À minuit précise, il alla consulter le thermomètre dehors. Il était accroché à un arbre dans un petit abri pour oiseau, afin de le protéger contre le vent. Tandis que les premières fusées grimpaient en sifflant vers le ciel et explosaient par-dessus le paysage gelé, il étudiait le thermomètre à la lumière d’une lampe de poche. Il nota la température dans un petit agenda et constata avec satisfaction que son observation recoupait les prévisions météorologiques du journal radio de vingt heures. Il attendit un moment encore jusqu’à ce que la pluie d’étincelles se soit dissipée et que le bruit des explosions soit éteint, et rentra.
« Combien ? », cria sa femme de la cuisine.
« Moins huit. »
« Bonne année, John. »
« Bonne année, Anneke. »
Il lui fit un signe fugace en passant et se rendit dans son bureau qui se trouvait dans la cave aux conserves. Il utilisait la cave aux conserves comme bureau et, depuis peu, également comme chambre à coucher. Un lit pliable en fer y était installé.
Depuis son opération de la prostate, il y avait de cela un an à peu près, il ne dormait plus avec sa femme. Il ne pouvait pas supporter d’être étendu près d’elle et de la toucher sans avoir d’érection. Le sens du sommeil en commun sans sexe lui échappait. Aussi longtemps qu’il ne voyait pas clair là-dedans, il préférait le lit pliant. Dormir dans la cave aux conserves avait d’ailleurs un avantage : il avait le compteur d’eau et d’électricité sous la main. Il ne devait plus descendre de tout en haut lorsqu’au milieu de la nuit il s’éveillait en sursaut et ressentait l’irrépressible besoin de contrôler le niveau d’eau. Il était seulement obsédé par l’étrange phénomène qui faisait qu’une consommation quotidienne variable produisait cependant toujours, à la fin du mois, une moyenne constante. Il y avait sept ans qu’il était en retraite anticipée et il ne s’était pas encore ennuyé un seul instant.
« Pas un temps pour dormir seule », entendit-il Anneke crier tandis qu’elle montait l’escalier.
Assis à son bureau en teak, parmi les conserves, il établissait la courbe de température du mois écoulé. D’abord il calculait les moyennes des observations journalières – six fois par vingt-quatre heures à des moments précis, la dernière fois à minuit -, puis il traçait la courbe sur du papier millimétré, au moyen d’un crayon. L’axe horizontal représentait les jours du mois, le vertical la température. Pendant plus d’une heure, il se consacrait avec concentration à cela et, tandis qu’il travaillait, il revoyait en pensée les principaux faits de la journée. Comme le plus souvent, il trouva cette fois encore quelque chose qu’il avait oublié de noter.
Aussitôt après avoir dessiné la courbe, il se rendit précipitamment en haut, dans la chambre. Anneke était au lit. Elle était encore éveillée et tira la couverture sur sa tête lorsqu’il alluma.
« Mes pieds sont des glaçons », dit-elle.
« Avant midi, quelqu’un a sonné », dit-il. « Tu sais encore qui c’était ? »
« Je croyais que tu venais me réchauffer », dit-elle. Elle jeta un œil de dessous la couverture. « Veux-tu s’il te plaît éteindre la lumière ? »
« Tu as compris ma question ? », dit-il.
« Avant midi, j’étais au marché », dit-elle.
« Tu étais de retour avant onze heures et le téléphone a sonné après. Tu as décroché. »
« Tu es monté spécialement pour me demander ça ? »
« Tu ne veux donc pas me le dire ? »
« Je ne sais plus. » Elle déplaça sur le côté, lui tournant le dos.
« Qui a appelé, Anneke ? »
« Laisse-moi dormir, John. »
« Je reste ici jusqu’à ce que tu me l’aies dit. Qui a appelé ? »
« Mon amant », soupira-t-elle.
