en personne, ainsi que ses principaux collègues ayant en charge les manipulations signalées dans ce texte, n’étaient-ils pas à mes côtés voici moins de vingt-quatre heures, dans le salon de cette villa palatiale aux environs de Bruxelles, où ma reine bien-aimée dirigeait les cérémonies ?…

Se pouvait-il qu’Élisabeth en fût avertie, si dès mon arrivée dans cette contrée lointaine sa malignité lui fit endosser le rôle d’Ishtar ? Je la voyais se pavaner contre son époux, l’enlaçant amoureusement, fière à juste raison d’enfin pouvoir mériter le titre de grande et noble dame qui lui était attribué frauduleusement jusqu’à leur exil…

« Nous les Juifs, une mission nous incombe, celle d’affirmer à la face du monde qu’il n’y a pas de peuple élu, que jamais une quelconque divinité n’a décidé d’une foutaise comme la Terre promise ! Même si mon nom figure au bas de cette pétition, j’en récuse tous les termes comme autant de mystifications. Complotisme, conspirationnisme et antisémitisme sont parmi les pires fléaux de notre époque. Il n’est pas de méthode plus intelligente pour en venir à bout que de dénoncer les complots et conspirations d’un véritable sionisme salafiste ! »

Robert hurle « Bis ! » et applaudit vigoureusement. Le poing devant sa bouche, il tousse pour s’éclaircir la voix, tête inclinée, le front plissé : « Voici que les principes universels des Lumières, du libéralisme, des droits de l’homme, prônés pour justifier une circulation sans entraves des capitaux et des marchandises à l’échelle planétaire, sont bafoués dans un communautarisme nationaliste identitaire et chauvin quand il s’agit de l’État d’Israël. N’importe quel Juif de Johannesburg ou de Brooklyn, de Buenos Aires ou de Paris, serait davantage propriétaire de la Terre promise que les millions d’autochtones dépossédés de tous leurs droits. Celui dont les ancêtres vivaient sur ce territoire depuis le temps du Christ, y est plus un étranger que celui qui n’y a jamais mis les pieds, pour la raison d’un handicap majeur : il n’est pas Juif ! » Élisabeth à son tour bat des mains : « Marx, Freud ou Einstein ont été clairs face à ce fanatisme raciste. Écoutez ce qu’ajoute le message… »

 

C’était Robert qui avait lu, d’une belle voix grave de stentor, scandant chaque syllabe avec les effets oratoires qui avaient fait sa renommée quand il était ministre et que son éloquence imposait respect à toutes les factions, par une distinction au-dessus de la mêlée…

Cette faconde émoustillait la madone des magazines, qui prenait des airs de coquette en ébouriffant son chignon dénoué. L’intrigue était autrement plus excitante que son rôle de gestionnaire, dans une firme publicitaire où elle s’étiolait comme actionnaire majoritaire affligée d’une fortune à dix chiffres. Son tribun de mari s’enflammait, désireux de poursuivre un réquisitoire digne du message de mon ambassadeur. Elle riait, minaudait, pleine de tendresse. L’aventure la faisait revivre. D’un commun accord tacite, il ne fut pas jugé nécessaire d’expliciter les trop nombreuses allusions voilées que l’on venait d’entendre. J’en avais assez appris, depuis mon arrivée à Bruxelles, sur le mouvement situationniste ayant inspiré Mai 68, pour qu’il fût utile d’y revenir… En état de flottaison auditive, je n’invitais pas mes deux patients à une séance de psychanalyse, mais à une expérience de psychosynthèse, variété de la photosynthèse végétale. Car c’est bien d’un traitement du psychisme par la lumière qu’il s’agit. Quelque œil mystérieux s’ouvre au sommet de la tente, laissant filtrer son rayon magique, et le regard d’Élisabeth s’éclaire d’une lueur angélique. En même temps s’éteint l’éclair de bravoure dans les yeux du mari, qui fait soudain pâle figure. Il écarte ses lèvres le sifflet coupé, prunelles écarquillées, l’expression d’un poisson égaré dans un monde où chantent les oiseaux. Symptôme normal. Courbant l’échine, il ravale son désir de tenir un crachoir dont s’empare Notre-Dame de la Rédemption : « Nous étions des naufragés sans le savoir, à la barre du paquebot de grand luxe qu’est le Nouvel Ordre Édénique. Une fois sauté par-dessus bord est venu le salut. C’est ce que nous apprend le passager clandestin du navire social qui nous envoie des signaux de détresse depuis son radeau de fortune… » Maté par un adversaire invisible, Bob n’est plus qu’une voix lugubre. « Ce que je viens de lire est encore très en deçà de la réalité. L’auteur parle par ouï-dire, loin des cercles du pouvoir où l’imposture est bien pire. En vérité, nous avons tramé la plus grande escroquerie du verbe de toute l’histoire. Nulle part on ne trouvera d’analyse lucide sur ce qui s’est passé depuis cinquante ans. Car il faut entretenir une illusion d’optique, selon laquelle Mai 68 fut plus important qu’Octobre 17. »

