Sept fois dans la bouche

Claude Javeau,

Une opinion fortement ancrée veut que Simplet, celui qui termine dans le film de Disney la ribambelle des sept nains, soit muet. Il n’en est rien évidemment. Il n’est muet qu’en compagnie, mais quand il est seul ou croit l’être, il peut tenir des discours avec un talent d’orateur qui aurait suscité la jalousie de Démosthène ou de Churchill eux-mêmes.

Quand il était tout petit, et qu’il commençait tout juste à balbutier, son frère Grincheux lui avait énergiquement intimé de ne jamais parler sans avoir d’abord tourné « sept fois sa langue dans sa bouche ». Depuis le temps de cette impérative objurgation, il n’avait jamais cessé de bien veiller à ne laisser sortir de sa bouche aucun mot qui n’ait auparavant fait l’objet d’une heptagiration de sa langue. Comme personne dans son entourage ne faisait de même, et que s’écoulaient autour de lui, sans crier gare, des flots de paroles qu’aucune prudence préalable n’avait canalisées, il n’arrivait jamais à en placer une. D’où sa réputation de muet, alors qu’il n’était que la studieuse victime du principe de précaution.

Mais son apparent mutisme avait une autre cause, liée du reste à la première. Grincheux lui avait certes ordonné de toujours tourner sa langue dans sa bouche, mais il n’avait pas précisé dans quel sens ! Le mouvement devait-il être lévogyre ou dextrogyre ? Ce grave problème le préoccupa dès l’enfance. Car si, dans la vie de tous les jours, tourner à gauche ou tourner à droite, tenir sa gauche ou tenir sa droite, être de gauche ou être de droite ne revenait pas au même, pourquoi en aurait-il été autrement de cet acte parmi les plus importants qu’un homme (ou une femme, évidemment) puisse accomplir, en l’occurrence parler ?

Au bout de longues et laborieuses cogitations, il décida que la langue devait tourner par la gauche lorsque le propos qu’il comptait tenir était une opinion qui lui était propre, et tourner par la droite lorsqu’il s’agirait seulement de rapporter un fait dont l’existence pouvait ou aurait pu être vérifiée par quiconque. Ainsi, par exemple : « Il fait beau aujourd’hui » : tourner la langue par la gauche ; mais « Tiens, il pleut » : tourner la langue par la droite. Évidemment, répondre à la question de savoir si ce qu’il se préparait à dire était de l’ordre de l’opinion ou de l’ordre du fait prenait parfois pas mal de temps. Ce temps-là, ajouté à celui que prenait l’opération proprement dite de tourner sept fois la langue dans la bouche, l’empêchait toujours de prendre part à une conversation. À peine était-il prêt à sortir un mot qu’un interlocuteur avait déjà pris la parole, et lorsqu’un silence, par hasard, s’établissait, il n’était jamais assez long pour que, passé le temps nécessaire pour décider de la nature de son discours et pour faire tourner sa langue dans sa bouche, il puisse devancer l’autre ou un autre dans la profération.

Et voilà pourquoi Simplet passait pour muet, et pour un peu simple avec ça, d’où son surnom, qui n’était pas son vrai prénom (il s’appelait Wolfgang comme Mozart et Goethe, ce qu’il avait découvert tout seul, car on n’avait pas pris la peine de le lui faire savoir). Les Frères Grimm omettent, en effet, soigneusement de rapporter que Wolfgang avait fréquenté beaucoup de philosophes, de Herder à Fichte et de Kant à Schopenhauer. C’est sans doute la raison pour laquelle il avait ajouté à la consigne que lui avait imposée son frère Grincheux (de son vrai prénom Eberhardt) cette réflexion sur le sens de rotation de sa langue.

Bien entendu, Walt Disney ne souffle pas davantage mot de tout ceci. Mais il faut se rappeler que c’était un virulent antisémite. Cela peut expliquer bien des choses, mais cependant pas pourquoi Simplet, de tous ses nains, est le seul à ne pas porter la barbe.

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