Enfants non admis

Jacques De Decker,

Les femmes et les enfants d’abord : expression plus ancienne encore que le
« save our souls » banalisé dans le SOS devenu polyglotte (comme pas mal d’acronymes auxquels les non-usagers de l’anglais n’entendent goutte), elle sous-entend un pari sur l’avenir de l’espèce.

Laissons-lui la chance de se prolonger, en permettant aux petits d’accéder à l’âge adulte, et aux femmes d’en engendrer d’autres encore. Ce syntagme figé en dit plus long sur une civilisation qu’une déclaration solennelle : il mise sur un principe que l’on qualifiera d’humaniste. L’espèce humaine est en effet la seule à pouvoir légiférer sur sa survie. Si ce n’était pas le cas, si les quadrupèdes susceptibles de nous alimenter avaient les moyens de réguler de la sorte leur sauve-qui-peut, ils l’auraient déjà fait.

Considérons donc cette priorité concernant les enfants comme un axiome de base, relevant d’une mentalité voyant l’enfant comme l’avenir de l’homme, et donc plus précieux que lui, bénéficiant d’une manière de statut lié à son innocence première, et en particulier dans les situations de guerre. Il ne peut en aucune façon être tenu pour responsable ni consentant face à la violence déchaînée. Sans cela, on assisterait à un méfait que l’Écriture réprouve, condamnant le massacre des innocents comme un crime imprescriptible.

On en est très loin aujourd’hui. Nous assistons chaque jour, par médias interposés, à des faits de guerre où la sécurité des agresseurs contraste avec la précarité du sort des victimes. Un tir de missile intercontinental, télécommandé d’une paisible base du Middle West, peut atteindre une école, un hôpital ou un marché et y faucher de jeunes vies par dizaines. À l’inverse bien sûr, les réfugiés qui fuient des cités conquises par les rebelles en Syrie comptent dans leurs rangs des enfants incapables de comprendre ce qui justifierait leur condition de pourchassés. Pour ne pas parler des naufrages des embarcations de fortune qui ont fait de la Méditerranée un gigantesque étang des enfants noyés… L’Europe, qui a appris la leçon, s’efforce de ne pas en venir à de telles extrémités pour ses propres ressortissants, mais est-il admissible que ce qui est épargné aux uns soit infligé aux autres ? On le voit, ce sont les droits élémentaires des hommes, de l’homme, qui sont ignorés dans la parfaite indifférence. La prise de conscience du lendemain des catastrophes de 1945, prélude à la déclaration des droits de l’homme, ne semble plus ébranler grand monde.

L’enfant, dans cette conjoncture, est devenu avant tout, dans les pays riches, un consommateur comme les autres, même particulièrement malléable, puisqu’il ne peut évaluer le prix de ses envies, et abuse comme il l’entend, souvent à son insu, de la prodigalité de ses parents, souvent motivée par un sentiment latent de culpabilité. Que de consoles de jeux, aujourd’hui, sont des lots de consolation destinés à soulager les parents du sentiment confus de ne pas exercer leur rôle comme ils le devraient ! Les performances commerciales en hausse constante de l’industrie du jouet témoignent de ce complexe. Et le business y gagne des deux côtés : les parents qui ont le bonheur de disposer d’un emploi sont exploités tant et plus, et leur progéniture négligée, ou supposée telle, veille aux brillantes statistiques du marché du divertissement précoce.

Dans les pays indigents, les enfants sont sacrifiés sur d’autres marchés, ceux de l’adoption ou de la prostitution n’étant pas les moindres. Plus globalement, ils sont les travailleurs sous-payés d’industries de sous-­traitance qui permettent à leurs commanditaires d’augmenter à l’infini leurs marges bénéficiaires. On dira : et les enfants forcés jadis de descendre dans les mines, souvent accidentés dans les usines et les ateliers ? C’était il y a plus d’un siècle, et leur martyre a nourri les revendications du progrès social. La reconnaissance de leur sort funeste était le fer de lance d’une émancipation politique désormais contournée dans des pays où elle ne s’est pas semblablement imposée. La mondialisation, présentée comme un facteur de paix, est surtout un facteur d’exportation d’une féodalité que l’on croyait définitivement abolie. Le servage n’a pas été éradiqué : il a seulement été déplacé.

Ce ne sont que des symptômes d’un état des choses plus général : celui du vieillissement de la population occidentale, dont le statu quo, voire le correctif à la hausse (en France, par exemple) n’est dû qu’à l’apport des populations immigrées. Il est visible que les landaus, de nos jours, et dans certains pays européens, ont pour occupants les plus fréquents des poupons d’origine étrangère récente. Ils ne sont pas seulement les bienvenus, mais souhaités, dans la mesure où ils grossiront les rangs des travailleurs peu coûteux et précaires. Encore une fois, ces enfants ne sont admis qu’en fonction d’un calcul, pas moins cynique qu’un autre.

La question reste la même. Quelle est la valeur réelle d’un enfant ? Voit-on en lui suffisamment l’espérance qu’il recèle ? Le signe le plus éloquent de cet intérêt serait le soin que l’on met à l’aguerrir, à le préparer à affronter les défis qui l’attendent. Or, qu’en est-il de la politique en matière d’enseignement ? Il y est plus question de réduction des coûts et des effectifs que d’adaptation adéquate à la nouveauté et d’initiation aux arcanes d’un réel truffé de pièges et de chausse-trapes. La transmission de la richesse telle que l’a dénoncée Piketty a son pendant dans la transmission du savoir. En gros, on pourrait dire que l’enseignement est insuffisant dans le partage des secrets de fabrication d’une société inégalitaire (ce qui assurerait une transition vers plus d’égalité), et pléthorique dans une propagande critique qui jette, c’est le cas de le dire, souvent le bébé avec l’eau du bain. Ou l’on forme de futurs exécutants dans un système général dont on se garde bien de révéler les arcanes, ou l’on chauffe des esprits dans le seul but de renforcer la répression et la surveillance. Dans les deux cas, l’unique visée est l’immobilisme. Mis à part moutons de Panurge et animaux frappés de la rage, point de salut.

Il est loin, le temps où le fonctionnement de l’ascenseur social était assuré par l’enseignement, où un fils de veuve sans emploi pouvait finir Premier ministre, de même que celui où l’on proposait au jeune révolté de s’engager dans la légion, fort de l‘adage selon lequel les contrebandiers faisaient les meilleurs gardes-chasses. Il y avait là, sous-jacente, la conviction que la jeunesse était avant tout un potentiel. Que rien n’était joué à la naissance, que tout restait possible, que dans ce monde que l’on se refusait à tenir à jamais pour acquis, l’enfant restait plus que jamais admis.

Jacques De Decker

12 mai 2015

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