Un rayon de lune éclaire les petites fesses rondes de son mari endormi. Elles lui rappellent cette pomme qu’elle croqua jadis avec appétit. Hélas, cette nuit comme toutes les autres, le Prince Charmant ronflote. Elle reste sur sa faim.

Il grognonne, la bouche grande ouverte et son haleine fleure bon les fromages du terroir dont il s’est empiffré la veille.

Blanche-Neige le contemple rêveusement. Elle fait des efforts.

Mais l’insomnie qui la tient éveillée génère peu à peu quelques idées aussi sombres que ses cheveux couleur d’ébène.

Sept ans ! Sept années qu’il lui grimpe dessus maladroitement, trop rapidement et le plus souvent possible dès que leur « planning » n’est pas trop « overbooké ».

Pas de répit. Le Prince a préféré la quantité à la qualité depuis le mariage qui fut un évènement pour le Royaume et qui mit fin à cette fâcheuse et malveillante rumeur accusant l’héritier du trône de rester insensible aux femmes.

Son père l’avait envoyé voir le monde, histoire de calmer l’opinion publique, en espérant que loin de la Cour et des boîtes de nuit où il se contentait de boire jusqu’aux petites heures en citant Cioran, il finisse par s’amouracher d’une jeune noblaillonne campagnarde joyeuse et en bonne santé qui lui fasse oublier sa contemporanéité désenchantée. Le genre de fille vigoureuse qui vous redonne du poil de la bête, vous fouette le sang, le corps et l’esprit, et vous pond rapidement la belle douzaine d’enfants réglementaires.

Le Prince traînant sa langueur, sa conscience de la vanité de toute chose et qui était aussi d’une maladresse consternante, embourba son cheval dans les chemins creux, se perdit dans les bocages et fuit systématiquement les paillardes effrontées que la vie au grand air avait rendues trop spontanément inflammables. Il finit par découvrir avec soulagement cette princesse blanche comme la neige, précieusement mise en boîte dans un cercueil de verre et presque semblable à un cadavre que son goût décadent pour le morbide rendit étonnamment attirante. Dans l’état où elle gisait, il ne risquait pas grand-chose. Ce grand lâche osa lui donner le chaste baiser dont l’Histoire a retenu l’effet.

Dans un premier temps, la conséquence parut assez agréable pour l’ingénue arrachée au sommeil. À peine consciente, Blanche-Neige s’entendit proposer château, gloire, croisières, voitures de sport, palaces, rivières de diamants et contrat de mariage. Les noces furent fastueuses, engloutirent la majeure partie des budgets destinés à la culture et la danse qu’effectua l’abominable marâtre dans ses souliers de fer rougis par le feu, sorte de performance très tendance qui mit en évidence la violence exercée sur le corps dans notre culture judéo-chrétienne, apporta la touche d’audacieuse originalité que ne manquèrent pas de souligner tous les journalistes de la presse « people » dès le lendemain. Ah ! Ce fut une belle fête qui fut suivie par sept semaines tourbillonnantes où elle voyagea dans le monde entier, rencontra des personnalités sportives, des chanteurs à succès, des philosophes en chemise blanche, quelques actrices vieillissantes, les journalistes qui font l’opinion et les financiers dont ils dépendent. Charmé par sa jolie voix qu’elle n’hésitait pas à dévoiler vers les sept heures du matin après une nuit blanche et quand elle avait sniffé sa poudre homonymique, un producteur américain lui proposa d’enregistrer en une journée son célèbre tube : Un jour, mon prince viendra, qui connut le succès que l’on sait.

Puis il fallut revenir à la Cour et au temps présent.

Leurs journées sont rythmées par les obligations du protocole : participation obligatoire aux réceptions officielles, discours soporifiques, commémorations funèbres, inaugurations de monuments, distributions de médailles, bonnes œuvres diverses et visites aux victimes de toutes les catastrophes que les ingénieux sujets du Royaume ont l’art de ramasser sur la tronche. La présence du charmant couple des futurs héritiers de la Couronne étant un baume à la misère du monde, ils rejoignent sans pouvoir y échapper, les lieux de tremblements de terre, de sécheresse, d’inondation, de catastrophes industrielles, d’attentats terroristes, de crimes en série ou de maladies contagieuses, y compris celles qui déciment les gallinacées. La tête penchée, l’œil humide, la main tendue mais néanmoins gantée pour éviter souillures et maladies, le couple princier console la veuve, l’orphelin et l’éleveur de poulets. Et Blanche-Neige s’emmerde copieusement.

D’autant plus qu’à la première occasion, entre deux portes et deux rendez-vous, le Prince a l’obsession de la copulation expéditive. C’est qu’il aime son boulot désormais. Et qu’il est bien décidé à assurer la continuité de sa lignée, satisfaisant ainsi papa.

Résultat : sept enfants en sept ans. Et Blanche-Neige n’a rien senti passer. Pour ainsi dire.

