Bethléem-sur-télé

Claude Javeau,

Jésus, dit « le Christ », ne fait pas partie de mon Panthéon. Quand on me frappe sur une joue, j’ai tendance à mordre la main qui m’a frappé. Et je ne rends à César que quand je trouve que César le mérite. Quant à Dieu, mes rapports avec lui ne sont vraiment pas bons, et ne sont pas en passe de s’améliorer. Quand on me découvrira un cancer en mauvaise voie, je reverrai peut-être ma position.

Que Jésus soit né à Bethléem plutôt qu’à Céroux-Mousty me laisse assez indifférent. De nos jours, Bethléem est peuplé en majorité de gens qu’on appelle des Palestiniens. Jésus était aussi un Palestinien, c’est-à-dire un Bédouin. Il devait ressembler à ceux qu’on voit maintenant, qui ont une espèce d’essuie-mains sur la tête. Pas du tout au baba cool blond qu’a popularisé l’iconographie sulpicienne et qui nous viendrait des Byzantins. Tout cela, au fond, a peu d’importance. Je ne crois pas du tout qu’il existe de terres « saintes ». Il y a des endroits où vivent des hommes et des femmes. Dans certains de ces endroits la vie est difficile, et parfois dangereuse. C’est le cas de Bethléem, ces jours-ci. Cela seul m’intéresse, et tout le bla-bla gnangnan sur les lieux Saints m’indiffère, quand à y insister on ne me met pas en boule.

Il en va de même de la revendication de la « Terre de nos ancêtres » par des colons juifs que je ne peux appeler qu’intégristes. Si je me fie au nom que je porte et qui me vient de mon père, c’était comme ça de mon temps, la « terre de mes ancêtres » se situe quelque part en Picardie. Suis-je autorisé à bouter dehors les habitants de quelque patelin entre Moreuil et Montdidier, sous prétexte que de lointains miens aïeux y élevèrent jadis des moutons ? Mais, me rétorquera-t-on, les Picards n’étaient pas un peuple élu et la Picardie, morne plaine, n’était pas déclarée Terre Sainte. Certes, et j’en suis plutôt satisfait. Je suis de ceux qui estiment que c’est au peuple d’élire et non d’être élu par quelque vieillard mâle barbu presque toujours mal embouché. Mais les Picards, ajoutera-t-on peut-être, n’ont pas fait l’objet d’une entreprise d’extermination. Certes, encore. Mais ceux qu’on a chassés de leurs terres en Palestine n’avaient pas collaboré à cette entreprise. Arrête, Javeau, tu deviens politiquement incorrect, un mot de plus et tu vas figurer sur la liste des antisémites dûment estampillés par la bien-pensance officielle.

Revenons sur terre, ni sainte ni des ancêtres. Ce que je m’obstine à ne pas accepter, c’est que l’ordre du politique, celui des choses de la polis, de la Cité, soit régi par des mythes et des croyances dont la seule légitimité est leur ancienneté dans l’histoire. Sur la terre de Palestine, deux peuples s’étripent parce qu’en dernière analyse leurs dieux respectifs seraient incompatibles (on me dit pourtant qu’ils ne font qu’un, ne différant l’un de l’autre que par leur couvre-chef, l’un portant une kippa et l’autre un kejfteh). Ce n’est pas qu’on n’a pas essayé d’y introduire quelque rationalité. Mais toujours les vieux dieux, je veux dire les vieux démons, ont fini par reprendre le dessus. Et voilà pourquoi à Tel-Aviv on hésite à prendre le bus et à Bethléem des pauvres grands-mères cousent le linceul d’enfants de sept ans. Le malheur est que la Raison ne peut être convoquée par la prière. La télé, qui nous montre tous les soirs, entre une pub pour la nouvelle Citroën et des nouvelles de Loft Story 2, des images de désolation et de ruines (à moins que ce ne soit celles, mystérieusement emblématiques, de Sharon marchant d’un pas rapide tout en reboutonnant son veston : c’est fou ce que cet homme s’obstine à reboutonner son veston), en remet sur l’irrationalité des événements. Y a-t-il des bons et des méchants ? On se garde de répondre à la question de peur de sombrer dans l’une ou l’autre hystérie incantatoire. Il reste alors à se dire que tout cela est bien déraisonnable, en attendant que les choses se décident à s’arranger car il faudra bien qu’elles s’arrangent un jour, après quelques centaines de cadavres et quelques centaines d’hectolitres d’hémoglobine en plus.

