Caricatures et colères saintes

Frank Pierobon,

— Je ne veux pas en parler. C’est tout simple…

— De quoi ne veux-tu pas parler ?

— De la liberté d’expression. Parce qu’il n’y a rien à en dire.

— Bien. N’en dis rien, si cela te chante, mais ne viens pas ensuite te plaindre…

— Ah, c’est le coup classique. Tu me déçois. Chut. Ne me coupe pas ! Parce que si je n’avais rien à en dire et que je me taisais, je serais de ceux par qui le mal est arrivé, et que la liberté d’expression…

— Tu es bien en feu, pour quelqu’un que cela n’intéresse pas.

— Et toi tu es bien calme. Trop calme. Tu t’en fous…

— Pas du tout. Tu me prêtes des intentions… alors, s’il te plaît, abats tes cartes et finissons-en…

— Bon. Soit. On y va. Sais-tu pourquoi nous avons tant de liberté de pensée, nous, en Occident ? Hein, dis-moi, toi qui sais tout !

— Facile ! Parce que nous nous sommes battus pour elle, nos parents, leurs parents, et cela remonte très loin. La démocratie. La Révolution. Les armes à la main, tu sais bien ! Certains ont sacrifié leur vie… non, ce n’est pas ça ?

— Oui, ça, c’est le discours ordinaire et quelque part, c’est même vrai. Mais tu as raté l’essentiel. Moi, je vais te dire : nous pouvons tout dire, tout penser, tout écrire. Parce que cela n’intéresse plus personne. Sinon, tu penses bien que si ça dérangeait quelqu’un, ce qu’on pense vraiment, ils te le feraient savoir et plus vite que ça, t’en serais guéri. La gueule de Mahomet, ça oui, pour ceux qui y croient, c’est l’électrochoc. Mais en fait, la pensée, la vraie pensée, ça ne sert plus à rien. Elle ne transgresse plus rien. Voilà ce que je voulais dire. Ça n’intéresse personne.

— Plus personne ? Vraiment ?

— Non. Tant qu’on ne nous la chipote pas sur le principe, en fait, nous n’en avons pas grand-chose à foutre. Qu’est-ce qu’on fait de notre liberté ? On bavarde, on rigole, on échange des opinions à l’emporte-pièce sur des sujets qui nous échappent, en allumant une clope et en éclusant un petit blanc… On trompe sa solitude. Et donc qu’importe le flacon, pourvu… Et en fait, tout le monde s’en fout. On sort des énormités et on fait des jeux de mots…

— C’est un peu énorme ce que tu dis, non ? Les bourrins oui, mais il y a encore des gens qui pensent, qui ont des idées politiques, qui veulent faire des choses… Agir.

— Tu parles ! Est-ce que tu agis, toi ? Et moi ? Et pour faire quoi au juste ? Nous avons peut-être la liberté d’agir, de faire de la politique, de lancer des idées, mais dans l’indifférence générale, en fait, non ? Tu fais la moue. Mais tu sais bien que plus personne ne voterait si ce n’était pas obligatoire… On vote pour des acteurs qui font leur numéro d’estrade. On le sait bien, on est complice ! Tous, en gros… et ceux qui y croient et qui vont dans des meetings, c’est pour se sentir une foule, appartenir à quelque chose, se faire des copains…

— Mais quand même, regarde ces types chez Charlie Hebdo. Tous morts ou à peu près. Et la peur qui revient…

— Tu achetais Charlie, toi, avant qu’on le canarde ? Non ? Moi non plus ! C’était saoulant. Oui, je regardais les dessins humoristiques, parfois. Souvent très bons. C’est ce qu’il y a de mieux, les caricatures. Mais en fait, avec toute la prose faussement énervée, et les dénonciations stridentes, ça ne vendait plus. Du coup, il fallait monter toujours d’un cran, jusqu’au moment où quelqu’un se réveille. C’est arrivé. Vrai qu’on n’attendait pas des lecteurs pareils, quoique… Mais c’est la peur, pas les idées, qui est revenue, et dieu ce que l’on aime bien avoir peur. Bon maintenant qu’à Charlie, ils sont tous morts ou morts de peur, tout le monde l’achète…

— Oui mais… cinq millions de personnes dans la rue, tu vas pas me dire. Tous ces gens qui manifestent, calmement, qui veulent quelque chose d’autre que la peur, justement…

— En fait oui. Ils sont contents. Il se passe enfin quelque chose ! Le grand frisson. « J’y étais » qu’ils vont dire à leurs gosses qui déjà ne voient pas trop de quoi on leur parle…

— En gros, tu râles ! C’est tout…

— Mais non, je suis sérieux.

