Comment nous avons tué un marin

Alma Lazarevska,

1.

Si je lui en fais la remarque, il me dira qu’il s’agit de mesquineries indignes de moi. Il fermera les yeux et s’adressant à quelque personnage qui ne se trouve pas dans la chambre :

— Voilà, je compte jusqu’à trois pour oublier. Comme si elle n’avait rien dit. Un, deux, trois. Oublié !

C’est ainsi qu’il a fait lorsque je lui ai reproché d’étaler sur les tranches de pain une couche trop épaisse de margarine ; que j’ai observé à haute voix qu’il avait distribué presque tout le contenu d’un de ces rares colis que reçoivent parfois les habitants de la ville assiégée. Il ne nous a laissé qu’un petit sachet de bonbons verts à la menthe, de ceux qui me rappellent, je le lui avais un jour dit, ma grand-mère décédée, celle aux yeux bleus, et qui n’avait jamais faim, la mère de ma mère. C’est vrai qu’il nous restait l’emballage cartonné du colis. Excellent combustible, mais que nous ne brûlerons pas. Un jour peut-être, l’inscription qu’il porte et la liste de ce qu’il renfermait nourrira-t-elle un autre récit.

Il a fermé les yeux et compté jusqu’à trois lorsqu’il s’est aperçu que… mais ça, je ne le dirai pas. Peut-être, la honte passée, en nourrirai-je quelque histoire amère. À présent, que ce soit oublié !

La chambre a perdu sa forme de boîte. La lueur d’une fine bougie n’en atteint pas les angles. Elle détermine un ovale opaque, irrégulier, qui se déplace mollement à chaque fugace courant d’air effleurant sa mèche minuscule. Au-dessus de nous se forme une membrane transparente et qui tremble. Quelques objets enveloppés d’une lumière sourde, et nous deux, formons l’intérieur d’une paramécie gigantesque. Nous en sommes les organites qui puisent à l’unisson, mais sans jamais se toucher. La paramécie est-elle bien cet animal unicellulaire à membrane transparente qu’à l’école nous observions au microscope ? Du bout d’une aiguille on touchait une goutte du liquide où elle nageait et la goutte s’étalait avec paresse. Aujourd’hui, dans la ville assiégée où ce soir ne tombent pas les boules de feu et ne retentit pas le bruit strident des balles tirées de l’extérieur du cercle, nagent des milliers de semblables membranes. À l’intérieur les gens se taisent. Effrayés, fatigués, ou muets d’apathie. Et ils tendent l’oreille. Ils aspirent au sommeil. Il faudrait qu’il les emporte et les arrache à la sourde veille.

Il a ce soir allumé cinq cigarettes et a utilisé chaque fois une nouvelle allumette. L’allumette éteinte, il la pose dans la soucoupe avec la bougie. Dans le cendrier se trouvent les mégots et une fine bande rouge enlevée au paquet de cigarettes.

— Pourquoi tu fais ça ?

Je pressens que le sommeil ne viendra pas de sitôt. Mais au moment où j’énonce la question, au fond de moi, elle me paraît indigne.

Il ne répond pas.

Maintenant, j’ai un sujet de colère, et pour des paroles.

— Pourquoi tu fais ça ?

Ce qui est digne ou indigne m’indiffère. Il me regarde et fait un geste de la main, comme s’il ôtait de ses oreilles des écouteurs invisibles. Il les enlèvera un instant et à moi, impatiente, concédera quelque attention.

— Ce que… je fais ?

— Tu allumes les cigarettes avec des allumettes !

— Et avec quoi d’autre le devrais-je ?

Maintenant, il est prêt à déposer tout à fait les écouteurs invisibles. Ça l’intéresse d’apprendre quelque chose de neuf, d’inattendu. Il attend que je lui dise où le soleil peut se lever en dehors de l’est. Que sur la route où il passe quotidiennement, un homme est tué chaque jour, ça, il le sait déjà.

— Avec la bougie ! Tu sais bien que nous n’avons pas assez d’allumettes. Il est difficile d’en trouver. Quand la bougie brûle, utilise-la pour allumer tes cigarettes.

Il y a déjà trop de mots dans notre membrane sourde. Aussi complexes et ainsi prononcés, tous sont indignes. Sans eux, nous serions deux organites puisant à l’unisson avant que, muets, le sommeil ne les emporte.

Il me regarde comme s’il était devant un enfant benêt qui ne comprendrait rien et auquel il faudrait tout expliquer en détail.

— Je ne peux pas !