Il éteignit la lumière et retourna dans la cave aux conserves. Il tira du tiroir de droite de son bureau le grand agenda avec la couverture en imitation cuir qu’il utilisait comme journal intime. Il écrivit : « 11h15, coup de téléphone de l’amant d’Anneke ». Dans le même tiroir reposaient un pistolet, un petit colt à barillet, et une bouteille de genièvre. Il déposa l’agenda auprès du revolver et de la bouteille et dessina la courbe à l’encre de Chine. Il faisait froid dans la cave aux conserves. Il n’y avait pas de chauffage. Quand il bougeait les doigts, il sentait grincer les articulations.
Décembre, comme prévu, s’était déroulé de manière chaotique. La température, par exemple, était d’abord descendue progressivement, puis était remontée de façon spectaculaire, pour finir par une chute profonde en direction d’une moyenne hivernale normale pour l’époque de l’année. Le résultat était une courbe contrastée mais banale. Une copie conforme de la vie, telle que John l’observait déjà depuis vingt-cinq ans, sans réelles surprises.
Lorsqu’il avait appris quelques années auparavant que quelque chose de grave n’allait pas avec sa prostate, cela n’avait pas été une surprise non plus. Tout se déroulait selon un système chaotique programmé. D’abord ceci, puis cela. Il y avait une certaine logique, mais l’intention lui échappait. Peut-être n’était-ce qu’une accumulation d’événements, comme l’immense amas de coupures de presse, de factures, de preuves de paiements et d’autre fouillis de paperasses qui encombrait son bureau. Par ordre archéologique. Plus il collectionnait, plus la signification devenait confuse.
Au milieu de la montagne de papiers, il avait dégagé un petit espace pour travailler, juste assez pour une feuille de papier millimétré. Lorsqu’il eut repassé la courbe de température à l’encre de Chine, il classa la feuille dans un des dossiers suspendus au rayonnage derrière lui. Les dossiers étaient rangés par ordre alphabétique, d’« Avertissements-extraits du rôle » jusqu’à « Virements ». La plupart débordaient, de sorte qu’il déposait toujours plus de documents sur son bureau, en attendant une mise en ordre et une classification en profondeur. Les conserves et bocaux qu’il avait sortis des étagères pour dégager de la place pour ses archives étaient répartis dans le désordre sur le sol. Le contenu de certains bocaux, largement au-delà de la date de péremption, était difficile à identifier. Les endives, cornichons et prunes semblaient tous extraits du même récipient brunâtre. Il sortit le genièvre du tiroir de droite de son bureau, porta le goulot à ses lèvres et avala deux bonnes gorgées.
« Tiens, tiens, son amant a appelé », se dit-il la voix rauque.
À quatre heures, il devait aller déchiffrer le thermomètre. Le premier relevé d’un nouveau mois d’une nouvelle année. Il ne voulait rater ça en aucun cas et décida dès lors de rester éveillé.
Les choses importantes dans cette maison, il devait les faire lui-même. Pendant son séjour à l’hôpital, il avait été forcé de confier le contrôle du thermomètre à son fils Arno. Mais les températures qu’Arno avait notées étaient d’une régularité incroyable et, de surcroît, ne correspondaient pas aux prévisions de la radio. Ce qu’on ne fait pas soi-même n’est jamais bien.
Il était l’araignée dans la toile. Livré à lui-même, il devait recueillir toutes les vibrations et tenter de les enregistrer. Toute une entreprise, même pour un homme en retraite anticipée.
« Tu es encore éveillé, pa ? »
John avait entendu la porte d’entrée et attendait son fils dans le couloir. Son fils était un être humain avec une conscience étriquée, un suiveur grisâtre dans la meute. C’était d’ailleurs là son unique point fort, de ne pas se faire remarquer parmi ses semblables. Il écumait, dans l’auto de son père, les dancings de la région, à la recherche d’une femme. Après son divorce, quelques années auparavant, il s’était réinstallé chez ses parents. Comme un petit oiseau après son premier vol qui, effrayé par un sombre nuage inconnu, se hâte de retrouver la sécurité du nid.
« Deux heures trente-cinq », dit John.
