Mireille, Neuvième séance

Mesdames, je vais demander à Sophie de lire la seconde lettre que nous a envoyée Mireille, de Patmos.

« J’ai osé interpeller cet homme étrange dont je vous avais parlé dans ma dernière lettre. Il s’essuyait les mains et s’apprêtait à regagner sa tanière, quand je lui ai lancé : « Je voudrais vous parler ».

— Mais de quoi peuvent se causer deux êtres en ce monde, si ce n’est de frivolités ?

— Eh bien, passons aux frivolités… Même si je cherche sur cette île quelque chose d’essentiel…

— L’essentiel, c’est ma branche.

Grand, mince, légèrement voûté, les joues grignotées par une barbe de plusieurs semaines, il me montra le grand rocher.

— C’est là que je crèche…

— Je sais, on me l’a dit.

— Si ça vous chante…

Arrivé dans sa grotte, il prit une lame BIC et entreprit de se raser à la lumière de quelques chandelles. Je me serais crue dans la caverne de Platon.

Pendant qu’il s’éraflait le visage, je lui racontai des bouts de ma vie, Émilie surtout et ma recherche de Dieu, et mes vertiges…

Je parlais à son dos et des ombres grimaçaient sur le mur de sa caverne.

Il se retourna, le visage savonné par la lune.

— Votre histoire est banale. Émilie était une grande artiste, trop sensible, qui s’est éveillée avant les autres. Elle fut l’arbitre de ses adieux, Émilie fut exceptionnelle, vous pouvez en être fier !

Il parlait d’une voix douce.

Une brebis s’endormit à ses pieds.

C’est Blanchette, dit-il en m’offrant de son lait âcre dans un gobelet. Il me tendit un paquet de cacahuètes qu’il avait chipé dans une boutique.

Je lui parlai encore d’Émilie. De moi aussi, par bribes.

Il m’écoutait comme jamais personne – même pas vous, mes sœurs – ne m’avait écouté. Avec une ferveur gratuite.

Je me sentais en face d’un génie ou d’un gâteux.

Un homme profond, d’une autre dimension.

– Moi, je vais me suicider demain, au coucher du soleil, lâcha-t-il à pic.

Il souriait comme s’il avait lancé un lieu commun.

Au fond de la grotte, s’entassaient des piles de feuilles. « Des gribouillages », selon lui, écrits au cours de sa vie et qu’il brûlerait le moment venu.

Je m’entendis lui dire que je voulais les garder, ces textes, et les déclamer dans les villages et dans les villes, que son message ne serait pas vain.

Il accepta difficilement que je choisisse quelques pages au hasard.

C’était décidé : je serais guignol dans le monde, mettrais mon prétendu talent de comédienne ratée au service du destin, crierais des bribes d’un texte d’un inconnu et les ferais miennes… secouer les individus, leur infuser un peu de peste (le Artaud de mes études me revint subitement à l’esprit) pour que quelque chose peut-être se passe…

N’être plus moi, mais en devenir d’un improbable…

Je lui pris les mains et lui dis merci.

— Vous n’avez pas peur de mourir ?

— J’ai peur de continuer à vivre dans ce cirque creux et cruel qui n’est pas fait pour moi. Je me suis trompé de monde. Ou l’on s’est trompé pour moi.

Je sentis sa main me caresser les seins, c’était doux et chaud.

— J’ai envie de vous, Mireille, dit-il, ça fait longtemps que je n’ai pas touché une femme, et je bande ferme…

— Je n’ai jamais eu d’amant, mais…

— rassurez-vous, vos seins suffisent à mon agrément…

— Si vous insistez, je dirai oui avec plaisir.

— Je n’insisterai pas. Ce tremblement de chair me serait obscène. Et puis, imaginez que je vous engrosse, du sperme pré-mortem !

Cette image déclencha un fou rire, puis ce fut le silence.

Nos mains jointes, un silence épais.

Moment indéfinissable

Indicible.

Noces de lune.

Union de traînées de lumières.

Ce que j’étais venue chercher ?

J’étais baignée d’Émilie. Cet homme allait mourir volontairement et je n’étais pas triste.

Étais-je devenu fou ?

Amoureuse d’un penseur au cerveau brûlé ?

Empoisonnée par cette pleine lune au fond de cette grotte ?

Le soleil se levait de la mer.

Je me levai et lui caressai le visage.

— Je vous aime et ça ne rime à rien, lui dis-je.

— Merci pour votre visite, me répondit-il, et venez voir Blanchette de temps en temps…

Je dis oui de la tête : « Adieu et bon voyage. »

— Adieu et bonne route.

