À main levée

Luc Dellisse,

Pour Michel André

Renaud construit un garage en Lego qui monte vers le ciel. Oriane agite entre ses jambes potelées une livre d’images en tissu. Christine lit Pickwik’spapers. La cheminée fait crépiter le bois sec. L’après-midi est froide et très claire. Le salon donne sur un grand jardin en proie aux rayons.

Chacun a pris son rythme du dimanche : une vibration de silence studieux, sans école, sans bureau, sans téléphone, sans heure précise pour les repas. De la cuisine parvient une sorte de faux concerto brandebourgeois broyé par l’asthme. Je me lève pour l’éteindre et j’entre tête baissée dans un couloir du temps, je vois ressurgir ma première radio à piles, minuscule, en bakélite rose et noire. En chauffant elle dégageait une aigre odeur de vomis. Tonton Joseph, qui me l’avait offerte, aimait les gadgets mais estropiait souvent les mots ; il l’appelait un translitor. Elle crachotait pour la musique, mais les journaux parlés en ressortaient avec une extrême netteté. Des voix très joyeuses, des accents rassurants, des nouvelles locales. Ma mère traversait la salle à manger pour baisser les persiennes et coupait la radio au passage, sans y penser.

Debout près de la radio éteinte, quarante ans plus tard, je reprends l’émission interrompue et j’apprends enfin que la guerre linguistique est lancée, que la sidérurgie belge plonge, que Marc Moulin n’a pas gagné le concours Eurovision de la chanson, que les Diables rouges mènent 6 à 5 contre l’équipe de Monaco, que la Reine a subi une opération bénigne de la hanche, que Jacques Brel pilote un petit appareil en perdition au-dessus des îles Marquises.

En revenant dans le salon avec un plateau chargé de jus de raisin, de jus de pomme, de jus de mangue et de petits-beurre bio, guidé par les voix d’outre-tombe d’Henry Sonnet, Armand Bachelier, Luc Varenne, Georges Konen, Louis Couperus, Jos Wuytack, Janine Lambotte, Stéphane Steeman, j’ai mesuré soudain comme mon passé était devenu un secret incommunicable. Ma femme sait, mes enfants ignorent, que j’ai été belge dans une autre vie. Mais personne, pas même Dieu, ne peut imaginer ce goût lointain dans la bouche du pays irréel dont je suis issu.

Le visage de la Belgique n’existe plus pour moi que par les voyages scolaires qu’on m’a fait faire entre sept et douze ans. À part la cascade de Coo, la vierge noire de Halle, les fromages blancs de Notre-Dame-au-Bois, le lion de Waterloo, le Zwinn, je n’en ai pas connu grand-chose.

La voix de la Belgique ne se fait plus entendre que par le marmonnement du catéchisme de Malines-Bruxelles. Quand doit-on prier ? On doit prier le matin et le soir, avant et après les repas, en commençant un travail de quelque importance, dans les tentations et les dangers.

J’ai reçu la Belgique et le catholicisme au berceau et parvenu à l’âge adulte, je n’ai pas cru devoir les garder. Mais je vois bien que dans le dispositif du piège où j’étais tombé en naissant, ces deux dons précieux n’en faisaient qu’un seul. Si j’imagine à quoi ressemblerait l’autre vie, dans le cas où tout ce que j’ai jugé faux serait vrai, je ne doute pas un seul instant que le ciel ne ressemble à la Belgique, avec ses anges de Rubens et ses téléphériques entre paradis et enfer et ses atomiums transparents. Dieu serait bilingue, mais il ferait en parlant des fautes de français honteuses et il aurait l’accent de Denderleeuw.

Sur cette religion morte, ces langues étrangères, ces espèces détruites, ces paysages irradiés, flotte soudain un signal de fumée : j’ai été belge.

Belga fui. Hic humus ossa tenet ; spiritus astra petit.

La forme de la Belgique se rappelle à moi aujourd’hui par la seule leçon scolaire que mon père m’ait donnée. Furieux de voir mes mauvais résultats en géographie, il m’avait pris dans le salon, pièce qui ne servait que dans les grandes occasions, et il avait disposé sur la table ronde du papier et un stylo-bille réclame où était marqué « Gaines électriques Smeets frères »

Je revois ma première tentative à main levée, ce revolver mou sur le papier quadrillé, cette Belgique d’après la pluie, et mon écriture tremblante tandis que j’intervertissais Hasselt et Liège, Dînant et Namur, Tirlemont et Louvain.