Arno regarda sa montre. « Moi, j’ai deux heures trente-trois, pa. »
« Mets ta montre à l’heure. »
Arno obéit. « Je peux aller dormir maintenant, pa ? »
« Rien de spécial à signaler ? »
« Un alcootest sur la route. »
« Et ? »
« Négatif évidemment. »
« Tu as bien refermé la voiture ? »
« Je pense bien. » Il tendit les clés de la voiture à son père et bâilla bruyamment. « Bonne année, pa. »
« Bonne année, garçon. »
John enfila sa veste et ses bottes et alla voir la voiture à l’extérieur. Il inspecta le profil des pneus et vérifia si les balais des essuie-glaces étaient encore suffisamment souples. Puis il jeta un coup d’œil dans la voiture. Sur le siège du conducteur, il trouva une pilule rose. Il la fourra dans sa poche et nota le kilométrage dans le petit agenda qu’il s’était spécialement procuré à cet effet. Une fois rentré, il se rendit aussitôt dans la chambre de son fils.
« J’ai trouvé ceci dans l’auto, Arno. » En le secouant, il réveilla son fils, qui était déjà au lit et ronflait de façon assourdissante, et lui mit la pilule rose sous le nez. « C’est quoi, ça ? »
« Une pilule, pa. Nom de Dieu, je venais de m’endormir. » « Quelle sorte de pilule ? »
« Une rose. »
« Je veux savoir à quoi elle sert. »
« Pour avaler, pa, avec un verre d’eau par exemple. Lis le mode d’emploi. »
« Je l’ai trouvée dans la voiture, Arno. C’est de la drogue ou quoi ? »
« Comment je saurais ? Redemande-moi ça demain matin, peut-être que je saurai alors. »
« Je veux le savoir maintenant, Arno. »
« Okay. C’est de l’ecstasy. T’es content ? Et tu veux bien éteindre la lumière, s’il te plaît ? »
« Encore une chose, Arno. Où es-tu allé ? »
Arno soupira. « Y faut vraiment que je raconte tout ? »
« Tu as roulé neuf cent cinquante kilomètres. Reconnais que c’est un fameux tour. »
« Neuf cent cinquante kilomètres ? » Arno bâilla et se tourna sur le côté, le dos vers la lumière et son père.
« Tu as bien regardé, pa ? »
« Où es-tu allé ? »
« Laisse-moi réfléchir, pa. » Arno se redressa et regarda son père, l’air endormi. « Ça se pourrait que le compteur déconne ? » « Je veux une réponse, Arno. »
« Paris. »
« Paris ? »
« Oui, je suis allé à Paris. Y avait embouteillage sur le périphérique, sinon je serais rentré une heure plus tôt. Je peux me rendormir maintenant ? Et n’oublie pas d’éteindre la lumière. » Il laissa sa tête retomber d’un coup sur l’oreiller et recommença presque aussitôt à ronfler.
Assis à son bureau en teak dans la cave aux conserves, John consigna dans son journal : « 2 h 35, Arno retour de Paris. Trouvé dans la voiture une pilule d’ecstasy, couleur rose, diamètre environ 0,5 cm. » Il consulta une fois encore le petit agenda où il avait noté le kilométrage de la voiture. C’est alors qu’il constata qu’il s’était trompé d’un zéro. Arno n’avait fait que 95 kilomètres. Il remonta à toute allure.
