Derrière chaque être vivant, il y a trente fantômes, car tel est le rapport des morts aux vivants. Depuis l’aube des temps, environ cent milliards d’êtres humains ont vécu sur cette planète. Et ce nombre est très intéressant car, par une curieuse coïncidence, il existe environ cent milliards d’étoiles dans notre univers local, la Voie lactée. Ainsi, pour chaque homme qui vécut jamais, une étoile brille dans l’espace
Arthur C. Clarke, Avant-propos à 2001, L’odyssée de l’espace.
C’est le premier jour et c’est aussi toujours le dernier
Un chiffre cousu au bras une étoile à la place du cœur
Tant de soleils qui brillent encore quand tous ont disparu
Ils ont pensé Ils ont aimé Ils ont souffert
Ils sont venus du néant et retournent au néant
Tant de soleils tant d’étoiles naines ou géantes
Dont la lumière nous atteint à des siècles de distance
Des lueurs trouant l’infini à la vitesse de la lumière
Quand ils ont disparu depuis une seconde ou un siècle
Entendez-vous les tambours de guerre Un éclair
Spiralé brûle sans cesse Aux quatre points cardinaux
De la genèse La lumière fut et sur les Tables aujourd’hui
Illisibles nous projetons nos dernières ratures
Un vacarme interrompu depuis la nuit des temps
Assez ! Quelle mémoire nous traverse en fulgurance
De ces abîmes quelles voix montent dans les douleurs
Et les tourments, quels soupirs d’extase et quels ruts
Quelles foules murmurent à voix blanche
Et charrient ici leurs légers ossements
Par les déserts de Ziph et de Maon, sur les fondations
Vous n’élèverez point d’idoles et ferez retentir sept fois
Le son éclatant des trompettes Plus tard dans la ville
Et les livres seront en flammes vous vous couvrirez
De cendres et prendrez mille fois le chemin de l’exil
Les pauvres et terribles magies vous réconforteront
Vous allumerez des feux d’herbes sacrées et vous enivrerez
De sacrifices offerts sur les bûchers Vous ferez pénitence
Rien jamais ne guérira la blessure et la merveille de vivre
Toujours le sang battant dans les artères dévide son dû
D’épouvante et de faiblesse autant que d’élévation
Entendez-vous marcher dans la nuit ces grandes caravanes
Sous les lunes couvertes et blasphémées de l’oubli
Un froissis dans les linges Ils vous regardent
Du fond des ossuaires Du fond des crématoires ils vous regardent
Et des Molochs flambent toujours dans cette nuit sans fond
La violence tremble avec des nerfs à vif dans cette obscurité
Du fond des chairs putréfiées ils vous regardent
Du fond des peaux scarifiées ils vous regardent
Du fond des éprouvettes et des neurones
Ils vous contemplent comme au premier jour
Ils vous observent comme au dernier
Quand s’ouvriront le terre et les cieux vomissant leurs fumées
Dans le grondement la plaie et le Jugement
Du fond des caves avec les rats ils vous regardent
Ils vous regardent avec leurs lèvres exsangues
Et des yeux vides dans leurs orbites
Ils vous regardent frères humains qui après nous viendrez[1]
Des soleils vous saisissent dans la nuit anonyme
Vous blessent comme des couteaux
Avec la main tranchée une alliance au doigt
Dans un gant d’aviateur au milieu d’une prairie en fleurs
Ils vous regardent frères humains du fond des abattoirs
Ils vous regardent avec leurs seringues leurs médicaments et leur crack
Du fond des hôtels borgnes du fond des cloaques ils vous regardent
Du fond de leurs psychoses du fond des asiles ils vous regardent
Avec des lèvres blanches et des yeux fous ils vous regardent Comme du fond d’un ciel inviolé vous trouent ces éclats Par milliards des mondes dont vous ne saurez rien Un milliard d’étoiles pour un milliard d’hommes L’univers extensible à l’infini Le vertige est sans espoir Vous peuplerez peut-être d’autres galaxies D’autres langues viendront engendrées des langues mortes Nous parlons des syntaxes binaires L’électricité irrigue nos songes Et nos mauvais rêves Vous parlerez en biochimie et en impulsions Encore incréées frères humains qui après nous viendrez Du fond des galaxies entre Vega et la constellation du Serpent Le fruit de la connaissance aura toujours pourtant Même saveur douce-amère Nous sommes au bord du gouffre Qu’il pleuve nous y tomberons Avec dans les brouillards D’acétylène et de méthyle les mêmes faces livides Et d’atroces offertoires
Puissiez-vous encore écrire des pages vierges Sur quelque lointaine nébuleuse puisque toute planète Un jour se consume quand son soleil devient nova Ce sera toujours avec la conscience crépitant Au milieu des fibres optiques et des câbles Véhiculant vos informations numériques Où vous penserez en équations en théorie Du chaos et en géométrie fractale en logique des cordes La blessure originelle qui prévaudra Pensez à nous frères humains qui après nous viendrez Vos processeurs à plasma s’affoleront de grandes nostalgies Entendrez-vous nos noires caravanes nos pitoyables carcasses Nos soleils malades et très lointains vous atteindront-ils encore Du fond des hostos du fond des ostensoirs Brillent tant et tant d’étoiles débranchées Ils ont haï Ils ont aimé Ils sont comme nous Ils sont comme vous Mère-soleil et père-lune Cendre et lumière sans rémission
Avec trente fantômes pour chacune du fond des destructions
En ce bordeau où nous tenons notre état[2]
Jusqu’au jour radioactif et radieux où l’Humanité délivrée Se guérira en supprimant l’aléatoire humain de son état.
[1] D’après François Villon, La ballade des pendus
[2] D’après François Villon, La ballade de la grosse Margot, in Le Testament