L’hypocrisie de Caïn

Otto Ganz,

Pour Evrahim Baran Édith Soonckindt Anne Guilbault Égée

(Notes prises au piège)

Après coup, ma conception de ton judaïsme s’est trouvée confirmée dans une certaine mesure par ton comportement au cours de ces dernières années.

Franz Kafka, Lettre au Père

Extrait du livre des Apophèties, chapitre XXXI, verset 9 à 65

Un jour II viendra et le peuple le portera aux urnes. Il donnera la puissance, et avec ce don, l’innommable normalité des vivants sur les morts.

Il dira à ses disciples : « Aux pierres, répondez par le feu. Si l’enfant se plaint, tuez ses parents ; si le pays vous repousse, ou bien la femme, labourez leurs entrailles. Cela est le seul message qu’il faille retenir de la paix des hommes. Agissez conformément à ce que votre parole ne dit pas. L’hypocrisie est un art, assurez-vous d’y exceller. En aucun cas vous ne saurez être de mauvaise foi : votre vérité est celle du vivant. Abel eut tort de n’être pas sur ses gardes, comme toutes les victimes. »

Et ce disant, Il changera l’identité de son peuple d’élection : celui-ci n’aura plus le droit de se revendiquer victime… il en acquerra d’autres. Les victimes ne seront plus, et tout qui sera tenté de se déclarer tel à son tour sera déconsidéré.

Alors le ciel sera plus rouge et les arbres plus sombres, alors, des nuées, s’ouvriront de nouvelles étoiles, de nouvelles lunes, de nouveaux astres qui n’auront que faire des hommes et la mort, parce qu’elle est ingrate pour ceux qui l’ont propagée, désignera ce peuple du doigt.

*

Le temps est à la chute, aux courses, aux incessantes et illusoires croyances, aux sectes et aux démons, le temps est aux éclats qui couvrent si bien la lumière, aux secousses qui annulent le mouvement, aux séismes qui ne rendent pas invisibles les débordements des marées. Le temps prend la tournure de mal passer en son travers. L’homme n’a plus de place dans les symboles par lesquels il a, depuis qu’il geint en tribu, fait parler les parts insurmontées de l’invisible. Ceux-ci, s’affrontant et se jetant bas, ont amené les hommes à hurler la bouche dirigée vers le sol… démesure inutile d’un cri que personne ne porte ou n’écoute, d’un cri qui se hurle pour n’être pas entendu.

J’ai porté le regard sur les symboles qui, s’écroulant, soulevaient un nuage de poussière immense, emportant dans leur lente mais inexorable perte de stabilité celle des sociétés qui les avaient bâtis. J’ai regardé avec quel effroi le genre bipède dont je suis, avait vu qu’à l’impossible, rien ne tient, rien ne s’accroche, rien ne survit. Au travers de l’air opaque comme un caillé verre de lait, l’on devinait les branches de fer tordues dans les éclats de verre. Les cadavres, se dit-on, n’auront souffert que de la peur et de l’incompressible surprise des chocs. J’ai ressenti de l’horreur nauséeuse : avec les symboles du monde hurlaient les insectes qui les peuplaient. Leurs cris tordus dans les éclats de verre étaient couverts par l’hypocrisie des vivants.

À aucun moment, je n’ai ressenti de compassion, je n’ai pas souffert avec les insectes, peut-être parce qu’on aurait voulu m’obliger, consensuellement, à le faire. L’horreur qui me touchait et me touche encore n’est pas de celles qui poussent au train les représailles. Le temps est à la chute des feuilles, me suis-je dit, le temps est aux vengeances boiteuses, aux règlements et dérèglements de comptes imbéciles, à la stérilisation et à la publicité. En échange d’un baril de lucidité, par ces temps de disette, combien obtiendrais-je de quintaux de plombs au travers des boyaux ?

Je n’ai pas participé à l’ineffable compassion qui s’est déversée sur une partie du monde. Je n’ai pas plus pris part aux manifestations de joie qui ont éclaté partout où ne se portaient pas les regards vitreux des télévisions. J’ai entendu la poussière recouvrir durement les membres d’équipage qui s’étaient réfugiés dans les cales fraîches de leurs navires immobiles, alors que les bulldozers en chaviraient les murs. Dans les volutes de poussière et de gravats, le bruit des trains… ils se mettent en marche. Sous la poussée des turbines, des roues d’acier patinent sur les rails. Devant moi une jeune fille que je déshabillais du regard a fait exploser la ceinture piégée qu’elle portait à la taille. On a retrouvé des fragments de son corps dans un rayon de trente mètres… l’énergie du désespoir ? Peut-être y croirai-je vraiment lorsque les odeurs de viande à moitié cuites ne seront plus récupérées par l’une ou l’autre religion…