— Qu’est-ce que… tu ne peux pas ?

— Allumer les cigarettes avec la bougie !

— Pourquoi ?

— Chaque fois que quelqu’un le fait, quelque part dans le monde meurt un homme.

S’il l’énonçait à la lumière du jour ou si une ampoule brillait dans la chambre, j’éclaterais de rire. J’aime quand la chambre est illuminée comme une salle d’opération. Je pourrais même alors évoquer des images cinématographiques où Il allumerait une cigarette avec la bougie éclairant un dîner en tête à tête. D’abord à elle, puis à lui. Tout ce temps, Il La regarderait dans les yeux et le public dans le noir pousserait un profond soupir unanime.

D’ailleurs, quoi qu’on fasse, un homme au moins meurt dans le monde à chaque seconde. Il existe une statistique glaciale qui en parle. Elle est là, dans les livres que n’atteint pas la lumière de la bougie. C’est pourquoi sa réponse, tout à coup, et de façon inattendue, se met à me lier comme une règle sacrée qu’on énoncerait à l’oreille d’un infortuné novice.

2.

Peut-être un jour verserai-je dans sa paume toutes ces allumettes et lui dirai-je :

— Voici le nombre de personnes que tu as sauvées de la mort !

À ce moment les boules de feu ne tomberont pas sur la ville assiégée, les gens n’y succomberont pas criblés de fins éclats incandescents. Ils mourront à nouveau de maladie et de vieillesse. Les ampoules brûleront à nouveau et plus personne ne sera obligé d’allumer sa cigarette avec une bougie. On ne verra plus ça que dans les images cinématographiques.

Ça fait trois jours que je rassemble les allumettes brûlées. Je les entasse dans une boîte vide de crème Solea, revêtue de l’inscription : Vsebina 250 can. Même sans cette inscription, je pourrais à sa taille estimer qu’elle peut contenir encore une centaine d’allumettes. Certaines sont tombées dans le cendrier. Le lendemain matin, je les retire de dessous les mégots. Après ça, les pointes de l’index et du pouce sentent mauvais tout le jour et le garçon fronce les sourcils quand je lui touche le bout du nez.

Les allumettes qu’il pose dans la soucoupe à côté de la bougie ne sentent pas mauvais. Je trouve même agréable l’odeur légèrement piquante qui reste après qu’ait brûlé la petite tête en phosphore. Quand j’enlève le couvercle de la boîte en fer-blanc et que je compte les allumettes, je ne sens que l’odeur subsistant de la crème, douce comme les aisselles désodorisées d’une femme en été. Là, blotties, reposent les âmes épargnées. Pour l’instant, il y en a vingt-cinq. Quand je referme la boîte, elles ressuscitent. Je tends l’oreille, tandis que la boîte repose dans ma paume. Vingt-cinq âmes épargnées reposent dans ma paume. Aujourd’hui, dans la ville assiégée, d’une seule boule de feu (arrivée de la colline sombre qu’arpentent de mauvais hommes), quinze personnes ont trouvé la mort. Ceux-là, nul n’a voulu les épargner. Je verrai demain leurs visages dans les faire-part des journaux. Et ces âmes épargnées, dans ma paume ? Quel est leur âge ? Et quel est leur visage ? Combien de bonté s’y cache ? Savent-elles qu’il existe quelque part en ce monde une ville assiégée, et dans cette ville les gardiens de leur vie ?

3.

J’ai découvert l’origine de cette histoire de bougie et de cigarette. C’était un matin calme mais comme maléfique. Par des matins pareils, je tends la main vers les livres de l’étagère. Je les ouvre, les feuillette du bout des doigts, les repose… De l’un d’eux est tombé un vieux ticket de caisse. À la page d’où il est tombé, à la dernière ligne, est écrit qu’à chaque fois qu’on allume une cigarette avec une bougie, quelque part dans le monde, un marin meurt. C’est un livre de Dario Dz., notre ex-voisin. Il fumait beaucoup et allumait chaque cigarette à la précédente. Aujourd’hui, Dario Dz. lui aussi est quelque part dans le monde. Et les marins, eux, sont dans quelque port, sur quelque mer, sur quelque bateau, dans quelque bistrot du port, dans les bras payés de quelque dame du port… Y en a-t-il là où vit à présent Dario Dz. ? D’ailleurs, si on devait aujourd’hui citer à l’écrivain sa phrase publiée autrefois, peut-être ne saurait-il même plus qu’elle est de lui.

