Parmi les galaxies, la matière noire et les comètes, au fond du ciel à gauche, Môssieur, vous nous situerez aisément : vue d’en haut, notre boule de terre et d’eau est aussi insignifiante qu’une crotte de nez.

Mais si vous vous approchez un peu, vous l’entendrez pétarader.

Là-dessus : misère ! Ça se bouscule, ça se castagne, ça rouspète et ça hurle à pleins poumons ! Ça trime comme troupeau attelé ou ça tue l’ennui et la peur pour tromper la vie, la mort et la métaphysique.

Ça naît en braillant et ça meurt également en braillant. Ça meurt beaucoup trop, d’ailleurs, et souvent pour des raisons qui vous échapperaient.

Une tribu de petits rois de poche, pathétiques et tragicomiques, agités du bocal et amphigouriques : voilà ce que nous sommes.

Le temps semble s’être copieusement écoulé depuis la circumnavigation des premiers explorateurs mais, bien que nous n’en soyons plus à nous demander si la planète est plate ou ronde, bien que l’Imago mundi du cardinal Pierre d’Ailly qui ne quittait pas la poche de Christophe Colomb lors de ses exploits maritimes soit depuis longtemps obsolète, et que l’errance raisonnable de Daniel Caspar Von Lohenstein et son syndrome du labyrinthe aient sombré dans les oubliettes, ah ! Môssieur… au concept de « village global » lancé par le grand Marshall McLuhan succèdent désormais les mouvements antimondialistes et altermondialistes, l’hyper-monde et l’hyper-globalisme, le groupware et les agendas partagés, les mutations hyper-informationnelles et tous les paradoxes sociétaux qui en découlent inévitablement.

Une chose est certaine : la Grande Confusion célébrée par Gérard Ayache, le règne de l’hypertexte et l’hypermédia de Ted Nelson ou les hyper-réseaux mondialisés en interfaces homme/machine dépassent largement l’imagination de leurs créateurs et gouvernent plus que jamais notre planète.

Nous avons muté d’une drolatique façon.

Er l’humour, Môssieur, dans tout ça ?

Nous n’en manquons pas.

Sous très haute protection, les dirigeants du monde se réunissent régulièrement en « sommets », regardant de haut (forcément) sur leurs écrans plats dernier cri la populace occupée à survivre en récupérant dans la poussière les grains de riz tombés des camions des ONG.

La misère en haute résolution se mesure mieux avec recul. Elle soulage des mauvaises odeurs ou du regard troublant des populations affamées, résignées et silencieuses, qui scrutent les objectifs des envoyés très spéciaux avec leurs centaines d’yeux couverts de mouches.

Les technologies de l’information en sources ouvertes ou fermées : c’est cela, l’hyper-modernité. La réalité numérique est plus digeste que la vraie. Voire ludique.

L’image(cette chose qui ressemble à autre chose) installée en bonne place dans les salles à manger débaptisées (car la télévision a remplacé la table familiale) convoque les masses à heure fixe pour voir rouler un ballon d’enfant devant des milliers de personnes, sur l’herbe fraîche déroulée au mètre tout exprès. Ballon – qui n’est pas sans rappeler la forme planétaire – frappé au pied par les milliardaires du sport : ces nouveaux héros infiniment populaires, élevés au rang de dieux vivants.

Le foot est roi, les pays s’affrontent dans l’arène. L’hystérie est de mise et les masses dites civilisées se couvrent le visage de couleurs tribales en s’époumonant de concert si leur camp gagne.

L’image d’une pelouse vert plastique fuse joliment dans les fibres optiques des hyper-réseaux, contribuant à une rupture civilisationnelle, une fractalisation du monde, bref… une célébration du virtuel comparable au théophilanthropisme révolutionnaire ou au culte de la Raison cher à Robespierre.