Une vieille tante m’a écrit ce matin, ça m’a étonné, je la croyais morte depuis des années. Elle commençait sa lettre par ces mots : « Mon Petit, le cours du monde nous apprend que la fin n’est pas un aboutissement, mais bien l’absolue impossibilité qu’il y en ait jamais un ». La lettre avait été écrite il y a quatre mois. « Elle a fait vite », ai-je pensé, sans ironie aucune. « L’armée est arrivée plus tard, écrivait-elle, on l’attendait, mais nous n’avions rien pour nous défendre. Nous y étions préparés. Ton demi-frère est mort ce matin, on l’a retrouvé roué de coups au milieu de la rue… tu sais comment ça va : ils l’ont balancé d’une voiture, en trombe. Ses mains étaient liées dans le dos avec des colliers crantés en plastique. Il lui manquait un rein… au marché noir, c’est une denrée qui vaut cher ».

J’essaye d’imaginer quelle vision du monde donne un grillage de textile sur le visage et je n’y arrive pas. J’essaye d’imaginer ce que sont les nuits des grands ogres de notre temps… et je n’y arrive pas. J’essaye d’imaginer ce que pleurent les larmes pleines de texte d’un homme avec un chapeau noir face au mur des Lamentations et c’est toujours sans succès.

J’en viens à douter avec malaise que ces larmes-là, devant cet aveugle mur-là, témoin d’un vieux principe d’occupation des sols et de déplacement des peuples, soit une monnaie d’échange équitable contre les larmes d’une femme qui se couvre la tête de poussière en découvrant la jambe de son fils dépasser de sous les décombres de sa maison… Cette femme aurait-elle crié de façon si stridente si le jeune homme s’était fait exploser au milieu d’un marché ou devant un bus d’écolier hués par une foule de manifestants ? Les symboles ont pris le pas sur le temps. Le deuil est devenu une stridulation.

Le temps est à la réclusion… le temps est à l’inexpressive pression des symboles. J’ai revu par hasard l’homme carbonisé de Bergen-Belsen que j’avais aperçu il y a longtemps dans des livres sur l’histoire des peuples opprimés. Il était assis sur un pneu déjanté, au détour d’une ruelle écrasée de soleil… il faisait la manche. Le cramé bonhomme m’a chargé de remettre ses amitiés à son cousin caucasien qui pratique la même activité, été comme hiver, au carrefour de la Gare du Midi, torse nu… bossu et craqué comme s’il avait tenté de copuler avec une moissonneuse-batteuse. Nous nous sommes serré la main lorsqu’il s’est relevé… repartant entre les voitures éventrées ou écrasées par les chars… il traînait la patte, et je me rappelle m’être dit que là où il voulait aller, une de ses jambes refusait de l’accompagner. Peut-être rechignait-elle à le suivre encore là où naissent les flammes ?

J’ai rangé ses doigts noircis dans ma poche droite… par les temps qui courent et passent si mal l’arme à gauche, on ne dédaigne pas une si belle monnaie d’échange. Mon sang n’intéresserait personne : distillé, un pourcentage inégal bouillonne dans mes veines. Un curieux mélange d’humeurs espagnoles et d’hémoglobines allemandes. Ce n’est pas un secret, tant qu’on ne l’épanche pas inutilement. J’ai également du sang juif. C’est le moins que l’on puisse dire. Longtemps, je me suis étonné de ce curieux cocktail : deux peuples historiquement tortionnaires du troisième, que faisait donc cette parcelle de sang dans mes veines ? Résultat d’un diverticule ancestral, d’un petit « oubli », d’une « erreur de jeunesse » ainsi qu’on aimait à appeler ce genre de situation ? Je l’ignore toujours. Mais l’ironie de cette réunion génétique m’étonnait. Ce n’est plus le cas désormais.

Sans doute ne garde-t-on les mains propres qu’apatride : la revendication du sol, la chose est prouvée, stimule le goût du sang. J’ai désormais du sang sur les mains et aussitôt que je les rince, aussitôt… les taches réapparaissent. Un graffiti traverse le mur d’une station de métro dans laquelle je n’aurai pas à me réfugier : « Fier de n’avoir jamais servi sous un drapeau dont les étoiles tournent définitivement en rond ».

À Jenine, l’odeur des fosses de Dachau et de Treblinka se laissait deviner, même à ceux qui n’y avaient jamais mis les pieds. Les images puaient. On ne rehausse pas le sol d’un demi-mètre sans cacher quelque chose grouillant dessous. Et dire que dans un autre pays de guignols, défenseur de la culture et de la morale, à la suite de non-événements politiques, de l’animale stupidité des hommes et de cette propension à voir dans le bien-être un haineux moteur, on s’apprête à ouvrir de nouveaux cimetières…

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