It is myself I have never met, whose face is pasted on the underside of my mind.

Sarah Kane, 4.48 Psychosis

« Quel est l’endroit le plus désespéré au monde ?

— Une rue de Port-au-Prince une soirée d’orage.

— L’endroit le plus mortel ?

— Gaza. D’ennui et de désolation.

— Le plus dangereux alors ?

— Bagdad. La route de l’aéroport. Quand les snipers se font la concurrence sur le bord et prennent pour cible le véhicule qui t’emmène hors de la trappe irakienne où d’autres t’ont jeté. »

Prennent pour cible… Une révérence plus qu’une référence. Maud n’avait pas oublié mon culte à R. R pour Rimbaud. Quasi une rime. Maud, Rimbaud. Sa mère et moi, nous nous étions rencontrés dans un port d’Érythrée avant une traversée vers le Yémen. Le bout du monde. On avait voulu le refaire, le monde, en faisant une fille. Très vite. À chaud. Les vents de sable avaient effacé, pierre ponce plutôt que souffle doux, notre passion, et notre histoire s’était effilochée lentement avant de se déchirer. Restait Maud. Sur le bord de notre route. Ou au croisement de nos voies dissociées. Regardant, Maud enfant, le monde courir, rouler devant elle, incohérent et hystérique. Puis décidant, Maud adolescente puis jeune, à peine adulte, de le prendre en marche, ce monde, de le courir à son tour. Pourquoi ? Pour comprendre ce que sa mère et moi y avions trouvé, au point de l’y précipiter ? Plus sûrement, pour arrêter sa course folle. La ralentir. Faire défiler le film à l’envers jusqu’au titre initial, oublié, et aux noms jaunis de ses auteurs.

Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles… Barbares hérétiques sur les bas-côtés, pensons-nous, de nos routes utopiques. Obstinées. Sans doute désespérées. Si révérence il y avait sur les lèvres de Maud, elle était teintée, sinon davantage empreinte, d’ironie. Ses lèvres, matin du monde, qui étaient, c’était étrange, de ma propre chair. Ce sourire, déjà déchiré, mais peut-être depuis le début, par le désenchantement. Fine flèche affective et douloureuse. J’avais cessé, moi, de le courir, ce monde retiré, je le pensais, sous ma tente : les mots, le verbe, les phrases. L’écran blanc en lieu de sables brûlants et de rues gonflées des bruits d’avertisseurs stridents, éreintants comme des voix éraillées. Mes mots, mais davantage encore ceux des autres. Des routes sans cartes, entrelacées en des dessins hasardeux, des voies tordues, virages d’alcooliques ou désespérés traçant an sismographe nos errances. La vie ? Une histoire pleine de bruit et de fureur…

Le hasard d’une résidence d’écriture accordée trois ans plus tôt pendant la trêve libanaise de 2005, mais reportée à la suite de vicissitudes que j’ai cessé de vouloir maîtriser ou même comprendre, m’amenait, en ce printemps 2008, à Beyrouth. Beyrouth parce que le Liban, le Liban parce que la francophonie : si cohérence il y a dans le choix des lieux de résidence, j’ai tendance à penser qu’elle est plus d’ordre poétique que pratique…

Au moment de partir sur ce qui était censé devenir une île pour moi, je n’avais voulu prendre qu’un livre avec moi, celui qui était sous mes yeux sur une table au moment de boucler mes valises. The Sound and Fury, Le Bruit et la Fureur. Les deux William, Shakespeare et Faulkner, allaient m’accompagner dans ce pays, le Liban, sans cesse sur le point de sombrer dans ses propres fissures.

Je travaillais dans une maison patricienne à quelques rues de la place des Martyrs à la statue criblée d’impacts de balles et d’obus. Maud, qui habitait et travaillait à Jérusalem depuis près d’un an, m’avait rejoint à la fin de mon séjour, au moment où le Hezbollah s’était emparé d’une partie de la ville. Nos routes se recroisaient sur fond de nouvelles déchirures. Une histoire pleine de bruit et de fureur racontée par un idiot. Je recherchais depuis des semaines, sans doute des années, peut-être des siècles, l’ombre de cet idiot, ombre moi-même…

*

We went down the steps, where our shadows were. Nous avons descendu les marches, là où se trouvaient nos ombres.

