La clé s’enfonce facilement dans la serrure. Il la fait tourner deux fois. Voilà, c’est fait, il s’est enfermé. Déjà, il se sent plus en sécurité.

Par la fenêtre de son appartement, il regarde le monde, deux étages plus bas, lutter contre le fléau. Les gens portent des masques qui couvrent la moitié de leur visage. Ils marchent vite, tête baissée. Ils se croisent sans se regarder et font de grands détours pour s’éviter. On dirait qu’ils se méfient les uns des autres.

Lui, il se sert à boire. Pour marquer ce jour singulier, il a choisi un grand cru de bordeaux du siècle passé. Une grande année dans un grand verre. Il entame son confinement non pas avec optimisme, ce serait beaucoup demander, mais avec une certaine dose de confiance. Presque du contentement.

Le soir, il remarque que plus rien ne se passe dans son avenue. Une voiture de police, parfois, très lentement. Une ambulance, de temps en temps, rapide et bruyante. Sinon, c’est le calme absolu. Il en profite pour écouter de la musique. Dans la tranquillité ambiante, il redécouvre chaque nuance de ses disques préférés.

La nuit, il lui arrive de se réveiller tant le silence est inhabituel. Où sont les voisins ? Où est-il, celui dont les bruits d’eau le réveillaient aux aurores ? Et ceux qui dévalaient les escaliers parce qu’ils étaient tout le temps en retard ? Réfugiés à la campagne ? Cachés dans un bunker ? Reliés à un respirateur ? Pire encore ?

Il en profite pour se lancer à la découverte de Marcel Proust. Mais l’essai n’est pas concluant. Le livre reste ouvert à la page 52 sur la table basse du salon. Heureusement, il n’y a pas que la culture. Il y a la bouffe aussi. Ce soir, il dégèlera un canard à l’orange et une tarte aux pommes. Demain, il réchauffera une choucroute. Il a déjà pris deux kilos depuis le début du confinement.

Les sacs-poubelles se remplissent mais il ne les descend pas. Il les entasse sur son balcon et les asperge régulièrement de désodorisant.

Il lui arrive de rêver aux pelouses du parc où il faisait ses promenades. Il décide de les remplacer par du sport d’intérieur. Ce n’est pas pareil mais à la guerre comme à la guerre. Le parcours commence dans le hall d’entrée qu’il traverse en trois pas, il fait ensuite le tour de la cuisine, en ressort pour traverser le salon, prend le couloir, sautille une minute sur place dans la salle de douche, fait trois fois le tour du lit, s’assied sur la cuvette des toilettes le temps de reprendre son souffle et finit dans la salle à manger où l’attendent une bouteille d’eau et un verre.

Ça marche.

En tout cas, il transpire.

Pour le reste, il s’aperçoit qu’il s’est mis à parler tout seul. À dire vrai, c’est à son reflet dans le miroir qu’il parle. Il a vite compris qu’il était inutile d’en attendre une réponse. Mais il se dit qu’avec lui, il a trouvé quelqu’un qui sera toujours de son avis, avec qui il ne se disputera jamais. Parce qu’une dispute dans un confinement, c’est peut-être le pire qui puisse arriver. On ne peut pas s’enfuir, on ne peut pas chasser l’autre, il vous reste à résoudre la crise. Ou à vous taire à jamais. Silence dehors, silence dedans. Angoisse.

Il s’est pris de passion pour la Passion dont il chante à tue-tête les parties pour chœur. Il ne sait pas s’il chante juste ou s’il chante faux. De toute façon, personne ne vient ni s’en plaindre ni l’applaudir.

Avec le temps, il assèche sa collection de bordeaux. Il lui reste heureusement quelques bonnes bouteilles de whisky. Il remarque que, sur lui, le vin a plutôt un effet anesthésiant alors que le whisky est plutôt un excitant. Un soir, après trois grands verres de single malt, il enfile son manteau et décide de braver le confinement. Mais tout ce qu’il parvient à faire, c’est ouvrir la fenêtre en grand et hurler à la lune. Il n’y a personne dans son avenue, personne pour l’entendre, personne pour lui dire ta gueule. Heureusement, il a son manteau. Il n’a pas pris froid. Il referme la fenêtre.

Il lui arrive aussi de pleurer.

Et de penser à la mort. D’ordinaire, il n’y pense jamais. Mais on est bien obligé, en ces temps chaotiques. Il a déjà deux amis qui sont partis sans dire au revoir. Et quand il regarde par la fenêtre et qu’il ne voit personne, il a l’impression d’être le seul être humain qu’il reste sur la terre. Il ne voit pas de solution, pas d’avenir. Il ne voit que des jours vides qui succèdent à des jours vides. Et si c’est ça le monde d’après, si c’est pour ça qu’il faut s’enfermer chez soi, il lui arrive de se demander si ça vaut la peine.

D’autant que sa réserve de whisky baisse dangereusement.

Dans cette période de confinement, il faudrait que la mort accepte de se déplacer. Comme les livreurs de pizzas. Il faudrait qu’elle sonne à sa porte. Vous avez parlé de sonner à la porte ? Justement, on sonne à sa porte. Justement à ce moment précis, à la seconde près, comme si c’était prévu, on sonne à sa porte. Il ne réagit pas tout de suite. On sonne une deuxième fois, plus longuement. Il est tout glacé à l’intérieur. Il tremble un peu, mais ça, c’est peut-être l’alcool. Il met ses chaussures et se dirige vers la porte d’entrée, lentement, les pieds traînant. Il introduit la clé dans la serrure, la tourne deux fois, elle tourne toujours aussi facilement. Voilà, il a presque ouvert la porte. Encore quelques secondes de réflexion avant d’accomplir le geste qui va peut-être l’expédier dans le grand ailleurs. Il fait le compte mais non, en fait il n’a pas de regrets. Il remonte son nœud de cravate, il ne sera pas dit qu’il sera mort débraillé. Tant qu’à faire, il se recoiffe aussi. Et c’est avec une certaine grandiloquence dans le geste qu’il ouvre tout grand sa porte à la mort qui est en train d’écraser la sonnette pour la troisième fois.

Est-il possible que la mort se présente à vous sous le visage d’une dame de cinquante ans, replète, aux cheveux mauves ? Erreur sur la personne. Ce n’est pas la mort, c’est la concierge qui lui sourit de toutes ses dents.

— Vous n’avez pas entendu, monsieur Antoine ? C’est la fin du confinement. On peut de nouveau sortir.

Un regard par la fenêtre du salon le confirme. Tout le monde est dans la rue. Alors, lui, qu’est-ce qu’il attend pour sortir ? On dirait qu’il hésite. Il se dit qu’il va attendre un peu. Il descendra demain.

Oui, demain.

Partager