— Si. Tu râles !

— Oui, je râle. Mais sérieusement…

— Et pourquoi tu râles ? ça sert à quoi ? Tu casses sérieusement l’ambiance, c’est tout ! Toi aussi tu t’en tapes de toutes ces belles idées, puisque tu m’annonces froidement que tu n’y comprends rien ou que tu n’en as pas, des idées, ou que cela n’intéresse personne. Alors dis-moi, ce que tu fais là à râler, c’est quoi ? Tu exprimes des idées ou t’as la digestion chahutée, de l’aigreur ou t’es en manque de…

— Arrête, tu me fais marrer !

— T’es bien le seul à te marrer. Moi, ça m’énerve ! Alors explique : si tu râles, c’est que tu es concerné et donc pas d’accord. Et pourquoi, tout ça ?

— T’énerve pas. Ça n’en vaut pas la peine. Je te dis simplement qu’avant qu’on nous canarde Charlie, personne ne s’en inquiétait. Personne en France, parce qu’à part quelques djeunes qui se prennent pour des djihadistes et te font un truc situationniste en prenant la pose devant la vidéosurveillance…

— Peut-être que c’est ça, le problème. Personne ne s’inquiétait de ces quelques jeunes-là, et encore moins des autres qui la ferment et qui ont une vie de larves à travailler pour trois cacahuètes dans des jobs pourris, qui mènent à rien.

— Qu’est-ce que j’y peux…

— À part râler à contresens ? Ben déjà si tu me parles, je t’écoute, et si je t’écoute, s’il te plaît, un peu de respect, ne me dis pas n’importe quoi, comme si tu pensais à voix haute, que tu parlais devant moi. J’imaginais, c’est fou, que c’est à moi que tu parlais…

— Mais c’est à toi que je parlais, mon ‘tit cœur… Faut pas râler…

— Je ne râle pas. Je vais bientôt gueuler, parce que tu ne t’entends pas.

— Tu vas gueuler, et si je n’entends toujours pas, tu fais quoi. Tu me frappes ? Tu sors ta kalachnikov ?

— Non, j’ai mieux. Je sors ma queue !

— T’es un gros dégueulasse ! On ne peut pas parler avec toi. Tout de suite t’es grossier. Qu’est-ce que j’en ai à foutre de ta queue ?

— C’est parce que tu ne l’as pas vue (rires) !

— Et que je ne veux pas la voir ! Quand tu ne sais pas quoi dire, hop tu sors la vanne dégueu et tout le monde rigole…

— C’est déjà ça, non ? J’apporte du bonheur. Hé, les gars à Charlie Hebdo, ils faisaient quoi au juste ? Y avait pas plus trash… tellement que tout le monde s’y est mis, et qu’on vit dans la société la plus jouissivement vulgaire qu’on puisse imaginer. En fait de liberté d’opinion et d’expression, c’était le Grand Guignol, dénonçant des têtes de turc un petit peu prévisibles, avec un peu d’altermondialisme et beaucoup de quéquette, de foufoune, de nique-ta-mère et de…

— Donc j’ai raison !

— De quoi tu parles ?

— Ben oui, j’ai raison. La liberté d’opinion, ce n’est plus une affaire de pensée, d’opinion, mais de transgression… c’est la liberté de faire rougir mon prochain, à défaut de le faire ouïr. D’ailleurs, on va tout de suite voir, à trois, je la sors. Un, deux…

— Si tu fais ça, je te jure que je t’en colle une…

— Mmm… Homophobe ou ça te fait tant d’effet que cela ?

— (gêné) Mais non, rien de tout ça, mais à quel jeu tu joues, là ?

— Au jeu de la transgression. Ça ne marche que si tu y es sensible. Et là, t’es tout cute, comme ça, à rougir comme une petite fleur des bois qui se demande avec terreur si le grand loup n’y est pas… et craindrait encore plus qu’il n’y soit pas !

— C’est malin ! Les gars qui ont flingué les caricaturistes, à mon avis, c’est autre chose que l’humour des casernes qui les a rendus fous.

