JEAN LOUVET
Corps blanc des hommes de l’ombre
La veille
il était rentré de son verger
un verger en pente sauvage
groseilliers par ses soins rouges et noirs
framboises aussi et les poiriers il y en avait
verger en pente
au bord d’un ravin
et là le
le vertige
non l’autre
pas celui que donnent les ravins
l’autre
septante ans
pas tellement vieux
ce jour-là il n’est plus retourné au verger comme
il en avait l’habitude après la pause de la tasse de café
je l’ai lavé
qui peut dire
mon père je l’ai aimé mon père je l’ai lavé oui
son corps partait dans tous les sens
doucement
les bras, les épaules, genoux, les pieds
dans le vide
le vide encore penché mourant
au bord du lit
le corps que je ramenais dans mes mains savonneuses
comme un corps qu’on veut éveiller réveiller
sous l’eau froide le matin
ici
c’était le soir
le corps blanc de mon père car le soleil le marquait peu
le corps blanc
des hommes de l’ombre
mineurs de fond
photographe dans son labo
premier chrétien des catacombes
il a vu tant de bonheur
mariages et communions
témoin discret et élégant
témoin du bonheur des autres
il photographiait
il était photographe après
après sa journée
beaucoup travaillé
dans le verger en pente aussi
c’est là qu’il aurait voulu longtemps
plus longtemps
il photographiait le bonheur des autres
le corps pâle
cheveux blancs
On ne lave qu’une fois son père dans sa vie
l’eau est sale
Va-t’en savoir
jusqu’où on peut laver son père
les mains, les bras, les pieds
le visage longuement
oui dit-il à une question que je n’avais pas posée
sans doute à une question qu’il se posait lui
et qui était trop grave pour que je la connaisse moi
son enfant qui le lavait à son tour
corps blanc des hommes de l’ombre
farine des cheveux
et le corps que je ramenais
dans ma main
Il ne faut plus laisser les gens mourir n’importe
comment
il faut s’en occuper
ne va pas trop vite dit-il
non
j’ai dit non
quand on dit non, ça a un sens évidemment
mais aujourd’hui je sais trop tard que j’allais trop vite
ma main aurait dû ralentir
sur ses lèvres et ses yeux
je ne savais pas que c’était la première
que c’était la dernière fois
que je lavais mon père
et je versais sur lui
à cette eau qui coulait sur son corps
se mêlait l’eau
de sa sueur
de ses dernières larmes
une eau de vie et de mort
qui sentait déjà la violette
le parfum des morts en ce temps-là
l’eau des baptêmes
l’eau des cuvettes de son laboratoire
l’eau des pluies sur son verger en pente
l’eau retenue par la terre
eau et corps mélangés
que je lavais pétrissais
je suis content d’avoir fait cela
quand on sait qu’on va mourir n’importe comment
on n’a pas le choix
on vit n’importe comment
il ne faut plus