La bécasse est contente. Les vacances en Turquie de son rédacteur en chef lui ont remis les idées en place et les deux pieds sur terre. Il a récolté quelques idées sur les séparatismes qui gangrènent la politique interne de la Turquie, quoique de jeunes Turcs et même de jeunes Kurdes eussent défilé avec des slogans contre le PKK : la nation est indivisible. Le rédacteur en chef du Sacré peuple a pensé à la Belgique en déliquescence, et dont il devine les frémissements d’une bouilloire sur le feu. Il s’est senti des devoirs. Il est rentré dans ce pays qui porte encore le nom Belgique mais dont le souhait semble de se scinder : scission de Bruxelles-Hal-Vilvorde, scission de la sécu, autonomie de la Flandre.

104, 105, 129, 168 jours sans gouvernement fédéral. (Situation normale quand par-dessous certains attisent le feu de la discorde.) Quelle pagaille ! Le désarroi plane. Les futurs ministres se guettent, se soupçonnent, s’épient, épluchent chaque mot, chaque sourire, chaque crispation, chaque faux pas, chaque soupir, chaque pâleur, chaque ricanement, chaque injure, chaque claque morale, chaque vindicte, chaque escalade, chaque assaut, chaque recul, chaque temporisation, chaque éructation. On travaille ferme de la bouche et des dents, les mots tombent en particules salivaires sur les bureaux, les mots répugnent à prendre leurs habits de ministres fédéraux. Les Flamands votent unilatéralement la scission de BHV. Les Francophones accusent le coup. Le rédacteur en chef du Sacré peuple tente de deviner l’avenir, le meilleur pour son journal, les prévisions… la Belgique se meurt, la Belgique est morte, Vive la Belgique !

Même Poutine s’y est mis : avec gravité devant des journalistes, il analyse la situation des pays qui veulent faire sécession. « La Serbie avec le Kosovo, l’Espagne avec l’ETA et la Belgique qui ne s’entend plus. » Il secoue la tête : « Ces nationalismes sont désastreux pour la paix de l’Europe et sont néfastes pour la Russie. » Paroles que les médias belges sont fiers de rapporter. Et d’entendre le mot Belgique dans la bouche de Poutine a donné un frisson aux auditeurs du journal télévisé. Comme si ce pays, tout chaud tout beau ramassé sur la langue du Moscovite, existait à nouveau, une sorte de renaissance miraculeuse, là, dans les oreilles du Belge du dix-neuf heures trente. La fierté nationale a redressé les corps, irradié les fronts, sonné une sorte de Brabançonne dans les viscères. Si demain nous descendions dans la rue ? pensent certains. Ah ! Poutine le sorcier !

La bécasse se souvient de son tête-à-tête avec le tsar de toutes les Russies, ses yeux de loup sur elle. Et elle, ses yeux sur la lèvre si sensuelle de l’homme. De lui à elle quelque chose avait passé. On appelle ça la séduction. Qu’il ait prononcé avec gravité le mot Belgique, qu’il ait donné un avis sur ce pays, c’est un peu comme s’il lui susurrait à l’oreille : « Tu vois, pour la Tchétchénie c’est pareil, elle doit rester russe. Comme la Flandre doit rester belge. Je sais que tu souffres pour ton pays de l’ambition autonomiste de la Flandre, comme moi je souffre pour la Russie à cause de la Tchétchénie ». La bécasse soupire : est-ce une raison pour poursuivre les Tchétchènes jusque dans leurs chiottes ?

Poutine est un homme d’État, il en a la poigne ; dictateur même, c’est sûr. En Belgique, il n’y a pas d’homme d’État qui prendrait le pays à bras-le-corps, le planterait devant la foule des Belges médusés : « La Belgique est à vous, servez-la, chouchoutez-la, faites-en une nation unie dans une Europe des nations ». Mais non, il n’y a que des discutailleurs, des régionalistes, des jardinièristes des potagistes, à chacun ses witloofs, ses choux de Bruxelles, ses betteraves. À chacun son pré carré.

La bécasse se sent malade. Elle, qui connaît si bien l’introspection, sait qu’elle est malade de la Belgique. Elle se déchire quand le pays se déchire, un lambeau d’elle-même flotte en Wallonie, un autre en Flandre, un autre à Bruxelles sans oublier la périphérie avec ses Francophones de Flandre pourchassés au cri de frans ratten. Olivier Maingain, le défenseur de la périphérie, est traité de pitbull. Que faire, que faire, que faire, que faire ?

