Mes trois cercles wallons

René Hénoumont,

Au vrai, je suis plutôt valeureux Liégeois. Être wallon, oui dà, comme on est persan. Né à La Préalle-Herstal où je n’ai que des souvenirs olfactifs de ma petite enfance, odeurs de charbon et de trains, je fus longtemps de ce quartier du Nord qui rayonne depuis Coronmeuse jusqu’à l’ancien vignoble et est relié au centre par le cordon ombilical de la rue Saint-Léonard, la strada Leonarda… si aimablement italianisée. Dans les années trente, les hauteurs dominant Coronmeuse étaient encore vertes, partagées par des jardins pentus entre les terrils, quelques fermes et le parc de Bernalmont. En face de chez nous, un grand verger abandonné portait le joli nom de bois Musique. Ce fut mon terrain d’aventures, d’érables en vieux poiriers, de tranchées d’août 14 en talus couverts de sureaux. J’ai découvert, il y a peu, que le verger avait été la propriété d’un fermier nommé Muziek, dommage, je n’aurais pas dû consulter les archives ! Ma parentèle ardennaise se partageait entre le quartier du Nord, La Préalle et Vottem. Dans ma famille, on parlait le wallon comme on respire, celui de la vallée de l’Ourthe, notre berceau tant du côté de mon père que de ma mère.

Quoique mixé de franco-liégeois, le dialecte était encore dominant. À la communale de la rue Morinval, Monsieur le maître nous interdisait de parler wallon à la récré mais, paradoxalement, il nous apprit à ânonner Li tchant dès Wallons et à réciter de mémoire l’un ou l’autre poème, Henri Simon (Li Mwèrt di l’Abe) ou Joseph Mignolet. Durant les vacances au village de mon père, sur les hauts de l’Ourthe, je n’entendais que le wallon et, de retour à Liège, j’accompagnais, le samedi, mes parents fidèles abonnés du théâtre du Trianon, petit vaisseau rouge et doré, inexplicablement rasé dans les folies urbanistiques des années septante.

Opérettes à trois danseuses ou classiques, je pense avoir jusqu’à mes seize ans fait le tour du répertoire. On ne m’apprit jamais la syntaxe wallonne, j’avais du wallon une perception purement orale, jusqu’au jour où je pris connaissance du dictionnaire de Jean Haust, où je piquai les expressions les plus savoureuses qui pavoisent Un oiseau pour le chat. À jamais, je sus que la lettre -q- en wallon n’existe pas, d’où pékèt et kinkèt, et que le wallon liégeois recouvre une vaste région où l’on appelle norèt le mouchoir de cou.

Mais je m’avance trop, il y eut le lycée, l’athénée, fief laïque en plein territoire catholique de la ville. Là, plus question du wallon, mais du grec et du latin et avec quelques distances le flamand que l’on regardait de haut en humanités anciennes. Fini le wallon et la communale ! Plus de pauvres petits élèves en sabots, tablier noir, pèlerine, plus de menaces d’aller travailler dans la mine, si je ne « marchais » pas bien à l’école. Les charbonnages, les houillères furent omniprésents dans mon premier cercle wallon. J’entends encore le roulis des gros souliers cloutés des mineurs dévalant à l’heure de la relevée notre rue pentue. Lorsqu’on m’envoyait à la cave pour l’une ou l’autre raison, le bruit des berlines et la voix des mineurs dans la galerie passant sous la maison me parvenaient, et ce monde souterrain m’incitait à remonter au plus vite pour me jeter dans les jupes de ma mère. Ce furent mes Indes noires, mon Amérique du charbon, comme un lac sombre sous la maison. J’aspirais aux vacances dans la verte vallée de l’Ourthe comme l’asthmatique en manque d’oxygène.

Ce fut mon premier cercle wallon, essentiellement liégeois et ardennais durant les étés où je redevenais petit paysan en gros souliers bouseux.

Je n’ignorais pas que j’étais wallon, que la Wallonie était mon pays creusé en son centre par le sillon mosan où se dressaient les citadelles des occupants qui nous imposèrent leurs lois, d’où la finasserie wallonne, la moquerie, l’esprit de contestation. Vint le 10 mai 40, la guerre que l’on craignait tant et que l’on ne voulait pas faire. L’Exode, la découverte du Midi, les plus belles vacances de ma vie ; méridional en espadrilles, je fus adopté, choyé. En août 40, je n’avais aucune envie de retrouver Liège et ses terrils.

Un soir à Quillan-sur-Aude, à une terrasse, des réfugiés parlaient… et le wallon me tomba dessus comme un foulard de soie déployé pour sécher les larmes qui me montaient aux yeux.