— Chacun sa folie. D’un côté, la transgression, de l’autre, des gens que ça dérange. Moi, ça m’a bien fait marrer de te mettre sur les charbons ardents, avec mon plan exhib. Pourquoi ? Parce que je vois bien que tu es un petit gars bien élevé, qui vient d’un milieu bien où ça ne se fait pas, que t’es choqué… Sinon, ce n’est pas drôle. La caricature, c’est la même chose, avec ou sans l’Islam. Faut que ça choque, qu’on se dise « ils y font trop fort… », que ça nous épate. Y a de la casse, c’est sûr.

— Et ça ne te dérange pas, qu’il y ait de la casse. Parce que ta queue, ce n’est pas pour me l’offrir que tu en parles, c’est pour me mettre mal à l’aise… et si j’étais homo…

— Ah, t’es homo ? Tu veux qu’on en parle ? D’ailleurs, tu remarqueras, c’est toi qui le premier as mis tout ça sur la table !

— Arrête de me charrier, t’es pas drôle… ta manière de prouver la transgression, en fait c’est une agression en soi, c’est tout. Ce n’est pas de la séduction. Cela n’a jamais été un geste d’ouverture, sympa, bienveillant, qui libère…

— Stop. On valse dans le symptôme, là, tout d’un coup. Je m’en fous de ce que tu fais avec ton cul. Je te dis quelque chose de simple : la transgression, ça ne marche qu’au fais-moi-peur. Ça ne veut pas dire qu’on soit tout de suite dans l’agression, là, dans la terreur…

— Si. On est tout de suite dans la terreur. Parce que tu le sais bien, les mecs veulent passer pour des terreurs de peur qu’on les prenne pour des fiottes. Ils en font des tonnes. Comme toi. La transgression, comme tu dis, c’est le contraire de ce que tu penses. La transgression, c’est oser vivre ce qu’on est quitte à obliger le monde à se réorganiser autour de soi, et pas le contraire. Regarde les transgenres ! Le contraire, ce sont les gens qui marchent au pas. Et le pire, c’est qu’il n’y a plus de fanfare pour marcher au pas. Ils sont là, à essayer un pas, puis l’autre, dans le silence ou les rumeurs d’autoroute… Et là, t’as raison : la pensée, ça ne sert plus à rien et ça n’intéresse personne. Parce que tant que tout le monde joue un rôle et surveille que son masque tient bien, la pensée, cela devient la chose la plus dangereuse du monde.

— Tu me dis que les gens ne pensent plus, c’est parce qu’ils jouent un rôle, que ça leur prend la tête ?

— Oui.

— Et pas que cela n’intéresse personne, la pensée…

— ça fait vingt minutes qu’on discute. Moi je crois qu’on pense ensemble. Alors dis-moi, beau gosse, tout ça, c’était pour caser ta queue ?

— Arrête, tu me fais peur, là…

— Chacun son tour.

— Et d’ailleurs, on est loin des caricatures, et de Charlie Hebdo, et tout ça. Tu triches…

— Pas du tout. On est en plein dedans. Les gars qui tirent sur des caricaturistes ou des supérettes kasher, c’est pas exactement des théologiens musulmans, ou des imams…

— J’imagine que non.

— Alors ils viennent défendre l’honneur et moi je te dis que cet honneur-là, c’est leur honneur à eux, leur masque, leur rôle viril et héroïque, l’arme au poing, comme des hommes, des vrais. Ils ne comprennent rien à cette histoire de caricatures de Mahomet. Ils vivent avec la télé allumée tout le temps, avec des images partout, dans le métro, dans les rues… Ils errent et marcher au pas, cela semble un grand progrès. Et la musique du fondamentalisme, avec son goût de l’extrême, de l’emphase, ça leur plaît. Enfin quelque chose auquel se raccrocher. Ça leur donne une âme au lieu d’un rôle fade et sans relief. Ça leur donne un sens à la vie.

— Admettons. Et quel rapport avec ce qu’on disait au sujet de ma queue ?

— Le même que celui de ta queue à ton cul.

— Pardon ?