 

Le cri d’Élisabeth a fait sursauter Robert. Elle s’est empressée de nous lire le nouveau message apparu sur l’écran de son ordinateur. Qui peut-il accueillir sans rictus ironique des énoncés paraissant à ce point étrangers aux préoccupations courantes ? Mais comment se fait-il que ces appels soient conçus pour tomber à pic dans la psychosynthèse ?… Un tel sortilège ravit Élisabeth qui, plus jeune que lui de vingt ans, calme l’angoisse de Robert en l’entourant de ses bras maternellement. L’ancien ministre se racle la gorge afin de retrouver le fil de ses idées. « Nos milieux sont ceux qui alimentent une telle mystification. Je ne sais trop à quoi rime cette allusion à Aragon, mais l’objectif était bien d’éliminer le général de Gaulle, à cause de ses positions contre l’axe Washington-Jérusalem. Bientôt Pompidou, qui avait fait ses armes à la banque Rothschild, ferait voter la loi du même nom. Désormais, l’État n’aurait plus le droit de se financer à taux nul auprès de la Banque nationale, mais serait contraint de le faire sur les marchés privés. La dette publique, inexistante, prendrait alors son envol. Telle serait la plus importante conséquence objective de Mai 68. Si l’on veut bien se rappeler qu’Octobre 17 déclencha la déclaration de Balfour à Rothschild, on convient que les révolutions ne profitent pas toutes de la même manière à ce banquier. Le reste est écran de fumée, commérage pour magazines, ainsi que l’indique notre correspondant. Ce qui s’impose ensuite sous le nom de mondialisation, relève d’une arnaque transférant les anciennes prestations sociales vers la dette publique. Il fallait pour cela déboussoler la conscience des prolétaires par la poudre aux yeux de mesures sociétales à parfum libertaire. Nous restons célèbres pour le rôle joué dans ce tour de passe-passe : abolition de la peine de mort, mariage pour tous. De sorte qu’une firme, qui jadis garantissait non seulement l’emploi mais la sécurité, se transforme en pressoir extrayant du prolétaire tout le jus profitable pour lui laisser un noyau fracassé et la peau flétrie d’un semblant de vie. La substance entière de celle-ci passe dans le trésor de guerre des actionnaires, lesquels disposent à l’échelle planétaire de l’équivalent des dettes publiques et privées : 3 années de PIB mondial. Il est vrai qu’entre-temps fut supprimé le péril rouge, discrédité par les habiles théoriciens de Mai 68, au premier rang desquels ce Debord ayant fait profession d’abolir le spectacle et toutes les vieilles médiations, pour l’avènement du show en d’incessantes constructions de situations. »