Quatre jours après, j’étais de retour dans ma ville. J’avais vu la guerre de près, découvert le Hainaut sous un ciel à croix gammées, une autre Wallonie, proche de Liège avec ses terrils et ses maisons à cagibis. J’avais, dans les montagnes Pyrénées, réalisé mes rêves les plus fous. Piégé, j’étais par l’Occupation, quatre ans obligés en rêvant de la Méditerranée. Vinrent les années où, journaliste à Liège, je fus Liégeois du centre-ville, en Bergerue, à côté de la Vierge de del Cour qui est une fille de l’Ourthe puisque le grand sculpteur est né en Insècourt à Hamoir. Le wallon, la Wallonie, il en fut souvent question en ces années-là où les premiers ferments du fédéralisme agitaient le monde politique. Plus encore durant la Question Royale où les morts de Grâce-Berleur mirent fin au règne de Léopold III et aux États généraux de Wallonie qui allaient scinder la Belgique en deux. Au début des années cinquante, le quotidien au titre fluvial qui m’occupait me trouva dissipé — je vous demande un peu ! Je quittai Liège à jamais et commença mon deuxième cercle wallon, car c’est depuis Bruxelles durant mes années moustiquantes que je découvris une autre part de la Wallonie, à Marcinelle et Charleroi, terres des éditions Dupuis et de la B.D.

Mais c’est à Bruxelles que j’entendis pour la première fois : « C’est un wallon ! », mes -h- aspirés me trahissant. J’étais donc wallon mais d’Ixelles où je logeais, copinant avec un vieux voisin, intéressant unijambiste de la guerre 14-18, Liégeois bien sûr en son petit atelier au bout d’un jardin où il s’occupait à la demande à « électrifier », si j’ose dire, de vieilles lampes à pétrole, le kinkèt de ma petite enfance, en m’offrant la goutte de pékèt. Nous y voilà, Liège me récupère à nouveau dans la commune la plus wallonne de la capitale. À Bruxelles durant ces années-là, je fus toujours journaliste comme Massu était gaulliste. En 1965, j’entrai à Pourquoi Pas pour plus de vingt ans, ouvrant sans le savoir, mon troisième cercle wallon, le plus vaste. Après avoir donné au Pourquoi Pas une peau neuve, on me demanda, pour balancer le très virgile Bruxellois, de tenir une chronique d’inspiration wallonne, d’éclairer autrement l’hebdo, suivez mon regard du côté de Liège principalement. C’est alors que j’écrivis Un oiseau pour le chatopà passe pour un classique de la tendresse wallonne. Mais l’essentiel n’est pas là, durant mes années Pourquoi Pas, je fus en quelque sorte ambassadeur itinérant de Wallonie (je refusais d’autres titres plus lucratifs). Chaque semaine, j’ai conté aux lecteurs une histoire de Wallonie, les bandits d’Ardenne, les villes, les villages, les personnages et les légendes. Je crois n’avoir de leçon à recevoir de personne sur le chapitre du wallon.

En 1960, à la télé, alors toute nouvellement R.T.B., j’ai introduit le wallon (sous-titré) dans le reportage. Je ne suis pas un militant wallon, car le militantisme m’agace suprêmement fût-il wallingant, j’appartiens à ces gens qui ne se prennent pas au sérieux, un œil pour rire un autre pour pleurer et puis pleurer de rire. Pour le reste, le Liégeois qui vit sa retraite en Hainaut dans un village encore rural, entend encore Liège dans ses rêves. Il n’oublie pas que son père assurait qu’il n’y avait que de bonnes oranges à Liège, ce qui est le comble du principautaire, et que sa mère achetait deux dixièmes de pranil au Grand Bazar de la place Saint-Lambert. Liège a le privilège de parler sa langue ; on y croit que les W.C. ont été inventés par un Liégeois nommé Walter Closset. Peut-on être plus inventif d’entre tous les Wallons ?

Et pourquoi pas, j’ai eu pour professeur de latin-grec un certain monsieur Closset, excellent humaniste, roux comme un renard et un peu bègue, ce qui ne l’empêcha pas de devenir préfet ? Cher Monsieur Closset, j’ai cru qu’il était descendant de l’inventeur des W.C. Tant dans mes pérégrinations qu’au village en Hainaut, j’ai appris que Liège n’était pas toute la Wallonie et que les parlers wallons étaient différents d’ouest en est, encore que dans les vieilles enclaves de la principauté, on y parle le liégeois. Allez donc au café Notger à Thuin ! Il n’empêche que la Wallonie ne trouvera jamais son unité culturelle dans ses dialectes mais bien dans la langue française. Je suis écrivain français de Belgique, comme disait Alexis Curvers. Et peut-être pourrait-on préciser que nos écrivains sont de cette frange de l’Europe, où l’on parle, au nord de l’hexagone, le français de Belgique.

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