Puis je ne l’ai plus retrouvé. Je l’entendais, il parlait. Mais je ne le voyais pas. Autour de nous, il y avait des bruits, des voix. Des pleurs. On fêtait un mariage ou un enterrement. Aux fenêtres, il y avait quelques lumières, comme des feux dans la nuit. Je marchais sur un chemin de terre ou de poussière. Lui était là, j’en suis sûr. Mais comment être une ombre et comment la retrouver dans la nuit ? Au début, les autres aussi étaient là, T.P., Dilsey, Luster, Versh, c’étaient eux les voix et les pleurs. Puis peu à peu, les bruits se sont estompés. Et la nuit noire a commencé.

*

Chaque nuit, sans que je ne puisse en rien l’empêcher, venait me visiter l’ombre de Benjy, l’idiot du Bruit et la Fureur. Ou plutôt chaque nuit, Peter Pan de malheur ou de souffrance, je m’envolais vers le monde fracturé de Renjy, à la lumière réfractée par son regard. Enveloppé au loin par les sons de la nuit beyrouthine, je partais à la rencontre de ce personnage pour lequel je nourrissais depuis longtemps une affection muette, inexprimable, elle-même idiote, de plus en plus prégnante : à chaque lecture, chaque plongeon dans le roman, Benjy s’affirmait avec plus d’évidence. Mais c’était une présence insaisissable : il était là, quelque part en face de moi, mais jamais, comme dans le plus classique des cauchemars, je ne parvenais à le joindre et à le toucher. Nous avions un dialogue, souvent incohérent, au-dessus du vide.

Et la journée, j’essayais, tant bien que mal, d’avancer dans l’écriture de mon propre récit qui me paraissait de plus en plus en décalage d’une part avec mes nuits, d’autre part avec la réalité extérieure que je découvrais en soirée, quand je sortais du lieu clos, artificiel de la résidence.

Quand elle avait décidé de parcourir le monde, Maud avait, après quelques expériences d’aide au développement économique, réussi à se faire engager par des organisations de sous-traitance de l’ONU dans le soutien aux élections, plus largement au processus démocratique des pays, généralement, du Tiers-Monde. Djakarta, Kaboul, Bagdad, Port-au-Prince, Islamabad : elle était allée au cœur des conflits du monde, peut-être pour prendre des risques, mettre sa vie en jeu, défier ce monde auquel, nous ses parents, nous l’avions confrontée. Ou pour saisir ce qui déchirait les peuples, comme les individus. Assez vite, en tout cas, elle avait compris la limite de nos efforts d’Occidentaux pour imposer notre pax, notre ordre démocratique formaté par et pour nous et difficilement transplantable. Après l’assassinat de Bénazir Bhutto, elle avait quitté précipitamment le Pakistan pour se poser, comme pour toujours, à Jérusalem, ville symbole de la paix espérée (Yerushalayim, « La paix apparaîtra »), divisée, comme Beyrouth et bien d’autres cités en est et ouest, décidée à attendre, on aurait dit, que les conflits s’éteignent. Que se rejoignent les deux faces de nous-mêmes.

*

J’ai senti ses pas en avant de moi. Les cailloux du chemin crissaient. Il me semblait que j’entendais son souffle haché, souffrant, qui jetait hors de lui le nom de Caddie, sa sœur, qui était partie et qu’il n’avait plus revue. Nous courions tous les uns après les autres. Mais cette nuit-là, nous n’étions que deux. Deux ombres. Benjy et moi.

J’ai suivi le frottement de ses pieds sur la terre. Puis le froissement des herbes. Je croyais savoir où il se rendait. Au fossé. Là où la chienne était tombée et où Roskus avait achevé la bête. Les busards étaient ensuite venus la décharner. Depuis, Benjy voyait des monceaux d’os dans le fossé. Moi aussi. L’un en face de l’autre, sans nous voir, nous regardions les os dans le fossé et les oiseaux tournoyer au-dessus, les busards, mais aussi les aigles, les vautours, d’autres oiseaux sombres au-dessus du fossé noir.

La nuit se poursuivait et je me demandais ce que je devais faire face à Benjy. Si je devais faire le tour du fossé et lui parler, moi qui pensais si bien le connaître. Lui reprendre la main et l’emmener, lui et moi, comme deux ombres d’un même être réunies. Aurait-il peur ? S’enfuirait-il à ma vue ? Et quelle légitimité avais-je pour l’emmener ? À quel titre l’attirerais-je à moi ? Ne serait-ce pas, ne devrait-ce pas être plutôt l’inverse ? C’est moi qui me donnerais à lui. Qui fusionnerais avec cette part de moi-même que je n’avais jamais intégrée, avec laquelle je n’avais jamais réussi à composer en un échange équilibré.