Pensive Élisabeth ! Sous l’effet d’une réjouissante inspiration, de sa poitrine qui se trémousse elle glousse et fait jaillir de petits rires aigus, puis son visage devient grave et elle retourne à son public imaginaire. « Tout cela n’est pas très marrant. Les actionnaires ont multiplié la valeur de leurs actions grâce à des activistes qui appelaient à devenir acteurs, mais n’oublions pas que ce voyage est d’abord un spectacle ! Ici commencent donc le drame et la terrible comédie d’une humanité livrée par la force des choses à la rapacité de ses propriétaires, ayant pour auxiliaire la plus vile cupidité prédatrice. Ils sont capables des pires crimes à seule fin d’accumuler un capital. Cette farce tragique a pour acteurs tous les personnages qui ont occupé la scène jusqu’ici. » Sans nous concerter, d’un même élan détonnent les applaudissements. Telle une professionnelle des estrades, elle s’incline humblement sous les vivats de ses admirateurs, faisant mine de recueillir une brassée de fleurs. Bras levés vers la foule en délire, elle salue encore et consent à prolonger son numéro, si l’on veut bien lui accorder un peu du silence nécessaire à sa concentration. Nous le lui concédons très volontiers… « Je suis la belle Portia, convoitée par trois gentilshommes dans le Marchand de Venise. Mon image est au fond de l’un des trois coffrets d’or, d’argent et de plomb. J’appartiens à qui fera le bon choix. N’est-ce pas du vil plomb que l’on peut espérer l’or d’un tel trésor ? Mais je suis aussi Jessica, la fille du rusé Shylock. Avec lui la vie est un enfer, tant il est obsédé par l’argent. Combien de livres de chair a-t-il prélevées, pour le recouvrement de combien d’ignobles dettes ? Je fuis donc le foyer avec les bijoux paternels. Un charmant jouvenceau s’avisera de m’apprendre, sans y réussir, la musique des sphères !… » Il se fait une longue pause. J’acclame cette prestation brillante, offerte par une voix qui a le pouvoir d’emporter au-delà des mondes. La tête en feu, l’héroïne s’incline à nouveau pour quérir les roses tombées à ses pieds. Mais Robert demeure sans réaction. Teint livide, yeux fixes, il se dresse sur son séant. C’est un cadavre au regard froid qui se met à bégayer des paroles vagues, tandis qu’elle part d’un rire de folle. Je hoche la tête en signe d’amitié vers celui qui ne paraît pas goûter cette partie du spectacle. « Goyesse ! », lui siffle-t-il entre ses dents. Qu’a-t-il voulu dire ? Élisabeth le foudroie du regard, puis s’adresse à moi : « L’insulte est encore plus grave que lorsque les Goys nous traitent de Youpins ! » Shakespeare aurait-il déclenché cette querelle de ménage ?

« Si tu veux le savoir, je suis aussi Emilia, la femme du perfide Iago, qui par traîtrise aiguise la jalousie du brave Othello, lui faisant tuer sa gracieuse et très chrétienne Desdémone ! Combien de fois n’as-tu pas été ce Juif sans scrupule, quand tu étais au service de Tonton ? » L’âne pousse un braiement plus terrible que s’il avait été égorgé. Nous en sommes tous les trois glacés d’effroi, mais Élisabeth retrouve avant moi son sang chaud, le pauvre époux restant saisi par un coup de gel. Une telle scène pourrait-elle se jouer au théâtre ? Toutes les ligues de vertu, tous les tribunaux condamnent à l’avance une telle hypothèse. Voudrait-on transposer sur les planches Petits contes nègres pour les enfants des Blancs, de Blaise Cendrars, qu’à l’indignation des comités antiracistes s’opposeraient à l’inverse tous les cénacles médiatiques, jugeant d’un autre âge les tentatives de censure et défendant d’une seule voix la liberté d’expression. Je crains même ne pouvoir jamais rendre public ce récit, même à titre confidentiel, vu ce qui va suivre… « Pourquoi parles-tu de la musique des sphères ? Elle revient toujours à cette lubie pour me mettre hors de moi. Ce que ça m’agace ! Tu sais bien que ce sont des bobards inventés par les Grecs et les chrétiens ! » « Mais, chéri, les sphères, ce sont les Elohim, le nom pluriel de Yahvé dans la première version de la Torah. C’est un principe de lumière. » J’avais un autre couple sous les yeux. Ceux d’Élisabeth s’enflamment. « Il m’a toujours z’haïe, depuis notre mariage à la synagogue de la rue de la Victoire ! Moi qui le trouvais charmant depuis toute petite, quand il nous rendait visite au bord de la Seine dans la villa de papa. Chaque dimanche ils étaient tous là, cette fine fleur du Tout-Paris, car papa possédait déjà la plus grosse agence de publicité du pays. Dès mon enfance il m’a tapé dans l’œil, cet intellectuel de gauche aussi élégant skieur et cavalier que bon musicien. Tout pour me plaire qu’il avait ! Mais voilà, Monsieur a pris la mouche quand j’ai donné une extension mondiale à l’affaire de papa, et que j’ai eu pour client le roi d’Arabie. Seigneur Dieu, n’en ai-je pas assez souffert de ce contrat ! » « Pardonne-moi, douce amie, je t’en prie très humblement à genoux. » Robert se prosterne devant Élisabeth en baisant les mains de son ange. Sa peine est accueillie par un petit rire flûté. Debout face à son époux, lui caressant d’une main câline le haut du crâne, Élisabeth s’esclaffe. L’appareil qui ne quitte jamais ses doigts de fée vient de s’actionner machinalement. Je redoute un appel inopportun de mon ambassadeur.