« Arno. »
« Qu’est-ce qu’y a encore, pa ? »
« Je m’étais trompé, garçon. Tu n’as pas fait neuf cent cinquante kilomètres. Il n’y en a que nonante-cinq. »
« C’est vrai ? Je me sens comme s’il y en avait eu neuf cent cinquante. La lumière est vraiment nécessaire ? »
« Tu n’es donc pas allé à Paris ? »
« C’est dommage en fait, tu ne trouves pas ? Maintenant tu vas sûrement vouloir savoir où je suis allé en réalité. »
« Non. Je me demande la chose suivante : comment savais-tu qu’il y avait embouteillage sur le périphérique ? »
« Peut-être qu’il n’y en avait pas du tout, pa. On va vérifier ça demain. »
« Il y a toute une série de questions auxquelles je voudrais une réponse, Arno. »
« Demain, pa. Okay ? »
« Il y a des choses qu’il vaut mieux ne pas reporter. »
« Le sommeil, par exemple. Je m’y mets tout de suite, pa, si tu m’en donnes du moins l’occasion. »
Son journal était encore ouvert sur le bureau. Il biffa « de Paris » et remit l’agenda dans le tiroir de droite, près du revolver. C’était un petit revolver, inopérant sur les cibles éloignées, mais très efficace à courte distance. Il avait pu le constater lorsque peu de temps après sa sortie de l’hôpital il était allé s’exercer dans le pré aux moutons. À une distance d’environ un mètre, il avait tiré dans la tête d’un des moutons. Sans émettre le moindre bruit, l’animal s’était lentement écroulé, ses frêles pattes semblant se briser sous son tronc informe. L’autre mouton s’était enfui, effrayé, et le regarda de loin, sans plus d’intérêt que cela, creuser un trou d’un mètre et demi de profondeur où il jeta le cadavre encore chaud.
Il était allé faire une déclaration de vol à la police. Le ramadan venait de se terminer et l’agent faisant fonction lui avait confié que des Turcs de la cité-jardin étaient sans doute venus prendre l’animal. C’est ainsi qu’il l’avait noté par la suite dans son journal : mouton disparu, probablement mangé par les Turcs. Après avoir enterré l’animal, il avait durant un instant pressé le froid canon du revolver contre sa tempe, pour voir quelle impression cela faisait de n’être éloigné de la mort que par un crochet du doigt. Durant tout le temps, le monstre avait été assis sur son épaule, le même monstre qui lui avait tenu compagnie lorsqu’on l’avait opéré de la prostate.
Les moutons, il les avait achetés pour sa fille, Mara. Avec ce cadeau, il avait voulu combler le fossé qui ne cessait de s’élargir entre eux. Mais son geste de conciliation était venu trop tard. Elle était partie pour ne plus jamais revenir. Elle lui avait définitivement tourné le dos et l’avait laissé seul avec ces stupides bêtes qui ne s’intéressaient qu’à l’air et à l’herbe.
Mais il savait où elle habitait et avec qui. Il savait où elle travaillait et quand elle avait été renvoyée et pourquoi. Où elle faisait ses achats et comment elle tentait de survivre. D’une manière détournée, il était parvenu à savoir combien elle avait sur son compte en banque. Il avait tout noté dans un petit agenda de poche qui lui était spécialement destiné : ses revenus et ses dettes, ses succès et ses échecs. Le bilan était négatif, comme il l’avait prévu. Pas terriblement négatif. Simplement une copie conforme de la vie. La vie à laquelle on peut s’attendre quand on laisse le hasard suivre son cours.
Il découvrit que sa femme avait des conversations téléphoniques clandestines avec Mara. Il l’avait constaté lorsqu’il avait demandé à la compagnie de relever tous les appels reçus et émis. Il pratiquait assez souvent ce genre de sondage, pour voir si ce qu’il avait observé correspondait à la réalité.
« Tu as téléphoné avec Mara la semaine dernière », dit-il par la suite à Anneke. « De quoi avez-vous parlé ? »
« Du temps qu’il fait », dit-elle.
« Vous avez téléphoné deux fois, au total… » Il regarda le rapport de la compagnie du téléphone. « … au total durant cent vingt-huit minutes. »
« Si longtemps ? Je n’ai pas fait attention à la durée », dit-elle en s’excusant.
« Tu ne vas quand même pas me dire que vous n’avez parlé que du temps qu’il fait ? »
« De quoi d’autre, alors ? », dit-elle.
« C’est ce que je te demande. Il devait avoir quelque chose de particulier, le temps, pour que vous en parliez autant que cela. »
« Il faisait beau », dit-elle, « ça n’arrive pas si souvent. »
« Moi, on ne me la fait pas. Vous avez parlé d’autre chose. De moi, par exemple. »
« On était sur écoute ? »
« Donc vous avez parlé de moi ? »
« Je ne le sais plus, John. Est-ce vraiment à ce point important ? »
« Réponds à ma question. »
« Oui, nous parlions de toi. Mais pas tout le temps. »
« Combien à peu près ? La moitié ? »
« Moins que ça », dit-elle.
