Ballade à l’humanité délivrée

Éric Brogniet,

Derrière chaque être vivant, il y a trente fantômes, car tel est le rapport des morts aux vivants. Depuis l’aube des temps, environ cent milliards d’êtres humains ont vécu sur cette planète. Et ce nombre est très intéressant car, par une curieuse coïncidence, il existe environ cent milliards d’étoiles dans notre univers local, la Voie lactée. Ainsi, pour chaque homme qui vécut jamais, une étoile brille dans l’espace

Arthur C. Clarke, Avant-propos à 2001, L’odyssée de l’espace.

 

C’est le premier jour et c’est aussi toujours le dernier

Un chiffre cousu au bras une étoile à la place du cœur

Tant de soleils qui brillent encore quand tous ont disparu

Ils ont pensé Ils ont aimé Ils ont souffert

Ils sont venus du néant et retournent au néant

Tant de soleils tant d’étoiles naines ou géantes

Dont la lumière nous atteint à des siècles de distance

Des lueurs trouant l’infini à la vitesse de la lumière

Quand ils ont disparu depuis une seconde ou un siècle

Entendez-vous les tambours de guerre Un éclair

Spiralé brûle sans cesse Aux quatre points cardinaux

De la genèse La lumière fut et sur les Tables aujourd’hui

Illisibles nous projetons nos dernières ratures

Un vacarme interrompu depuis la nuit des temps

Assez ! Quelle mémoire nous traverse en fulgurance

De ces abîmes quelles voix montent dans les douleurs

Et les tourments, quels soupirs d’extase et quels ruts

Quelles foules murmurent à voix blanche

Et charrient ici leurs légers ossements

Par les déserts de Ziph et de Maon, sur les fondations

Vous n’élèverez point d’idoles et ferez retentir sept fois

Le son éclatant des trompettes Plus tard dans la ville

Et les livres seront en flammes vous vous couvrirez

De cendres et prendrez mille fois le chemin de l’exil

Les pauvres et terribles magies vous réconforteront

Vous allumerez des feux d’herbes sacrées et vous enivrerez

De sacrifices offerts sur les bûchers Vous ferez pénitence

Rien jamais ne guérira la blessure et la merveille de vivre

Toujours le sang battant dans les artères dévide son dû

D’épouvante et de faiblesse autant que d’élévation

Entendez-vous marcher dans la nuit ces grandes caravanes

Sous les lunes couvertes et blasphémées de l’oubli

Un froissis dans les linges Ils vous regardent

Du fond des ossuaires Du fond des crématoires ils vous regardent

Et des Molochs flambent toujours dans cette nuit sans fond

La violence tremble avec des nerfs à vif dans cette obscurité

Du fond des chairs putréfiées ils vous regardent

Du fond des peaux scarifiées ils vous regardent

Du fond des éprouvettes et des neurones

Ils vous contemplent comme au premier jour

Ils vous observent comme au dernier

Quand s’ouvriront le terre et les cieux vomissant leurs fumées

Dans le grondement la plaie et le Jugement

Du fond des caves avec les rats ils vous regardent

Ils vous regardent avec leurs lèvres exsangues

Et des yeux vides dans leurs orbites

Ils vous regardent frères humains qui après nous viendrez[1]

Des soleils vous saisissent dans la nuit anonyme

Vous blessent comme des couteaux

Avec la main tranchée une alliance au doigt

Dans un gant d’aviateur au milieu d’une prairie en fleurs

Ils vous regardent frères humains du fond des abattoirs

Ils vous regardent avec leurs seringues leurs médicaments et leur crack

Du fond des hôtels borgnes du fond des cloaques ils vous regardent

Du fond de leurs psychoses du fond des asiles ils vous regardent

Avec des lèvres blanches et des yeux fous ils vous regardent Comme du fond d’un ciel inviolé vous trouent ces éclats Par milliards des mondes dont vous ne saurez rien Un milliard d’étoiles pour un milliard d’hommes L’univers extensible à l’infini Le vertige est sans espoir Vous peuplerez peut-être d’autres galaxies D’autres langues viendront engendrées des langues mortes Nous parlons des syntaxes binaires L’électricité irrigue nos songes Et nos mauvais rêves Vous parlerez en biochimie et en impulsions Encore incréées frères humains qui après nous viendrez Du fond des galaxies entre Vega et la constellation du Serpent Le fruit de la connaissance aura toujours pourtant Même saveur douce-amère Nous sommes au bord du gouffre Qu’il pleuve nous y tomberons Avec dans les brouillards D’acétylène et de méthyle les mêmes faces livides Et d’atroces offertoires

Puissiez-vous encore écrire des pages vierges Sur quelque lointaine nébuleuse puisque toute planète Un jour se consume quand son soleil devient nova Ce sera toujours avec la conscience crépitant Au milieu des fibres optiques et des câbles Véhiculant vos informations numériques Où vous penserez en équations en théorie Du chaos et en géométrie fractale en logique des cordes La blessure originelle qui prévaudra Pensez à nous frères humains qui après nous viendrez Vos processeurs à plasma s’affoleront de grandes nostalgies Entendrez-vous nos noires caravanes nos pitoyables carcasses Nos soleils malades et très lointains vous atteindront-ils encore Du fond des hostos du fond des ostensoirs Brillent tant et tant d’étoiles débranchées Ils ont haï Ils ont aimé Ils sont comme nous Ils sont comme vous Mère-soleil et père-lune Cendre et lumière sans rémission

Avec trente fantômes pour chacune du fond des destructions

En ce bordeau où nous tenons notre état[2]

Jusqu’au jour radioactif et radieux où l’Humanité délivrée Se guérira en supprimant l’aléatoire humain de son état.

[1] D’après François Villon, La ballade des pendus

[2] D’après François Villon, La ballade de la grosse Margot, in Le Testament

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