Nous voyons s’étaler sur l’écran les cinq colonnes d’un journal. En pleine page du Figaro, s’affichent la dernière bulle et le portrait en majesté d’un ancien Premier ministre, sosie du roi Louis-Philippe. Un rapide coup d’œil nous apprend qu’il y prône « l’Europe des cercles ». « Tu vois que j’ai raison quand je parle d’une musique des sphères. Je ne sais pas d’où l’inspiration m’est venue, mais c’est autre chose que le cercle, une sphère ! Peut-être de ces messages du Miroir Sphérique. En tout cas, c’est ce qui m’a décidée pour ce voyage en Arménie… » Robert se redresse de toute sa hauteur. Il se racle à nouveau la gorge. « Bonhomme et patelin, c’est ainsi que toujours pontifie M. Jourdain. Son plus illustre vestige est ce bon vieil Ed. Bal. Ainsi l’appelions-nous pour opposer son archaïsme au fier avant-gardisme d’El. Bad. » La tirade emphatique scelle une brève réconciliation des tourtereaux. Sitôt après les effusions, ne repart-elle pas à l’attaque ? J’ai scrupule à reproduire la trombe de mots qui se déversent, relatifs à Tonton – sans prononcer son nom – lors d’une période où « gauche » et « droite » cohabitèrent sous le gouvernement d’Ed. Bal. ; ère qui, selon El. Bad., fut propice à l’accomplissement de ce grand dessein nourri par tout monarque de droit divin contemporain qui se respecte : un génocide… Elle mime l’autorité d’une mère sur son marmot, pris en flagrant délit. « Sans doute le million de Rwandais assassinés grâce à l’Opération Turquoise n’étaient-ils que les lointains descendants de Cham, le fils maudit de Noé. Raison de plus pour mener à son terme un retour aux sources. Cap sur le mont Ararat, où échoua l’arche biblique ! Il y a trop de sang sur nos mains pour se priver des eaux du déluge, même si bien des figures de premier plan toujours en activité ne peuvent être nommées dans ce spectacle. Elles n’ignorent pas que la destruction du gaullisme et du communisme fut à l’origine des massacres planifiés depuis la fin de l’Union soviétique. Elles savent aussi que la violence terroriste est d’abord économique, et d’où viennent les incendies de policiers déguisés en hooligans que l’on prétend combattre par des hooligans en uniformes de policiers. Chacun connaît les gangs semant la violence au nom du droit, qui agissent en hors-la-loi pour lancer leurs foudres de guerre. On ne comprend rien à la situation du globe, sans analyser la phrase que nous avons dictée au plus sanguinaire de tous les gangsters sévissant aujourd’hui sur la planète, le roi d’Arabie saoudite : ‘The iranian supreme leader makes Hitler look good »

Robert jette un regard halluciné. Moi-même, je ne peux m’empêcher d’exprimer le plus vif étonnement. Serait-ce que la réalité dépasse à ce point les plus sombres fictions imaginées en son temps par un Balzac, admiré par Karl Marx pour sa lucidité faisant de la Comédie humaine une illustration du Capital ? Dans son dernier roman, Balzac n’a pas de couleurs assez noires pour exprimer l’ironie par laquelle il dépeint Paris comme « la capitale du monde civilisé »…