« Les barricades. Heureusement qu’il y a les barricades. » Cette pensée traverse la bécasse alors que son imaginaire voit l’héroïne de Beckett s’enfonçant petit à petit dans le trou et disant : « Le sac, heureusement qu’il y a le sac », se raccrochant à la poignée dérisoire de son sac à main. Les barricades, le soulèvement du peuple belge contre la tyrannie d’un seul homme, Yves Leterme qui, à long terme, se voit Empereur de la Flandre, tiré par son roquet la NVA. La bécasse l’avait bien dit à son rédacteur en chef : l’homme à abattre, c’est lui.

Mais elle sait qu’elle se trompe, Leterme aux 800 000 voix s’est métamorphosé en petit homme sans importance. Beau gosse, certes, mais flasque, sans la moindre envergure politique. Formateur, il ne forme rien, il fuit les caméras, on ne l’entend plus, seules les marionnettes du pays s’agitent à pas feutrés. Seules, elles donnent à croire à l’avenir d’un gouvernement fédéral. C’est à peine si les télévisions belges osent évoquer ces non-actes qui depuis six mois plongent la Belgique dans le ridicule.

Et les gens ? Que font les gens ? Ils attendent, ne parviennent pas à imaginer le Lion scalpant la Flandre de sa plus longue griffe, abandonnant la dépouille Belgique à Bruxelles et à la Wallonie. Ils supputent, croient encore au gros bon sens belge, estiment que tout va s’arranger, que notre pays n’est pas si mal que ça, que ceux qui ont coupé le cou à leur roi envient notre monarchie qui fait rêver le peuple. Le peuple a besoin de rêve. Mais il ne bouge pas dans un silence immobile des plus inquiétants. Il a bien apposé 125 000 signatures wallonnes et flamandes sur la pétition d’une ménagère liégeoise, il a bien pendu des drapeaux aux fenêtres, on ne l’entend pas. Tout juste s’il espère. Et cet espoir est le seul garde-fou des barricades. « Heureusement qu’il y a les barricades », se répète désespérément la bécasse, comme l’héroïne de Beckett s’accroche à son sac. Elle tourne en rond, ne tourne plus rond.

Elle se rend chez le psy. Il l’écoute, l’ausculte mentalement, lui dit : « Ainsi vous vous sentez écartelée, un pied en Wallonie, l’autre dans la mer du Nord. Un bras en Flandre, l’autre dans le Roodenbeek qui baigne Bruxelles. La schizo, tel est le nom de votre mal. Et la tête, où est la tête ? – Je l’ai perdue, murmure la bécasse. – C’est fâcheux, très fâcheux. » Le psy se tient le menton, sourcils froncés.

Et tandis qu’il médite, la bécasse pense. Elle pense à la colère de Di Rupo contre Didier Reynders, l’accusant de détester les Wallons. Un gamin trépignant comme le démon nommé Satan.

À chacun son démon : Lucifer pour l’orgueilleux Leterme. Belzébuth et Mamon pour le gourmand et avaricieux Président du CD & V. Léviathan, le jaloux, qui anime Bart de Wever de la maigre NVA. Quant à Belphégor, le paresseux, il sert d’alibi aux refus constants du CDH.

Mais où est passé Asmodée, le démon de la luxure ? Chez les bonobos. C’est là qu’il faut le chercher. Aimez-vous les uns les autres, disent les bonobos qui s’adonnent à tour de bras et de membres aux corps à corps fraternels. Bienheureux bonobos, s’ils pouvaient s’incarner en Joëlle Milquet, Didier Reynders, Di Rupo, de Wever, tous métamorphosés en bonobos avides de gros câlins. Un peu à l’écart, Armand De Decker et Van Rompuy s’exerceraient pudiquement au baiser russe… « Je ne me sens pas bien », dit la bécasse prise d’un malaise. Le psy désigne le divan : « Étendez-vous. »

Elle s’étend, ferme les yeux.

« Je vous écoute », dit le psy.

Elle ne parle pas. La sarabande simiesque aux visages des futurs dirigeants hante son imaginaire.

Le psy, lui-même, devient un svelte bonobo qui la couvre de son ombre…

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