Mon père qui se résignait à tout, même à avoir engendré un petit imbécile, trouvait pourtant un peu fort que je ne sache pas situer Hasselt, où les gendarmes belges l’avaient arrêté en juin 1940, ni indiquer le tracé de la Sambre, que son frère Georges avait traversée debout sur la poutrelle d’un pont détruit, ni hachurer à grands traits les falaises de Marche-les-Dames, d’où le roi Albert avait dévissé dans le petit matin.

Il savait fort bien, mon père, qui avait donné des ordres aux gendarmes d’un pays envahi, qui avait détruit les ponts sur la Sambre, qui avait payé un traître pour saboter le piolet du Roi-chevalier.

L’Allemagne a été le destin de mon père, comme le krach de 1929 a été celui de ma mère et comme le magazine Salut les copains celui de ma sœur aînée.

« Tu vas me faire le plaisir de dessiner les trois bosses de la Belgique un peu mieux que cela ! Reprends une autre feuille et recommence. » J’ai pris une feuille, une autre, puis dix mille, et j’ai recommencé et mon dessin s’est transformé en signes et ça va te faire rire, papa, j’ai dessiné la Belgique à ma manière, noir sur blanc.

Pour faire rire mon père il fallait se lever très tôt : six ans de camp à Ochsenfurt et quarante ans de machine à calculer lui avaient serré les mâchoires. Il était sinistre, encore plus sinistre que la prose de Michel Houellebecq. Il faisait planer sur toute chose les ailes du néant.

Il n’a jamais compris que je quitte si jeune la maison familiale, que je voyage aux deux bouts du monde, que je n’apprenne pas à conduire. Je le revoyais tous les deux ou trois ans. J’arrivais à l’improviste dans l’hacienda, la petite maison décrépie de Louvain. Un soir de Noël, il y a trois ou quatre ans, il a découvert au détour d’une phrase que j’étais naturalisé français. Il m’a jeté un coup d’œil voilé, inoubliable. En veine de confidence, j’ai aussi appris à mes parents que j’étais marié. Leur surprise a été sans seconde. Ma mère a découpé la bûche au moka avec application.

Mon père n’a pas connu ses petits-enfants et je ne connaîtrai pas les miens.

Lui et moi nous nous sommes reproduits un peu tard (à un demi-siècle de distance). Mon père avait de bonnes raisons pour cela. Il avait subi la guerre. Il n’a réussi à rentrer dans son pays qu’à la fin de 1946.

Le monde avait changé entre-temps, le métier qu’il avait appris (maître imprimeur) n’existait plus. Il a dû se reconstruire une autre vie avant de se marier. Ensuite les enfants ne sont pas venus tout de suite, mais au compte-gouttes, et deux fois de suite, c’était des filles. Quand enfin le garçon est arrivé, moi, mon père avait quarante ans.

Cinquante ans plus tard, s’il avait espéré de ma part la relève de son nom, son espoir était déçu depuis longtemps.

Quand je le revoyais, nous ne parlions pas de cela. De quoi parlions-nous, d’ailleurs ? De rien. Je pense qu’il devait me croire stérile. Ce devait même être une réputation assez établie dans la famille. J’en juge par la stupéfaction de ma mère quand je lui ai annoncé, quelques mois après l’enterrement de papa, la naissance de mon fils : « Tu n’en fais jamais d’autres ! ».

Je la comprends. Je n’avais pas réussi à faire un enfant durant un demi-siècle. C’était absurde d’en sortir un d’un chapeau au moment où mon père venait de mourir à 90 ans. Bien sûr, c’était absurde mais que dire ? Jusque-là l’occasion ne s’était pas présentée. Il m’avait fallu traverser tant de fils barbelés pour rencontrer la femme auprès de qui j’allais enfin m’arrêter, en Ithaque.

Deux ans plus tard, ma mère est morte à son tour, et quand à peu de temps de là, j’ai appris que j’allais avoir une fille, je n’avais plus personne à qui l’annoncer.

Ego Belga fui. Renaud a vidé son jus de raisin d’un trait. Il veut que je lui dessine un revolver. Oriane imprime ses cinq dents dans un petit-beurre ramolli par la salive et ma femme relève la tête des aventures de Monsieur Pickwick. Tous les trois regardent surgir au bout de ma main levée l’étrange revolver, avec sa crosse dentée et les trois bosses extravagantes du barillet et le canon qui se relève pour tirer vers les étoiles.

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