Elle soupire et se redresse précautionneusement en évitant de faire craquer le lit à baldaquin, profond comme un caveau de famille. Elle installe plus confortablement l’oreiller derrière son dos. Assise, elle contemple de ses beaux grands yeux écarquillés bordés des cils de biche qui ont séduit jusqu’au dernier cul-terreux des États-Unis d’Amérique, les zones obscures de la chambre ainsi que celles de son âme. Et comme elle laisse glisser nonchalamment sa belle main blanche aux doigts délicats sur le rebondi de son ventre puis sur la lisière de son mignon bosquet d’amour d’un noir profond comme l’ébène sous lequel frémissent déjà les lèvres vermeilles, elle songe avec un peu d’aigreur que si les assauts du Prince sont fréquents, ils la laissent toujours sur un goût de trop peu. Elle qui connut dans sa jeunesse quelques vigoureux gaillards qui lui firent découvrir l’exquise ivresse de la jouissance ressent soudain la plus intense nostalgie.

Ils étaient plutôt du genre chasse, pêche et tradition. C’étaient des rustres. Le verbe bref, la pensée linéaire et obtuse mais le cœur sur la main. Elle n’avait que sept ans quand ils la recueillirent sans barguigner. Trop heureuse de trouver un refuge et d’avoir échappé au dépeceur chargé de livrer sa tripaille à la marâtre cannibale, elle ne fut guère choquée par leur contrat de travail. En chantant, elle leur fit la cuisine, les lits, la lessive, la couture, le tricot, prit la poussière, cira les meubles, repeignit les murs, les plafonds, lava les vitres, leur voiture, les brouettes, repassa les sept pantalons, raccommoda les quatorze chaussettes… bref, elle passa le temps comme toutes ces braves filles timides et maladroites venant du Sud, de l’Est, voire de contrées plus exotiques qu’il nous plaît d’explorer lors de vacances aventureuses, et qui découvrent les bienfaits de la démocratie dans nos pays d’humanistes en redonnant à la porcelaine des cuvettes de w.-c. leur blancheur originelle.

Ainsi, au bout de sept années de labeur et de saine existence au grand air, la brave fille s’épanouit comme une fleur en entrant dans sa radieuse adolescence. Le fruit était encore un peu vert, mais cela ne dérangea guère ses hôtes.

Les nains, c’est connu, ne sont pas de bois. Ils portent fièrement des chapeaux pointus dont le premier psy venu ne manquerait pas de souligner, en épiçant son propos d’une pointe d’ironie condescendante, la forme évoquant avec une évidence qui touche à l’exhibitionnisme le phallus dressé. Non contents d’arborer ce symbole le plus souvent rouge vif, ils dissimulent leur visage de bon vivant sous une barbe abondante semblable à celle du psy susnommé, du moins s’il fait partie de l’espèce mâle, et proclament ainsi une caractéristique sexuelle secondaire qui annonce le poil pubien. Mais au-delà de la symbolique, la jeune fille découvrit surtout que le nain, fidèle à sa réputation, marche le plus souvent sur trois jambes.

Blanche-Neige, étendue auprès de son prince endormi, ne peut endiguer le souvenir enivrant de ses anciennes nuits d’ivresse où, caracolant avec ses tripodes, elle découvrit les joies de l’amour. Ils lui furent de vigoureux amants, bons travailleurs, hardis alpinistes et grands chercheurs de trésors au plus profond de ses grottes les plus secrètes.

Elle soupire, la pauvrette. Et son âme en peine s’envole loin de ce corps qu’elle aimerait pourtant contenter autrement que par la caresse discrète que sa main lui octroie.

Cette pratique nocturne n’arrange guère son insomnie. Elle songe que décidément, si la vie n’est pas un conte de fées, elle aurait grand besoin d’une histoire. N’a-t-elle pas entendu parler récemment d’un charmant petit tailleur ? Elle ne se rappelle plus très bien la rumeur sulfureuse qui entoure le personnage. Malgré sa condition modeste, il est passé dans le rang des héros légendaires et fait souvent la une des tabloïds. Sa réputation semble celle d’une sorte de Casanova, capable de satisfaire une dame sept fois de suite. Les plus canailles vantent sa performance légendaire où il fit l’amour à sept femmes d’un coup, ce qui paraît bien mystérieux et improbable. Mais elle apprécie le nombre. Elle en eut la pratique à une certaine époque. N’est-ce pas grâce à elle qu’elle atteignit jadis le septième ciel ?

Dans l’obscurité de la chambre, les dents immaculées de Blanche-Neige accrochent soudain un reflet de lumière lunaire. Elle sourit cruellement. C’est décidé. Demain, elle partira en chasse. Fine mouche comme elle sait l’être, elle agira en hypocrite, trompera son prince et les paparazzis pour expérimenter sans remords les talents du tailleur.

Elle sait que sept fois, c’est la bonne.

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