Peuple de peu de foi! Que deviennent tes vaches? Et que ne songes-tu à leurs intercesseurs? Les Monon, les Walhère au fond de leurs chapelles resteront-ils longtemps privés de ta ferveur? Loin de tes dévotions faut-il qu’ils s’assoupissent sur l’autel d’une église que tu ne fréquentes plus? Tu les crois impuissants quand il faut qu’ils agissent? Aux maladies nouvelles ils ne seraient pas rompus? Ce n’est pas de leur temps? Les prions les effraient? Et toutes tes prières ne les atteignent pas? Leurs contrats de sainteté seraient-ils donc caduques? Seraient-ils périmés sans le zèle de ta foi? Mais, s’ils croisent les bras devant ce qui se passe, ne s’agirait-il pas de redire leur nom et de les ranimer de leur désuétude pour qu’ils sauvent les vaches de cette génération? Que Monon dans la main reprenne bravement sa palme et fièrement son livre et qu’il caresse enfin, avec cette bonté qui apaise et qui calme, la tête de la vache qui à ses pieds se tient! Prions, prions, mes frères, pour les vaches martyres et que ce mot n’évoque plus la contagion, mais redevienne celui qui toujours nous invite à plus de sainteté et plus d’adoration!

Que sont devenus les temps anciens où les requêtes affluaient, où les saints patrons prospéraient, où chaque village de nos campagnes se flattait de son spécialiste qu’on venait consulter de loin? Ces saints étaient des avocats qui exerçaient leur ministère auprès de Dieu qui écoutait, de vrais professionnels et qui savaient plaider : à cette époque, Dieu exauçait. Chacun dans son secteur, dans sa spécialité, s’était fait une réputation solide qu’aucun autre saint, aucun confrère ne lui contestait. Il s’agissait pour nous, selon notre demande, de nous rendre à la bonne adresse et d’avoir bien choisi notre interlocuteur. Appoline pour les dents. Agathe pour les seins. Agapit pour le ventre. Lucie pour les yeux. Renelde pour les brûlures. Erasme, les coliques. Rolande, le lumbago. Lupicin, les vertiges. Thibaut, les quintes de toux. Marguerite, les accouchements de la région de Liège, de Verviers et de Huy, Ghislain, les accouchements du côté de Thuin et de Charleroi : beaucoup de travail, sans doute, qu’il fallait qu’ils se partagent. Marcellin, les rhumatismes des habitants de Chokier, Lambert, les rhumatismes des habitants d’Emines, Loup, ceux de Florenville, Firmin, ceux de Richelle : une spécialité très très spécialisée. Et les saints s’occupaient non seulement de notre santé, mais de tous les tracas, les petits soucis, les aléas de la vie quotidienne. La foudre sur le toit était pour saint Donat. Les objets égarés étaient pour saint Antoine. Saint Expédit hâtait nos affaires urgentes (1).

Parmi les plaidoiries que Dieu, chaque matin, de ses heureusement assez vastes oreilles, se devait d’écouter, beaucoup dans nos campagnes servaient les animaux. Certains patrons intercédaient dans le cadre d’une maladie bien spécifique et avaient comme clientèle toutes les espèces qui en souffraient, comme Hubert pour la rage et comme Roch pour la peste, mais d’autres, au contraire, se spécialisaient dans une espèce particulière et traitaient en généralistes les affections qui l’accablaient : Begge s’occupait des poules, Antoine des cochons, Eloi des chevaux, Gertrude des souris. D’autres encore, tel saint Benoît, se consacraient généreusement à toutes les bêtes et à toutes les affections (2). Plusieurs saints avaient la protection du bétail pour unique attribution -ainsi saint Raymond à Anloy, à Bellevaux, à Carlsbourg, à Villance-, tandis que d’autres l’avaient pour branche principale, sans toutefois refuser leur attention aux hommes -saint Pompée, à Amay, prié pour les cochons, l’était également pour les enfants atteints de la croûte de lait; saint Véron, à Ragnies, invoqué en faveur du bétail, était volontiers imploré pour plusieurs affections humaines, la méningite, la migraine et le choléra. D’autres encore ne se consacraient au bétail que de manière secondaire, par un élargissement de leur spécialité : la Marguerite des accouchements aidait les vaches dans le vêlage et l’Agapit des maux de ventre n’était pas insensible aux coliques des chevaux.