Comme dans ce film… qui s’appelait La Nuit ? Une femme et un homme sortent d’une maison après une longue et pénible nuit qui a fait d’eux des étrangers. Ils sont assis sur une pelouse. À l’aube. Elle tire de son sac une vieille lettre. La lit tout haut. Accentue chaque phrase. Les déclarations d’amour, les mots tendres, les serments, les appels à l’éternité… Quand elle replie la lettre, elle la remet dans le sac et regarde l’homme d’un air interrogateur. Il demande :

— Qui t’a écrit ça ?

— Toi ?

Le « quelque part dans le monde » de Dario est maintenant l’Amérique. Chacun porte sa peine, même s’il n’est pas dans la ville assiégée. Mais rien ne l’oblige à penser aux allumettes et aux bougies. Il peut allumer dix ampoules et transformer la chambre en salle d’opération illuminée, sans coins sourds qui rongent l’espace et où nichent des questions douloureuses. Il allume ses cigarettes avec un briquet. La première du matin avec un briquet, puis le reste de la journée chaque cigarette à la précédente. Quand le briquet est vide ou qu’il le perd, il en achète un autre. Il a tout loisir de choisir à chaque fois une nouvelle couleur et une nouvelle marque. Et à nous, il a laissé toutes les âmes des marins. Tout leur poids, il l’a laissé tomber sur nos âmes fatiguées, que même le sommeil n’emporte plus.

— Tu connais l’adresse de Dario en Amérique ?

— Quel Dario ?

— L’écrivain Dario. Dario l’écrivain.

— L’écrivain ? Connais pas. Pourquoi tu en as besoin ?

— Comme ça.

4.

Ce matin, je n’ai déposé dans la boîte en fer-blanc que trois allumettes. Toutes trois puent le mégot. Dans la boîte reste encore de la place. Quand je la passe d’une main à l’autre, des sons gais en émanent, les sons de petites âmes qui glissent et se cognent légèrement. Elles jouissent de peser moins. Le garçon, quand il m’a vu hier jouer avec la boîte, m’a dit :

— Maintenant, c’est toi l’enfant, tu as un hochet. Tu as vraiment un vilain hochet.

À présent, j’ai aussi besoin d’une autre boîte. Avant d’en trouver une meilleure, j’utiliserai la boîte vide qui renfermait jadis de longues et grosses allumettes à têtes jaunes phosphorescentes. Il y est inscrit : Budapest. J’y suis allée un jour, mais je ne me souviens plus du bâtiment sur la photo. Pas vilain, mais il ne vaut pas de retourner dans cette ville.

Bientôt, cette boîte se désagrégera totalement. Les bords en sont déjà bien abîmés. Pour le moment, elle contient une petite boule de paraffine.

Des pareilles, tandis que nous sommes assis autour de la bougie, il en fait trois ou quatre par soirée. Il prend avec ses doigts la paraffine qui coule. Sans doute aime-t-il ce contact chaud mais sans être brûlant, assez pour rendre plus intime la chambre plutôt froide. Un morceau de paraffine glisse dans la soucoupe. Avec ce qui lui reste entre les doigts, des extrémités du pouce et de l’index, il façonne une boule. À moitié façonnée, il la met dans sa paume et la moule avec l’index de l’autre main. Il prend ma main, la tient par le poignet, dépose dans sa paume la boule déjà lisse et refroidie. N’y subsiste pas même la chaleur fugace transmise par sa paume.

La boule dans ma paume, il la touche encore une fois de l’index. Outre le léger chatouillement de la boule de paraffine, je sens maintenant la pulpe de son doigt. Le lendemain, je ramasse les boules de paraffine sur la petite table et je les mets dans un bocal de verre portant l’inscription Kompot svetsky. Sous le premier mot sont dessinées deux prunes bleues. Quand j’ai rassemblé suffisamment de boules, je les coule en une fine bougie.

Pourtant, ce matin, la boule de paraffine, une seule, je l’ai mise dans cette boîte avec l’inscription Budapest. C’est que c’est arrivé !

Rien de spécial ne l’avait annoncé. Le jour était banal. Il est rentré tard. Sans signe de particulière fatigue. La sourde membrane était déjà dans la chambre. Vers minuit, il a pris une cigarette du paquet à demi vide, l’a approchée de sa bouche et, avant d’entrouvrir les lèvres, a fait la grimace qu’ont les gens quand le nez les chatouille et que leurs mains sont occupées. Il a porté la mâchoire inférieure vers le haut et les lèvres vers le bout du nez. La lèvre supérieure, bizarrement étirée, a touché le nez. Rien de particulier.