Cette semaine-là, quarante-cinq appels avaient été émis, et cinquante-deux reçus. Avec l’aide du relevé de la compagnie du téléphone, il complétait son journal. Un bon nombre de conversations avaient échappé à son attention. Il marqua au feutre rouge celles qu’avaient eues Anneke et Mara. « Durée : cent vingt-huit minutes, dont la moitié à peu près à mon propos », annota-t-il en marge.
Il remit son journal dans le tiroir de droite, près du revolver, et réfléchit à ce qu’Arno venait de lui raconter : qu’il était allé à Paris alors qu’il n’y était pas allé du tout. Il n’attachait pas tant de poids au mensonge ; il avait appris à distiller au départ d’un amas de mensonges un petit fond de vérité. Mais le détail de l’embouteillage sur le périphérique le dérangeait cependant.
« Peut-être y avait-il vraiment un embouteillage », se dit-il à voix basse.
Il avala une solide gorgée de genièvre. Peut-être que tout n’était que mensonge et que ne collait ici et là qu’un détail. Il sentait l’alcool dans sa tête et l’hiver dans ses mains.
« Vas-y doucement, John », se consola-t-il, « tu es à la retraite. »
« J’essaie seulement de mettre un peu d’ordre dans ce chaos. »
« Et ça progresse un peu ? »
« Je rassemble du matériel. Il faut d’abord que tout soit bien cadastré. »
« Qu’est-ce que tu vas en faire ? »
« Je garde ça un temps pour moi. »
« Combien de temps encore ? Tu ne peux pas tout accumuler sans cesse. Regarde le bordel sur ton bureau. »
Il le regarda et approuva. « Collectionner est plus facile que ranger. Collectionner, c’est vivre ; ranger, c’est la mort. » Tandis qu’il se parlait à lui-même, le monstre était sur son épaule et écoutait. Il avait fait la connaissance du monstre à l’hôpital. Il lui avait tenu compagnie lorsqu’il était sorti de l’anesthésie et il supposait qu’il avait aussi été présent lorsqu’ils l’avaient charcuté et qu’ils lui avaient enlevé le morceau de viande dévoyée. Il était perché sur son épaule, comme un vautour apprivoisé, et attendait une proie.
Dans le boîtier de l’électricité, contre le mur, retentit un déclic sec, et la chaudière, dans la chaufferie, se mit en marche. Il faisait froid dans la cave aux conserves. À quatre heures il devait aller relever la température. Il avait, à cet effet, préparé un agenda flambant neuf. Le temps s’écoulait normalement, comme s’il n’y avait rien à signaler.
Mais d’abord il dessina la courbe de température de l’année écoulée, sur du papier millimétré et au crayon. L’axe horizontal indiquait les mois, le vertical les températures moyennes de chaque mois. Il compara la nouvelle courbe avec celle de l’année précédente et constata qu’à part ce remarquable fléchissement en mars, lorsqu’il avait été à l’hôpital et qu’Arno avait fait les observations, il n’y avait pas de différences frappantes. Les températures moyennes annuelles étaient à peu de chose près équivalentes et cela ne l’étonnait pas. C’était une des nombreuses certitudes qu’il attendait ardemment toute l’année durant, comme les floraisons du printemps et la chute des feuilles à l’automne.
Lorsqu’il eut repassé la courbe annuelle à l’encre de Chine – au ralenti et d’une main presque insensible -, la bouteille de genièvre était vide.
La maison se trouvait dans une vallée, protégée du temps. Les gens dans la maison semblaient vivre des siècles. La maison était aménagée confortablement, afin de rendre la vie éternelle agréable. Le temps était une machine à laver dont le tambour faisait un nombre infini de rotations par seconde, un four autonettoyant à la longévité illimitée. Dans la prairie broutait un mouton qui n’était pas conscient de son éternité, mais qui jouissait néanmoins de ses avantages. Le propriétaire de la maison était un homme sans prostate.