Irrationnelle, évidemment, la vague d’attentats suicidaires, à laquelle à présent collaborent même des jeunes femmes. Time du 15 avril présente sur sa couverture la photo de Wafa Idris, en costume d’étudiante nouvellement diplômée, toge bordée de rouge et bonnet carré à l’américaine. À vingt-huit ans, elle fut la première Palestinienne à se faire sauter, le 27 janvier dernier, sur un vieillard juif de quatre-vingt-un ans à Jérusalem. Quelle récompense lui avait-on promise dans un paradis dont on me dit qu’il est plutôt phallocratique ? Dans le même numéro du magazine, qui ne peut être suspecté de sentiments pro-palestiniens, une autre photo étalée sur deux pages montre des soldats et des policiers israéliens faisant barrage à des civils venant apporter des médicaments à la population de Ramallah (avant de les repousser avec des grenades lacrymogènes). Une irrationalité contre une autre. Nous n’avons que les images pour nous faire une opinion. Nous savons depuis Timisoara et la Guerre du Golfe que les images sont mensongères. Et les témoins oculaires qui reviennent de ces lieux ne sont souvent que des Fabrice embobinés par l’une ou l’autre propagande.

Martyrs d’un côté, soldats fatigués de l’autre, et face à eux, nous autres téléspectateurs, écrasés d’images sanglantes, contraints d’ingurgiter nos rations quotidiennes de bruit et de fureur. Heureusement qu’il y a les Guignols de l’Info pour nous faire rire et Le Pen, guignol vivant, pour nous faire revivre en imagination les grandes heures où crier « No pasarán » avait encore un sens !

Il faudrait — mais comment ? — désenclaver le conflit et la confrontation politique qui va avec de toute l’irrationalité qui leur donne leur sanguinaire vigueur. Mais on nous dit aussi que derrière cette irrationalité des petites gens, il y a l’inoxydable (fausse) rationalité des Grands à l’odeur de pétrole, ce qui expliquerait l’attentisme des pays arabes, dont le soutien aux Palestiniens reste purement verbal.

Sur l’étrange lucarne, je vois la vieille dame arabe les bras au ciel, hurlant de sa bouche édentée toute sa douleur face au corps de son vieux mari tué par des balles sans doute israéliennes (mais ce n’est pas sûr), toute la douleur du monde. On suppose qu’elle appelle toute la colère divine sur les assassins. Puis vient une autre image, celle d’une bourgeoise de Tel-Aviv, bon chic bon genre, sortant de chez le bon coiffeur, dont on peut supposer que pour elle, la religion se résume à quelques bribes de mémoire, expliquer en un français parfait que dans sa ville on n’ose plus sortir dans la rue, que la peur fait désormais partie de ses sentiments permanents. Qui choisir ? Doit-on choisir ? Faut-il les renvoyer dos à dos ? Faut-il essayer de les faire se rencontrer ? Je m’interroge. Heureusement la séquence ne dure que ce qu’elle doit durer. Il ne faut pas contrarier les digestions des Occidentaux bien repus, dont le premier de leurs Grands Timoniers a proclamé qu’ils faisaient partie du camp du Bien. Arrivent vite les pseudo-nouvelles sportives, les acéphales de service nous assurant que s’ils auraient eu plus de chance ils auraient gagné. Et puis viendra la pub, les sourates obsédantes de notre religion de la vacuité infantilisante et de l’allégresse obligatoire. On est débarrassé des deux dames, ou de ceux de leurs entourages, jusqu’au lendemain. On finit par s’habituer à l’attente, au(x) malheur(s) qui n’en finissent pas, des assassinats en Colombie aux inondations du Bangladesh, des exécutions capitales en série de la Chine néocapitaliste aux famines de l’Éthiopie dont se préoccupe si humainement l’humanitaire, des sidéens de l’Ouganda aux trucidés de la Tchétchénie, et ainsi de suite. La télévision est une redoutable machine à émousser les émotions par excès de sentimentalité, à écarter l’explication au profit de la perception, à noyer le poisson quand il faudrait ouvrir la cage aux oiseaux. Restent les gazettes, qui ne sont souvent que de la télé écrite, et les bouquins écrits par des journalistes qui confondent caméra ou micro et clavier ou stylo.

Débrouillons-nous avec notre pauvre voix qui clame les vertus de la Raison dans le désert. Et reprenons notre bâton de pèlerin par les sentiers ardus de la réconciliation des hommes et femmes qui souffrent et meurent, loin des dieux, des mythes et des légendes. Autant dire se résigner à la désespérance, en attendant l’improbable résurrection.

Partager