Je n’ai souvenance d’aucune image cinématographique où l’acteur fasse une chose pareille avant de tuer quelqu’un.

De sa main droite, il a saisi la bougie. Il l’a soulevée avec la soucoupe à laquelle l’attachait une large plaque de paraffine. Il y a sur la soucoupe l’image d’une dame rococo, en trois couleurs. Gris, violet, doré. La dame est assise sur une balançoire et un long arc la sépare de son chevalier servant qui sans doute l’a poussée et attend qu’elle lui revienne. La plaque de paraffine cache une portion de l’image. On ne voit pas une partie du visage de la dame. On voit la perruque, comiquement frisée. Et les pieds de la dame. Peints en gris et violet. Ils sont séparés l’un de l’autre et s’y pavanent de fines chaussures. Les petites chaussures dorées de la dame rococo. Lorsque l’image est tout à fait apparente et que la lumière du jour éclaire la chambre, tout semble différent. Comme privé de couleur, de tension dramatique.

La bougie dans sa main s’est approchée du bout de la cigarette. Le long de la fine colonne a glissé une coulée de paraffine échappée du cratère qui entoure la mèche. Elle a recouvert le pied gauche de la dame. Quelque temps encore on a pu l’apercevoir sous la petite mare de paraffine transparente, jusqu’à ce qu’elle se soit tout à fait refroidie, figée, muée en raccommodage opaque. Obnubilée par le pied de la dame, j’avais oublié le marin debout sur le pont du bateau, en route d’un continent à l’autre. D’un pouce puissant, il tasse du tabac dans sa pipe. Il a tourné le dos au vent. A-t-il gratté une allumette ? Il a approché la pipe. Et il est tombé. Comme fauché. Comme lorsqu’un joueur avec son pion élimine l’adversaire et que celui-ci plus jamais ne se tiendra sur son chemin.

5.

Il fume. Trois jours et deux nuits il a été absent. Dans la ville assiégée, les hommes ont des obligations qui les tiennent souvent hors de chez eux. Devrais-je lui dire que la nuit avant sa dernière absence il a tué un marin ? Je le lui dirai. Je le lui dirai demain : — Tends les mains. Paumes vers le haut.

Je déposerai sur la gauche la boîte en fer-blanc, sur la droite cette boîte dans laquelle autrefois se trouvaient les longues allumettes. Je reculerai et je dirai :

— Ce sont les âmes que tu as épargnées et une non.

Va-t-il sentir la différence de poids ?

Mon Dieu, combien dans ces géantes paramécies, au sein de leur membrane sourde, les mots et les jeux acquièrent une pesanteur qu’il vaut mieux oublier le lendemain.

— Donne-moi une cigarette !

— Depuis quand tu fumes ?

— Depuis ce soir… Voilà.

Il secoue légèrement le paquet et une cigarette en glisse. Je la cueille avec les doigts de la main droite et de la gauche soulève bougie et soucoupe. La coulée de paraffine glisse le long du fin pilier pour engloutir bientôt l’autre pied de la dame rococo. Seul émerge encore le bout d’une petite chaussure, pas plus grand qu’une pointe d’aiguille.

La dame est totalement étouffée par la plaque de paraffine. Ainsi d’ailleurs que son étrange chevalier servant attendant qu’elle lui revienne en arc sur la balançoire… Le voilà disparu. Leur jeu frivole à présent étouffé sous une plaque de paraffine durcie.

Maintenant, nous sommes paisibles. Pour quelques instants au moins. J’aspire maladroitement la fumée du tabac et je tousse. Il n’y a plus de marins dont les vies et les âmes dépendent de nos petits gestes et décisions, fatigues et oublis. Plus de chevalier servant et de dame dont le jeu soit entre nos mains. Rien que nous deux, attendant le sommeil. Aujourd’hui, une fois de plus, des gens sont tombés dans la ville assiégée. Peut-être leurs noms et leurs photos dans les faire-part alimenteront-ils quelque jour un autre récit. Comme la paraffine qu’on façonne en boule puis dépose refroidie sur une paume tendue.

Je ne jetterai pas ces deux boîtes. Je ne les viderai pas. Je les oublierai quelque part dans un des coins sombres qui rongent le

quadrilatère de la chambre. Un jour, sous un éclairage redevenu éblouissant, tomberai-je dessus ?

Demanderai-je :

— Qui les a déposées ici ?

Saurai-je dire :

— Moi !

Traduit du bosniaque par Spomenka Dzumhur et Gérard Adam

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