La brique dans le ventre

Alain Bertrand,

Le Belge n’a pas de brique dans le ventre, tout juste une pierre à la vésicule. Il la conserve précieusement dans un flacon. C’est la preuve qu’il a vécu comme un homme. D’abord pour se maçonner l’organe, ensuite pour se l’arracher du ventre, enfin pour en parler le reste de sa vie.

Parler est le propre de l’homme, les statistiques le démontrent.

Elles démontrent surtout qu’il se trouve en Flandre moins de pierres aux reins et davantage de briques. Ce côté carré tient-il à la richesse de l’eau courante ? Non point, car l’eau s’écoule en fleuves depuis la France profonde. À l’épaisseur du sable ? Point non plus, car le sable se répand sur les fonds marins où ne s’érigent que peu d’édifices en briques. Alors ? Le plat pays est un vide menacé par la mer, laquelle contient davantage de minéraux qu’une bouteille de Vichy.

C’est dire le danger d’y boire la tasse.

Et le vide qui hante le Flamand de Bruges à Gand, et même aux îles Marquises, et jusqu’à la périphérie bruxelloise.

C’est par là – je veux dire par la peur du vide – que le Flamand ressemble au reste de l’humanité.

Comme elle, il se remplit de soupe, il boit de la bière, il regarde la télévision.

Les nuages le font rêver, certains soirs ; et les jambes des femmes entre la prière et la faute solitaire.

Comme tout pécheur, le Flamand reste un être métaphysique : la première marche d’escalier l’élève plus haut que le niveau de la mer ; la seconde lui donne le vertige.

Un vertige pascalien, qu’il circonscrit en allumant des cierges sous les clochers, avant de s’en aller encombrer les allées d’un supermarché, puis d’un second, d’un troisième.

Tout cela fait-il une existence digne de l’homme ?

Digne, sans doute ; mais digne de la Flandre ?

Le Flamand nourrit des illusions sur son passé, et quelques autres sur son avenir.

Son passé rassemble un havresac d’éperons d’or, les médailles militaires du grand-père fondu dans une tranchée de l’Yser, celles du père congelé dans les boues de Russie.

Son psychiatre s’exténue à lui faire oublier la cour de récréation où les merles chantaient en français de Bruxelles ou en néerlandais d’Utrecht.

Le Flamand a beau proliférer au niveau de la mer, il se sent à l’école, le cœur en minorité.

Il est de la province, mais rêve de conquérir la capitale de l’Europe.

Ils se voudraient bœuf sur le toit alors qu’il n’est que moule, crevette et babelutte.

Son ventre, c’est sa terre baignée par le sang des ancêtres et remuée par une langue que personne n’apprend, mis à part sa progéniture, et encore, plus pour longtemps.

Le flamand, c’est son verlan, son yiddish, son wallon – un truc pour se sentir moins seul au bistrot, mais seul quand même hors de son carton de bière orné d’un lion noir.

À cause d’un passé sans passé et d’un présent sans avenir, le Flamand se fourgue une brique dans le ventre. Pourtant sa femme a donné son nom à une fenêtre sur le monde. C’était une grande espérance, car la Flamande est belle et immense comme un ciel d’été. Le Flamand le sait-il ? Sa fortune tient en une fable : tout commence par l’achat d’une boîte de Lego, tout finit par le rêve d’une villa à Turnhout. Un grain de sable devient une brique. Mais une brique bâtie sur du sable. Et entre les grains, du vide.

Le Flamand est un timide qui s’irrite de lui-même et se venge sur son voisin francophone.

Sa rancœur l’entraîne à des poussées de fièvre acheteuse, et, comme il sait le prix du mètre carré à Damme, il s’aventure le week-end en Ardenne qui est son jardin zoologique et sa petite Suisse.

Passé la vallée de la Meuse, la route s’élève et déroule une verdure où se blottir dans l’oubli de la brique et le cours du hareng.

Le Flamand botté, rose et encapuchonné pratique la balade en bande, la gigue de chevreuil au plomb de chasse et l’Orval par rafales de douze.

Un jour, l’émotion lui broie la poitrine, une larme lui monte à l’œil, un sens lui vient à la vie. Une fermette en schiste lui est apparue au bout de la promenade, dans la lumière de l’automne, avec de la pierre bleue, solide comme l’éternité.

« Ardenne, tu es mon terre promise », s’émerveille le Flamand.

Et pendant qu’il signe le compromis d’achat chez le notaire, l’Ardennais, conscient de sa mission civique, suit des cours à la Chambre de Commerce. Si bien qu’il peut dire bonjour à sa clientèle flamande, et au revoir, et merci, et combien ça coûte.

Le Flamand est si ému de s’entendre prénommer dans sa langue qu’on le prendrait pour un enfant retrouvé dans les rayons vides du supermarché.

Il en a mal au ventre : après la vésicule biliaire, serait-ce déjà le tour des pierres aux reins ?

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