A l’origine de ces attachements entre saints et bêtes il y avait toujours quelque anecdote qui venait expliquer le lien : Druon avait été berger à Sebourg (3), Gerlac avait gardé les cochons à Houtem (4), Gérard avait ressuscité une mule (5), Antoine avait guéri un porcelet atteint de cécité (6). Les sympathies souvent étaient toutes symboliques et les affinités parfois onomastiques : saint Corneille se vouait sans retenue aux bêtes à cornes (7), saint Gal était touché par les galinacés (8), saint Etton se portait au secours des tétons des pis de vaches (9).

Il n’y a pas très longtemps que fut enrayée la peste bovine. Jusqu’en 1872, elle ravagea l’Europe. La pleuropneumonie contagieuse ne disparut, quant à elle, qu’en 1897. La morve du cheval ne fut définitivement vaincue qu’après 1918. Une lutte efficace contre la fièvre aphteuse ne fut entreprise qu’après 1945. La tuberculose bovine ne fut jugulée qu’après 1958. Les mesures prises avant ces dates ne traitaient pas le mal, mais freinaient seulement sa propagation. Elles se bornaient à isoler les animaux soupçonnés d’être malades, à abattre ceux atteints à un degré incurable et à enterrer loin des étables les bêtes mortes. On attribuait la fièvre aphteuse à l’humidité et la pleuropneumonie contagieuse à de vagues causes telluriques, on ignorait l’origine réelle de ces fléaux, on se croyait la proie de forces surhumaines et on priait les saints (10). On allait en pèlerinage, on accomplissait les dévotions requises, messes, communions, offrandes, prières, processions, trois, six, neuf tours d’église, intérieurs, extérieurs, achat de la médaille, provision d’eau bénite, de parcelles de bois bénit, de touffes de paille bénite, captation au sein d’un mouchoir des essences sacrées émanant de la relique, ou, à défaut, de la statue, bref grande collecte de tout ce qui par contact transmettait le pouvoir du saint : on se constituait une pharmacie divine qu’on emportait chez soi pour soigner son bétail. De Fosses-la-Ville on ramenait les baguettes bénites au nom de sainte Brigide dûment frottées à la statue qui trônait derrière l’autel et on les plaçait dans l’étable au moment des vêlages (11). De Noble-Haie on rapportait du pain bénit qui guérissait les porcs malades et d’Amay de la terre qui avait le même effet. A Hakendover on prenait de l’eau et une branche d’épine pour les affections des chevaux. A Nassogne on se munissait des herbes et des feuilles qui décoraient le parcours de la procession, non sans avoir pris soin de les avoir frottées à la châsse de saint Monon. Chargées du fluide mystérieux, elles étaient accrochées dans l’étable, données en pâture aux bêtes malades ou infusées dans l’eau bouillante en cas de diarrhée des veaux (12). C’étaient des objets protecteurs, des fétiches, des talismans, les prolongements concrets de la thaumaturgie des saints, chargés de propriétés curatives intrinsèques obtenues par contact ou par bénédiction. On pouvait en faire provision sans qu’ils perdissent leur potentiel. Et tous les gestes, toutes les coutumes qui y étaient liés occupaient une grande part du souci des fermiers (13).

Hélas, le monde a changé! On ne voit plus de paysan qui, un cierge à la main, accomplit autour de sa ferme dévotement un “tour de lumière” qui l’abritera des maléfices (14) ou qui à la Chandeleur brûle dans son étable, afin de la purifier, des baies de genévrier (15) ou pousse son troupeau -la coutume des Churôdes (16)- dans les cendres encore chaudes afin de préserver ses bêtes des mauvais sorts et de la colique. Ce paysan n’est plus, qui était pourtant resté, à travers les siècles, l’héritier des païennes coutumes des Palilia (17) chantées par les poètes du règne d’Auguste : “Le berger après boire, dit Tibulle, allumera des amas de paille légère et franchira en sautant les flammes sacrées” (II, 5, 87) et Properce célèbre “ces tas de foins enflammés qu’une troupe de gens ivres franchit avec ses pieds mal lavés” (V, 4, 73), Ovide nous apprend que “c’est par trois fois que les assistants chacun à son tour ont à faire ce saut par-dessus les flammes” (Fastes, IV, 727, 782, 801) et nous informe que ce qu’on attendait de Palès était “vigueur pour les mâles, fécondité pour les femelles, abondance de laine souple et facile à filer, des mamelles gonflées de lait et des corbeilles pleines de fromages” (IV, 746 et sq.).