De fait, le vandalisme affiché par Killer Donald est, en bonne logique, assumé par Baby Mac, si l’on considère l’obscène pas de deux auquel ils se livrent sans pudeur à chacune de leurs prestations communes. Il demeure en moi pourtant quelques doutes sur la véracité des diatribes lancées par Élisabeth. Celle-ci devine la nature de mes interrogations : « Je n’ai plus rien à dissimuler. Quelles trames secrètes seraient à déchiffrer dans les tissus de mensonges dont s’enrobe la politique ! Leur objectif est d’octroyer aux multinationales une aura comparable à celle des anciens États-nations. Voyez ce quadrille entre la Maison Blanche et l’Élysée, la Knesset et les palais des monarchies du Golfe. Le charognard de Riyad avance comme explication de son insulte à l’intelligence humaine : ‘Hitler a tenté de conquérir l’Europe, le guide suprême iranien tente de conquérir le monde’. Et ça marche ! Voyez ces accolades complices ente Baby Mac et MBS, à peine sorti des bras de Killer Donald à Washington, lequel vole dans ceux de Biblic Bibi à Jérusalem, chacun sachant le clan Saoud financier et armurier de ce qui fut nommé califat islamique, pendant que Tsahal fait en Palestine son Bataclan. Les chancelleries occidentales détournent le regard de ces crimes de masse, plus promptes à punir la Russie pour un absurde empoisonnement d’agent secret en Angleterre. Car ils se présentent en juges impartiaux d’un tribunal suprême représentant la ‘communauté internationale’, scrupuleusement obéissants aux injonctions divines. » Mais une question continue de me tarauder, dont elle pressent l’objet.

La récitante relève soudain la tête qu’elle tient entre ses mains dans une attitude hiératique, assez théâtrale, trahissant un désarroi profond : « Tous les responsables savent le contrat liant ma firme à l’Arabie pour promouvoir son soft power. Elle ne vous a pas échappé, cette campagne publicitaire glorifiant le nouvel homme fort du clan Saoud. Pas une semaine sans couvertures de magazines, reportages, dossiers de presse à notre solde vantant le modernisme des réformes de MBS !

Nous avons même organisé la plus belle arnaque aux enchères de tous les temps. Le Salvator Mundi, un faux fabriqué par nos soins, attribué à Léonard de Vinci ! Un demi-milliard chez Christie’s à New York, la maison d’un vieux copain de papa qui possède les plus grands artistes contemporains ! Le Louvre d’Abou Dhabi, c’est encore nous ! Budget sans limite pour l’image publique du Salafistan protégeant Sionland ! Car Dieu n’existe pas mais nous sommes son peuple, comme disait un humoriste juif. A la race élue le privilège d’attentions particulières de la part du Créateur de l’univers. Ainsi, depuis la conquête barbare de Canaan par le carnage et le pillage décrite par les scribes de la Bible, jouissons-nous d’un imprescriptible droit colonial sur la Terre promise en vertu d’une mission originelle. Mais cette légitimité théologique du judaïsme, par argument d’antériorité, n’est-elle pas celle revendiquée par un Le Pen affirmant à propos de sa fille : ‘J’ai existé avant elle et elle existe grâce à moi’ ? Quant aux propriétaires de La Mecque, ils seraient les dépositaires de l’ultime prophétie. L’affaire est donc close. Depuis le pacte conclu sur le navire de guerre Quincy, le 14 février 1945, entre Roosevelt et le roi Abdel Aziz Ben Abderrahman Al Saoud, ce clan agit en faveur du sionisme par le plus rusé des stratagèmes, en feignant une opposition de principe à la création de deux États ayant pour capitale Jérusalem, ce qui permit la déclaration d’indépendance unilatérale d’Israël en 1948, et la nakba qui suivit. Toutes les guerres arabes furent catastrophiques pour la Palestine, dont la négation était scellée dès l’origine par les monarchies pétrolières. L’Arabie saoudite épouse aujourd’hui l’axe Washington-Jérusalem en se disant ‘ voie de lumière contre les ténèbres de Téhéran’, comme on parle en Occident d’un Axe du Mal pour justifier la stratégie militaire du régime change. L’objectif ultime est l’instauration du Grand Israël, qui s’étendrait du Nil à l’Euphrate. L’espace y serait suffisant pour parquer les millions de Palestiniens surnuméraires dans des réserves, sous contrôle armé de l’État hébreu. Une théocratie de stricte obédience biblique serait la tête éclairée de l’humanité, dans le gouvernement mondial du Nouvel Ordre Édénique. En somme, l’accomplissement caricatural de ce que dénonçait Karl Marx en 1883 dans sa Question juive. C’est pourquoi je crie, pareille à Lady Macbeth : ‘ Va-t’en, tache damnée ! Va-t’en, dis-je… Il y a là toujours l’odeur de sang… Tous les parfums de l’Arabie ne purifieraient pas cette petite main-là ! Oh ! Oh ! Oh !’…»

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