Dans ce monde d’interconnexion et d’interdépendance à l’échelle de la planète, l’écran plat montre aussi en temps réel une armada d’aventuriers de poche se mettant en « vacance » lors de la saison chaude, portant panoplie adéquate avec étiquettes estampillées, quittant leurs pays riches pour visiter d’autres pays riches après avoir laborieusement investi une bonne part de salaire pour acquérir un ultime symbole de liberté : la caravane empruntée à la culture romanichelle, attelée au 4×4 emprunté au mythe du Far West, se gaussant du fameux trou dans la couche d’ozone.

Concomitamment, quelques mouvements de populations échappent à la division internationale du travail et attisent la crainte des appels d’air créés par des migrations incongrues venant de pays pauvres.

Voilà que sans rien faire et par l’intermédiaire du réseau hertzien, les pauvres prennent trop de place dans les salles à manger, échappant à toute logique, et que, vérification faite, les émeutes de la faim découleraient de la flambée des prix du pétrole !

C’est à n’y rien comprendre. Dans les foyers, l’on s’émeut lors du Vingt Heures en digérant son souper léger en calories.

Comme quoi, l’imprévu se joue des beaux prévisionnels en quadrichromie sur papier A4.

Et voilà que le thon rouge s’y mettrait aussi, menacé de disparaître des tablées nipponnes et pressenti aussi rare que l’or noir ?

Ferons-nous des sushis à la méduse, puisqu’à l’inverse, le réchauffement de la planète favorisera leur surproduction ?

Face à la démoralisation des esprits, se vendent comme petits pains autant de manuels de développement personnel.

La sérénité, Môssieur, vaudra bientôt le prix de l’or !

La sérénité : bientôt plus rare que les sushis et aussi menacée que le pouvoir d’achat.

Autour de la terre, certains sont (selon l’expression usitée) plus égaux que d’autres, ce qui veut dire que les seconds en bavent à cause des premiers.

Et pourtant, du nord au sud et d’est en ouest, nous appartenons à la même espèce de mammifères prédateurs.

Pourtant, malgré nos six mille langues vivantes et connues – nous sommes de grands bavards –, le globish gagne du terrain, avec ses mille cinq cents mots pour se faire comprendre sans peine dans le monde entier. La mondialisation implique, dit-on, l’interdépendance entre les peuples.

Mais malgré ce globish (grâce auquel il eût été logique qu’un accord se fit. à force), l’incompréhension demeure entre les pôles et tout autour de l’équateur.

Il faut croire que la xénophobie, avec son nom de maladie infectieuse, nous rient au corps et qu’il nous est impossible de se rencontrer, tout simplement.

En même temps, le souci d’appartenir à une tribu nous inspire parfois des cosmologies délirantes ou abstraites : une sorte de théorie du zigzag.

Par exemple, la MacDonaldisation nutritionnelle pousse à l’obésité, tandis que la dictature de la mode affame les ados.

Par exemple, l’on commande des seins par milliers, des nez et même des visages respectant des normes en trois dimensions : la chirurgie esthétique usine par centaines de curieuses femmes clones aux pommettes saillantes et aux yeux de chat.

Comprenez-vous à quel point le monde, Môssieur, se comporte de manière surprenante ?

Depuis la première machine à vapeur jusqu’à l’intelligence artificielle, bien camouflés derrière les rouages de l’hyper-monde, de nouveaux profils d’identités mutantes et hybrides s’auto-valident sans cesse dans une cacophonie générale.

Fini les cartes perforées qui dégringolaient poétiquement en accordéon.

Entre l’ancien et le nouveau monde se situe un monde imaginaire personnel, à définir et choisir dans une liste aléatoire sur menu digital (cochez la case utile).

C’est ainsi que se forment les générations futures qui rêvent de maisons auto-productives, de domotique pointue et de simulateur de bonheur.

Et un jour, lorsque tous les critères seront réunis, lorsque…

Mais non, Môssieur, je me moque.

N’ayez crainte.

Le contrat arrivera à son terme dans quelques siècles, et il est très possible que notre bail ne soit pas renouvelé.

La crotte de nez sur laquelle nous nous agitons finira probablement dans un cendrier lorsque, lassé de nos frasques, son propriétaire la… laissera tomber.

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