Mais il nous faut quitter ces vaines nostalgies et revenir à nos moutons, et de la dévotion saisir la panoplie pour se refaire une religion. Des saints patrons je veux faire l’apologie et je reprends la partition des prières qu’il faut qu’on sache afin de secourir les vaches et réparer leur condition. Car puisque notre démesure a voulu, contre la nature, l’obliger à manger les siens, le bovin outragé se venge en ruminant une revanche qu’après tout, nous méritons bien, se refusant à notre assiette et nous contraignant à la diète, ou à nous faire végétariens. Mais, afin que les choses s’arrangent et, faisant place à la louange, que tout se termine en chansons,  ci-dessous voici des cantiques que de nos voix toutes séraphiques nous entonnerons à l’unisson…

Il est temps de reprendre le chemin de Nassogne (18) et d’aller célébrer la fête de saint Monon, de mêler notre chant à tous ceux qui entonnent un hymne à la louange de ce grand saint patron :

“O grand martyr O saint Monon

Nous prions Dieu en votre nom

Pour nos champs et pour nos villages

Pour nos troupeaux aux pâturages

Pour le blé qui lève au sillon

Protégez-nous, ô saint Monon” (19).

“Par ce saint seront bannies

Les maladies

Qui affligent nos troupeaux

Nos grains parmi les campagnes

Et les montagnes

Croîtront libres de tous maux” (20).

Il est temps également d’aller voir saint Walhère lors de la grande fête qui rassemble à Onhaye (21) les fidèles qui le chantent et viennent l’adorer par le verbe sacré d’une fervente prière :

“Saint protecteur de nos pauvres natures,

Protégez-nous, nous et nos bestiaux;

A tous nos maux opposez vos tortures,

Loin de nos toits chassez tous les fléaux.

Du Tout-Puissant détournez la colère,

Fléchissez-le dans nos calamités…

Dans tous les temps, ô notre saint Walhère,

Gardez nos fils, nos biens et nos santés” (22).

(1) Pour les informations relatives aux attributions de chaque saint, voir le savoureux ouvrage de : CHALON, J., Fétiches, idoles et amulettes, 2 vol., Namur, Chalon, s.d. (1921). Voir également : TRICOT-ROYER, Dr, La médecine religieuse en Belgique. Saints invoqués et lieux de pèlerinage dans Revue de Thérapeutique Meurice, n°18 (15-1-1939). Voir encore : VAN GENNEP, A., Le folklore de la Flandre et du Hainaut français, 2 tomes, Paris, G.-P. Maisonneuve, 1935 (I) et 1936 (II).

(2) La médaille de saint Benoît que les paysans de la Hesbaye liégeoise avaient coutume d’accrocher dans les étables était douée des pouvoirs les plus divers. Selon P. Guéranger (Essai sur l’origine, la signification et les privilèges de la médaile ou croix de saint Benoît, Poitiers, Oudin, 1862), cette médaille donne la fécondité aux poules (p.85), guérit un cheval ensorcelé (p.71), des vaches malades (pp.86-87), arrête les chevaux qui ont pris le mors aux dents et fait galoper ceux qui ne veulent pas bouger (pp.69-70 et 72-75).

(3) Saint Druon, sa vie et son culte, d’après l’ancien manuscrit conservé autrefois dans l’église de Sebourg, Valenciennes, Seulin et Dehon, 1908, p.5.

(4) HOCK, A., Croyances et remèdes populaires au pays de Liège, Liège, Vaillant-Carmanne, 1888, p.13.

(5) SAINT-OMER (Père), Le thaumaturge du XVIIIème siècle, ou la vie, les vertus et les mirales de saint Gérard Majella, Bruges, Desclée, De Brouwer et Cie, 1905, p.118.

(6) REAU, L., Iconographie de l’art chrétien. Tome III: Iconographie des saints, Paris, P.U.F., 1955-1959, p.101.