Il s’était imaginé une vie éternelle autrement, c’est-à-dire avec prostate. La petite opération aux conséquences à long terme n’avait cependant pas ébranlé sa foi en l’éternité. Parfois, cette foi était mise à l’épreuve, comme lorsque sa fille avait quitté la maison et troqué son immortalité contre une existence mortelle et incertaine. Heureusement pour lui, il y avait la vie de tous les jours, qui se caractérisait par la répétition et la prévisibilité. Les choses allaient et venaient à un rythme qui même pour un homme comme lui – en retraite anticipée — était difficile à suivre. Dans le silence réfrigéré de son petit bureau, il relevait les faits comme il le pouvait, comme un petit épicier qui. reçoit pour mission de faire l’inventaire d’un supermarché. Lorsque l’avalanche de l’éternité risquait de l’écraser, il se consolait avec la bouteille de genièvre, qu’il conservait dans le tiroir de droite de son énorme bureau en
teak. Dans le même tiroir se trouvait, à part un agenda, aussi un petit revolver à barillet.
Durant la nuit de la Saint-Sylvestre, à quatre heures moins quart, il prit le revolver, vérifia s’il y avait des cartouches dans le barillet et se rendit dans la chambre à coucher de sa femme. Il n’avait pas beaucoup de temps, à quatre heures il devait aller déchiffrer le thermomètre dehors ; le premier relevé d’une nouvelle année, une année qui, comme on pouvait s’y attendre, ne différerait que fort peu ou en rien de celle qui venait de s’écouler. En montant, il slaloma entre les objets. Les marches dansaient devant ses yeux, et les portes pivotaient dans leurs gonds. Sa femme était couchée sur le flanc. Elle gémit lorsqu’il alluma la lumière et se tourna lentement sur le dos.
« Tu es enfin là », soupira-t-elle, « mes pieds sont des glaçons. »
« Il faut qu’on parle, Anneke », dit-il.
L’air contrarié, elle ouvrit les yeux et regarda sa montre. « Quatre heures moins quart, John. »
« Je sais l’heure qu’il est », dit-il.
« Ça ne peut pas attendre jusqu’à demain ? » dit-elle. « Maintenant je veux dormir. »
« C’est important », dit-il.
Elle se redressa en sursaut et le regarda effrayé. « Il est arrivé quelque chose à Mara ? »
« Non, il n’est rien arrivé à Mara. »
« À Arno ? »
« Arno dort. »
« Qu’est-ce qu’il y a, alors ? Pourquoi m’éveilles-tu ? » Elle se recoucha et tira la couverture sur son visage. « Éteins la lumière, John, cette lumière crue me donne la migraine. » D’un coup, il arracha la couverture. Elle portait un de ses pyjamas en flanelle et de grosses chaussettes en laine. Il se pencha sur elle et sentit la chaleur corporelle qui montait du lit.
« Qu’est-ce que tu fais là, John ? »
Le monstre était perché sur son épaule. Il était resté tranquille jusque-là, mais maintenant il s’agitait nerveusement en tous sens comme un oiseau de proie capturé sur un bâton. « Tiens-toi tranquille », souffla-t-il au monstre.
« À qui parles-tu, John ? Tu as bu ? »
Il entendit le monstre lui chuchoter quelque chose à l’oreille. C’étaient des sons animaux, des soufflements affamés. « Laisse-moi tranquille ! »
« Tu as bu, John. Je le sens. »
« Avec qui as-tu téléphoné ? », demanda-t-il.
« Quand ? »
« Avant midi, quand tu es revenue du marché. »
« Je te l’ai déjà dit. Tu as oublié ? »
« Je veux le réentendre. »
Il y avait ce regard dans ses yeux qui lui sembla familier : plein de confiance innocente, inconscient de ce qui allait venir. Elle aspira profondément et frémit de tout son corps. Il attendait et sentit le canon du revolver presser contre son aine comme une froide érection.
Nouvelle extraite du recueil Grensbewoners (Frontaliers), Meulenhoff/Manteau, Amsterdam-Anvers, 1997, inédite en français et traduite du néerlandais par Jacques De Decker