— Ah tu vois. La transgression, ça marche quand ça fait peur. Je t’ai surpris, et au lieu de parler de ta gloire, je te parle de ta honte, de tes fesses. Et ça te choque. D’être pris comme une femme, pour quelqu’un qui, en vrai homme, méprise les femmes ! Comment les baiser, sinon ? Là on est dans du machisme primaire, de l’archaïque… et si je ne te connaissais pas un peu et ne t’en aimais que davantage, je jurerais que tu es à deux doigts de vouloir me frapper…

— Pas très loin, en effet…

— La gloire, la honte. Pour des jeunes qui portent sur leur visage les couleurs de la marge, de la zone, de la loose, tout n’est que honte. Pas de blé, pas d’honneur, pas de respect… C’est dur à vivre, la honte, au jour le jour. Cette histoire d’assassins qui crient Allahou Akbar en tirant sur des vieillards qui caricaturent des fétiches religieux, c’est d’abord une histoire d’honneur et de respect. Tout d’un coup, ils se mettent au service d’un sens qui leur reste incompréhensible car cela les dépasse de toutes parts. Et pour eux, ça fait plein de sens, qu’ils n’y comprennent rien. Et en plus, passé le point de non-retour, ils tuent et vont être tués. Et c’est la gloire. C’est le passage en boucle à la télé… Avec leur kalachnikov, c’est leur queue qu’ils brandissent.

— L’image est forte.

— Exactement. L’image est forte. Caricature ou télévision, l’image ne vaut que si elle est forte. Voire même extrême. C’est son mode de fonctionnement. Le problème, c’est qu’on est tombé petit à petit à court d’idoles à renverser.

— Note que je ne te disais pas autre chose au tout début. Il n’y a plus rien qui fasse peur, plus de pensée.

— C’est parce que la pensée, aujourd’hui, ne suffit plus à donner du sens. Même pour les riches, les lettrés. Elle tourne à vide ou alors elle éprouve ce vide et cherche quelque chose de plein. Une transcendance. Un Dieu peut-être…

— Tu lis trop. Tu vas finir djihadiste ou moine.

— Et toi, pas assez. Et tu finiras pédé…

— Oh, mon beau salaud ! Bon d’accord. T’as marqué ton point, laisse filer maintenant… en plus, la religion et le plaisir, ça ne va pas bien ensemble… Les pédés, les femmes, l’Islam les décapite ou les lapide, selon ce qu’ils doivent mettre ce soir sur YouTube, pour élever les consciences et renforcer la foi.

— T’as tout faux. Tu confonds religion et pouvoir, la quête du sens et celle des honneurs…

— Un peu dense pour moi…

— Concentre-toi. Pour Libanios, un sophiste du IVe siècle, la chrétienté, c’est une religion de femmes et d’esclaves… et bien sûr il n’était pas un chrétien pour balancer des choses pareilles. Et lis la Bible : le peuple juif paraît souvent en bien piteux état. Et le Christ, mort sur la croix, un supplice pour les moins-que-rien. Et Mahomet, dont le Coran ne cache pas qu’il n’était qu’un chamelier… Bien sûr, par la suite, on a tout doré à la feuille, avec des mosaïques partout, de l’encens, du marbre, de la pourpre et du satin. Les moins-que-rien s’y reconnaissent et y admirent la success story qu’on leur promet…

La vraie religion, qu’elle soit juive, chrétienne ou musulman, a survécu à toutes les caricatures, à la honte, la proscription, la diaspora. Elle n’en a pas peur. Seuls ceux que le pouvoir et la gloire intéressent par-dessus tout, seuls ceux qui se prennent au sérieux redoutent par-dessus tout ce qui ruine le sérieux : le rire, le dérisoire, le ridicule, la caricature, le bon mot. Bon, d’accord, cela fait beaucoup de monde…

— Comme c’est beau, tout ça. À part que les religions, ça va rarement avec la liberté d’expression. Sans parler des femmes et des pédés.

— Et des gouines. T’oublies toujours.

C’est une affaire de pouvoir. Il y en a qui se servent de leur queue pour l’imposer, humilier, gêner, embarrasser. Ils commencent par là et n’en finissent jamais. Et il y en a d’autres qui ne s’imaginent pas comme des pornstars mitraillés par des fans et qui s’intéressent à autrui, à ce qu’elle pense, ou il… selon le cas. Qui acceptent d’être vulnérables et que l’autre les relève de cette faiblesse où, s’ils achevaient d’y tomber, ils ressentiraient une invincible honte. Eux connaissent l’amour…

— Et la religion, dans tout ça ?

— S’ils sont capables d’amour, ils n’en ont pas besoin. Et s’ils en sont incapables, aucun Dieu ne peut les sauver…

— Alors éteins la lumière, je vais te montrer quelque chose…

— Allahou Akbar !

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