(7) A Arquennes, Donstiennes, Forge-Philippe, Frasnes-lez-Gosselies, Grandrieu notamment, d’après des enquêtes effectuées en 1971 dans ces villages. Voir aussi : CHALON, J., Op.cit., vol. 1, pp. 26 et 204.

(8) Renseignement fourni par Monsieur Mammerickx, Docteur en médecine vétérinaire à Bruxelles.

(9) Renseignement fourni par Monsieur Hennuy, de Thuillies, qui a lui-même reçu l’information de Monsieur Claude Goffin, antiquaire à Thuin. Notons que le processus inverse a lieu également. Le charbon du porc se dit “Feu Saint-Antoine”. La teigne des vaches se dit “Roues de sainte Catherine”, par allusion à l’instrument de son supplice. Rodolphe de Warsage (Essai d’une hagiographie populaire wallonne dans Le folklore brabançon, n°83 (avril 1935), p.293) explique que certains saints naquirent d’un simple jeu de mots, comme sainte Poyète (Poulette), fêtée le 30 juillet à la chapelle de La Gleixhe, près de Horion-Hozémont, et priée pour la réussite des poussins.

(10) Toutes les informations qui précèdent viennent de : MAMMERICKX, M., Histoire de la médecine vétérinaire belge, Mémoires de l’Académie Royale de Médecine de Belgique, tome V, n°4, Bruxelles, 1967, pp. 273-289.

(11) CREPIN, J., Notice historique sur le culte de sainte Brigide en la ville de Fosses, au diocèse de Namur, Fosses, Duculot-Roulin, 1913, p.6. Voir aussi : DANHAIVE, F., Moeurs et spots du terroir de Namur-Nord, Namur, Chantraine, 1925, p.19. Voir encore : GOUGAUD, Dom L., Les saints irlandais hors d’Irlande, Louvain-Oxford, 1936, p.29. Voir aussi : CHALON, J., Op.cit., vol.1, p.38.

(12) Pratiques attestées, la première à Bure, la deuxième à Grune, Hampteau, Les Hayons, Hives, Samrée et Tillet, la troisième à Beausaint (résultats d’enquêtes sur place en 1971).

(13) Voir : CHALON, J., Op.cit., vol.1, pp. 48-49.

(14) de WARSAGE, R., Le calendrier populaire wallon, Anvers, Tavernier, 1920, n°210.

(15) de REINSBERG-DURINGSFELD, O., Traditions et légendes de la Belgique. Description des fêtes religieuses et civiles, usages, croyances et pratiques populaires des Belges anciens et modernes, Bruxelles, Claassen, 1870, vol. 1, p. 92.

(16) Les Churôdes (Condroz) ou Chérôdes (Famenne) : le mot vient du wallon r’churer (récurer) et désigne une véritable purification. Voir ROUSSEAU, F., Légendes et coutumes du pays de Namur, Bruxelles, Imprimerie médicale et scientifique, 1920, p.44

(17) Les Palilia étaient des fêtes en l’honneur de Palès, déesse des troupeaux et des bergers. Voir SAINTYVES, P., Essais de folklore biblique, Paris, Nourry, 1922, pp.52-53.

(18) La Saint-Monon s’y fête le dimanche qui suit l’Ascension.

(19) Refrain du Cantique à saint Monon, tel qu’on l’exécute le jour de la fête de Nassogne et de celle de Petit-Han, hameau de Grandhan.

(20) Extrait de l’Air spirituel sur les louanges de saint Monon et de la Confrérie érigée en son honneur, Confrérie de saint Monon, Namur, 1911.

(21) La fête de saint Walhère à Onhaye près de Dinant a lieu le dimanche qui suit le 23 juin. A cette même date, Chevetogne et Rienne sont aussi l’objet de pèlerinages à saint Walhère.

(22) Extrait de JANUS, R.E., Onhaye et saint Walhère, Dinant, Janus, 1945, pp. 105-106.

 

 

(Toujours, ce genre d’objets étaient bénits en un endroit précis -telle église, telle chapelle, connue pour ses miracles-, au nom d’un saint bien spécifique dont le pouvoir s’insinuait dans la matière -la baguette, l’herbe, les feuilles, l’eau, le pain, la médaille-, et ils étaient employés directement, matériellement à la guérison des bêtes. Tels des médicaments.)

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