Je ne me suis pas retournée, je ne voulais pas qu’il voie les larmes qui ruisselaient sur mon visage, je dévalai du Rocher, puis je gagnai ma chambre sur la petite colline d’en face.

Et je m’endormis jusqu’au lendemain, bien après que le soleil eut disparu dans la mer. »

 

Jean, Interjection 10

Si je tente un bilan, je n’ai supporté que l’irruption et l’effondrement des choses, le déroulement du monde m’a torturé.

La fin de ce monde misérable et de cette espèce est trop visible : plus que des marchandises…

Pourquoi ai-je accepté de souffrir aussi longtemps ?

De demeurer en vie avec cette abomination au fond du corps ? Il n’est plus temps de répondre, ni de me poser d’autres questions.

Routinier refoulé du quotidien, je suis désormais un cadavre qui accepte : j’ai retiré le bandeau de mes yeux.

Initiation au vide… Absolu !

J’ai hésité : corde ou poison ou fusil ? Fusil, trop cher et pas bandant dans le vide, non, merci ! Poison trop socratique… Je ne veux être un poids pour personne, je ne veux pas obliger qui que ce soit à s’occuper de mon cadavre. Le soulever. Le dessuinter. Le placer dans une boîte. Ce serait déplacé de ma part et indigne.

Se dissiper poliment et proprement.

Le dernier être vivant que je toucherai sera Blanchette.

Déjà midi.

Très chaud aujourd’hui.

Les enfants font leur « générale », collants blancs qui glissent sur cette terre en feu… La chorégraphe doit être sadique ! La petite étoile recevra mes fleurs après son spectacle.

Je brûle mes pages sans remords. Fumée, tout part en fumée et le comble, j’ai découvert que Mireille avait pris des pages sans intérêt philosophique, mon message au monde qu’elle disait ! des trucs du cul que j’avais écrits pour une revue Censures et qui ont été censurés ! Au monde des marchandises, faire taire corps, désirs gratuits.

Comble de la dérision ! Un postérieur pour ma postérité !

Je l’imagine, cette brave Mireille, proférant mes « obscénarios » devant la populace rassemblée près de l’Église du village… Avec le curé, le maire, le notaire, le mafieux, le poète officiel… Inopportun post-mortem, avec du sexe, cette peur noire de l’homme ! Larmes de rire… Je n’ai jamais tant ri que ces jours-ci !

Je range ma cavité. Ce sera en ordre pour le suivant.

Papiers qui se consument… Ah si on brûlait toutes les bibliothèques, l’homme en serait peut-être libéré… Quelle joie, ce tabula rasa, ce poids d’inepties qui s’évanouit.

J’aimerais penser à quelque chose de grave, de capital, mais je n’y parviens pas ; songer à cet enfant que j’ai sorti du néant par un mécanique éjaculat… Un mot pour Jeanne, lui dire que c’est fini et lui redire encore merci. Si je veux être sincère, je pense aux seins de Mireille, je regrette de ne pas les avoir effleurés, ou sucés. Ultima erotica gesta !

Sucer la Mère avant de rejoindre la Mer !

Effet de paronomase. Dernier divertissement.

Quatre heures. Il est temps que je m’en aille.

J’ai tout prévu. Résidu d’esthétisme ?

Je vais gravir le mont derrière la vallée, prendre à gauche devant la carrière.

Il sera huit heures lorsque j’atteindrai un plateau désertique qui tombe à pic sur la mer.

Là (j’ai fait un repérage), il y a plein de grosses pierres mal taillées. Je vais les attacher à ma ceinture et à mes pieds (on n’est jamais trop imprudent!).

Puis, j’attendrai que le soleil décline.

Je jouirai pleinement de la caresse du meltémi, des couleurs vives et moribondes, je me réciterai quelques pensées de sages épicuriens, une prière peut-être adressée au néant, signes que j’inventerai dans une langue de pré-cadavre…

Puis au moment où le soleil dégringolera dans la mer, je me projetterai dans le vide, quinze secondes, et l’eau me prendra tout au fond de sa nuit de pleine lune.

Expulsé du liquide amniotique, re-pulsé dans le Grand Liquide.

Je mourrai très vite, et le courant m’emportera loin d’ici, je m’offrirai comme festin aux poissons qui voudront bien de moi.

Je me suis réjoui d’écrire ma fin.

C’est le seul acte de ma vie que j’aurai décidé librement et avec jubilation ! D’autres suivront-ils, avant la fin de l’espèce ou de cette société ?

J’enfile mes habits de future dépouille, de la toile blanche, très dépouillé…

Une tasse de lait.

J’ai caressé Blanchette.

Un Havane pour la route.

Il est temps.

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