Antigone réincarnée

Marc Guiot,

Ursula Gertrud von der Leyen, très gracieuse souveraine proclamée du continent européen, entends-tu Greta, Anuna, Carola et Olga, ces nouvelles Antigones qui sonnent l’alarme ?

L’Amazonie brûle, le Moyen-Orient est à feu et à sang, l’Amérique souffle sur les braises, le niveau des eaux monte. Nous venons de vivre l’été le plus chaud de l’histoire. Affamés de pain et de liberté, les migrants africains franchissent par milliers les mers cruelles au péril de leur vie.

Et toi Europa morbida, quand cesseras-tu de te vautrer dans la fange d’un sordide confort ? Résisteras-tu longtemps encore aux sortilèges des nationalistes à front de taureau qui te brexitisent, te visegradisent et prêchent le repli identitaire, l’égocentrisme frileux? Te laisseras-tu abuser par ces tristes sceptiques, toi l’ancienne reine du monde, qu’un archipel de contradictions aujourd’hui déshonore ?

Tout avait commencé par un viol, celui de la fille d’Agénor roi de Tyr et de Téléphassa. Femme jusqu’au bout des seins, la princesse Europe avait tant troublé le libidineux Jupiter qu’il l’enleva par surprise, l’étreignit, vite fait, sur l’île de Crète, à Gortyne sous un platane qui depuis lors n’a cessé de verdir. Pas franchement shakespearien, ce rapt odieux où l’on chercherait en vain la moindre trace d’amour ! Balance donc enfin le taureau Jupiter, pauvre Europa. On te reproche à raison de manquer d’un récit fondateur cohérent, compatible avec tes valeurs cardinales. Comment l’histoire d’une princesse phénicienne enlevée contre son gré et sexuellement abusée par un antique dieu paillard peut-elle figurer le symbole d’un projet de paix, de prospérité et de liberté qui vise l’égalité des sexes et l’intégration volontaire de différentes sensibilités culturelles ?

Mais as-tu remarqué, Europa morbida, que les mythes aujourd’hui se multiplient sur ton territoire et que toujours des femmes sont à la manœuvre ?

Il y a les Femen, Erinyes grimaçantes aux messages subversifs tatoués sur la poitrine dénudée. La peau et les cheveux grisés par de l’argile, ces Euménides postmodernes ont récemment traversé par dizaines le cimetière de Montparnasse, en hurlant, pour dénoncer les féminicides.

Il y a Olga Misik la nouvelle Blanche Neige de 17 ans qui enseigne la résistance aux Russes. Lors des manifestations pro-démocratie de Moscou, face aux policiers antiémeutes casqués et caparaçonnés de cuir, Olga la Candide lisait à voix haute des extraits de la Constitution nationale, qui garantit le droit de manifester pacifiquement. Les médias ont rapproché son acte téméraire à celui du Chinois anonyme, qui sur la place Tian’anmen, le 5 juin 1989, bloqua l’avancée des chars de l’armée populaire.

Il y a Carola Rakete, la capitaine courageuse, née à Brême il y a 31 printemps, qui brava l’interdit le 27 juin 2019 en forçant le barrage des eaux italiennes imposé par Salvini drapé dans sa posture de Créon mussolinien. Elle fut arrêtée manu militari tandis que les 42 migrants qu’elle protégeait à bord depuis plus de deux semaines mettaient pied à terre. Antigone, aujourd’hui, n’est plus grecque mais allemande. Elle a fait passer les considérations humaines avant la mauvaise raison d’État, commente Libération.

Racontée par Eschyle, par Sophocle, reprise en temps de guerre par Jean Anouilh, par Jean Cocteau, par Bertolt Brecht, par Hannah Arendt et tant d’autres, voici qu’aujourd’hui Antigone la fragile, l’impulsive amoureuse de la loi naturelle et de la froide éthique, ressuscite sous divers avatars.

De toutes ces nouvelles Antigones, c’est la petite Greta qui le plus nous émeut avec ses tresses de gamine, ses allures de Jeanne d’Arc qui, à défaut d’être brûlée en place de Rouen par la perfide Albion, a vu son effigie pendue sous un pont du Tibre à Rome ce qui, à l’époque des réseaux sociaux, est aussi dramatique que le sort de la pucelle d’Orléans.

Greta fera la nique à Trump et poussera une franche colère au sommet de l’ONU, comme autrefois Badinter à l’Assemblée Nationale quand il défendit l’abolition de la peine de mort.

Greta la Suédoise et Anuna la Flamande, deux frêles adolescentes s’en sont allées porter sur leurs voiliers respectifs le flambeau de l’indignation aux Amériques, comme autrefois Freud et Jung y sont venus transmettre le massage subversif de la psychanalyse libératrice. Le 29 août 1909 Sigmund Freud, Sandor Ferenczi et Carl Jung arrivent de Brême – encore Brême – en rade du port de New York et de la célèbre statue éclairant l’univers : « Ils ne savent pas que nous leur apportons la peste » aurait confié Freud à ses compagnons de voyage, selon Lacan qui attribue la phrase à une confidence de Jung, lequel la tiendrait directement du père de la psychanalyse.

Europe est en soi un mythe singulier, un caprice jupitérien pour une mortelle sans défense. Pas de quoi mobiliser les jeunes en faveur des grandes causes.

Mais voici que surgissent sur le vieux continent de jeunes héroïnes comme autant d’Antigones réincarnées.

Il faudra pourtant que Greta quitte demain les Amériques pour retourner à Stockholm et y poursuivre ses chères études après avoir harangué les grands de ce monde. Rentrera-t-elle à la voile comme elle est venue ? Ou Demeter, la déesse terre, fille de Cronos et de Rhéa – petite fille de Gaia – forcera-t-elle Zeus à la ramener en Suède dans sa mythique défroque de taureau blanc ?

Partager