*

Quand j’ai été sûr de mes dates de résidence, j’ai prévenu Maud. Je ne l’avais plus revue depuis plusieurs mois. Quand elle revenait en Europe, elle se contentait d’un saut dans sa famille, qu’elle avait disjointe : les sauts se multipliaient. Pas assez pour épuiser les questions en suspens, effacer les malentendus, rompre le voile, invisible mais réel, des inconnues qui couvrait nos relations.

J’étais arrivé à Beyrouth, proche et lointain à la fois d’elle. Les passages de frontière ne se faisaient pas d’Israël au Liban. Lin mur, fantôme celui-là, nous séparait. Elle avait dû passer par Chypre et utiliser un deuxième passeport sans visa israélien pour me rejoindre à Beyrouth.

En fin d’après-midi quand j’en avais fini avec le nombre quotidien de pages que je m’étais donné pour objectif, je sortais dans les rues de la ville-est et je rejoignais Maud à son hôtel où elle m’attendait. Ensemble, nous nous promenions dans le centre, calme à ce moment, où semblait resurgir une vie tant de fois menacée. Nous dépassions la limite entre les deux parties de la cité, pour nous enfoncer dans les quartiers musulmans puis revenir ensuite dans les zones chrétiennes. Et sur cet enchevêtrement de liens aussi étroits que conflictuels, nous renouions avec notre propre histoire et tentions d’en lever les ambiguïtés. J’essayais de me justifier, devant elle qui avait pris la route comme en un relais, d’avoir abandonné l’action pour les mots, les pérégrinations pour l’immobilité intérieure de l’écriture : une retraite en moi-même, une plongée dans les mots des autres jusqu’à leur source lointaine.

*

C’est à ce moment, quand nous avions atteint comme une sérénité au milieu de cette ville fragile, que le Hezbollah se lança à l’attaque des bâtiments sunnites de l’ouest, avant d’envahir la partie est de la cité. Beyrouth instable s’effondrait soudain. Quelques jours plus tard, les forces chiites se retireraient de l’est. Mais le jour où elles attaquèrent, tous les espoirs de paix semblaient perdus.

C’était le jour même où Maud avait décidé de rentrer en Israël, à nouveau via Chypre. Je tenais à l’accompagner à l’aéroport. Dans quelques jours, ce serait mon tour. Nous avons pris un taxi au centre et avons traversé la place des Martyrs, passé la ligne de démarcation et nous nous sommes enfoncés dans les quartiers ouest. Nous avions le temps. Mais pourquoi ai-je voulu éviter les grands axes et demandé au chauffeur de sinuer dans les rues tenues, je le savais, par le Hezbollah ? Four nous rappeler nos promenades qui semblaient avoir effacé les ruptures entre nous ? Le taxi a subitement ralenti. Un groupe d’hommes en armes bloquait l’avenue. Le Hezbollah s’était emparé de l’aéroport. Plus personne ne passait.

*

« L’endroit le plus dangereux au monde ? La route de l’aéroport de Bagdad. Mais on y meurt rarement. Les véhicules sont blindés et aveugles. »

Autour de nous, une foule hurlait des slogans hostiles à l’Occident, à Israël et au parti sunnite, le Courant du futur. Et à côté du taxi, un jeune milicien glissait la pointe de son arme le long de la carrosserie et fixait la beauté agressive de Maud à travers la vitre ouverte.

Nous avons été bloqués six heures dans ce taxi. Puis emmenés à un poste du Hezbollah, quelques rues plus loin. Enfin, renvoyés d’où nous venions. De l’autre côté de la ligne de démarcation.

Nous avons fini par repartir ensemble, Maud et moi, le même jour, vers des destinations différentes. Avec la rumeur douloureuse de Beyrouth qui nous poursuivait.

*

Je me suis levé dans la nuit et j’ai longé le fossé, du côté où je pensais atteindre le plus rapidement Benjy. Il n’y avait plus d’autre bruit désormais que celui des herbes que je foulais. Combien de temps ai-je marché ? Il me semble des heures. Je me disais que je n’y arriverais jamais. Je suis quand même parvenu à l’endroit où je pensais le trouver. Mais l’aube s’est levée. L’ombre avait disparu.

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