Démocratie, corvée du dimanche

Claude Javeau,

Dans une station-service où ils sont tous deux venus ravitailler leur 4×4, deux amis échangent quelques propos. Appelons-les « premier » et « second ».

Premier : Tu ne sais pas quelle tuile me tombe dessus ? J’ai été convoqué pour faire partie d’un bureau de vote un de ces quatre dimanches prochains.

Second : Merde alors ! Ça, c’est vraiment une tuile. Espérons qu’il fera mauvais temps, cela te rendra la chose moins dure.

Premier : Mais même, vieux ! C’est qu’il faut être là à huit heures, et que pour moi, la grasse matinée du dimanche, c’est sacré.

Second : Idem pour moi. Le seul jour de la semaine où I on peut paresser sous la couette… Je te reçois cinq sur cinq. Ils ne pourraient pas commencer à une heure décente, ou même faire ça l’après-midi ?

Premier : Ça ne changerait pas grand-chose au fait que c’est du temps perdu. Et puis, se retrouver avec quatre, cinq, je ne sais plus combien d’autres personnes que tu ne connais pas avec qui tu ne sais pas de quoi parler, quelle scie ! Tu te rends compte, la dernière fois, il y avait même une voilée ! De quoi veux-tu parler avec une voilée ? De son voile ? Moi tout ça, ça ne m’intéresse pas. D’ailleurs, à part les bagnoles et le foot…

Second : Moi, je serais comme toi si ça m’arrivait, je serais aussi furieux. D’autant qu’on se demande bien ce qu’on a à foutre là. Si vraiment il faut aller voter, qu’au moins ils mettent des professionnels pour tenir les bureaux. Des flics, par exemple. Une petite prime en plus, ils ne cracheront pas dessus. Ou alors des chômeurs, tiens, ça les occuperait.

Premier : Ça m’étonnerait que ça marche avec des chômeurs. Quand on a l’habitude de se tourner les pouces, on ne va pas changer pour une fois, et un dimanche par-dessus le marché ! Non. La vraie question, c’est pourquoi on organise des élections. Et en plus, pourquoi on est obligé d’y participer comme chez nous. Ceux que ça n’intéresse pas, comme moi, les partis, les programmes et tout le reste, qu’on les laisse dormir. C’est ce qui se passe d’ailleurs dans presque tous les autres pays. Mais en Belgique, on ne fait rien comme tout le monde. Le pays tournera bien sans le vote de ceux qui ne veulent pas être dérangés pour des prunes. Parce que c’est d’abord grâce à leur travail qu’il tourne. Le mien, par exemple. Et je n’ai pas besoin d’élections pour turbiner comme je le fais.

Second : De toute façon, tu seras bien d’accord avec moi : on prend les mêmes et on recommence, et tout ce qu’ils ont en tête, c’est de s’en fourrer plein les poches. Tu n’as qu’à ouvrir une gazette ou regarder la tévé, on n’y parle que de scandales, de corruption, etc. Et c’est pour redésigner des gens comme ça qu’il faudrait que je sacrifie ma grasse matinée du dimanche ?

Premier : Et puis, même à supposer que ce soit utile, ces bureaux de vote et ces isoloirs, c’est vraiment ringard. Et le vote électronique n’y change rien. Au contraire, on fait la file encore plus longtemps qu’avant, ça dure, ça dure, parce que c’est mal foutu. Ils n’ont pas des informaticiens compétents, au gouvernement.

Second : Il faut dire que pour les gens qui ne font pas de politique…

Premier : Parce qu’ils sont honnêtes, eux !

Second : Qui ne font pas de politique, comme nous, ce n’est pas facile de s’y retrouver, entre tous ces noms d’inconnus qui ne nous disent rien. Sans compter que beaucoup de ces noms ne sont pas de chez nous.

Premier : D’ailleurs, j’y pense, les sondages, cela devrait suffire. On en fait à tour de bras, pourquoi en plus perdre une matinée de dimanche à se déplacer vers un endroit mal entretenu et qui sent mauvais ?

Second : C’est vrai ça, une école ! On pourrait au moins faire ça dans un grand hôtel, par exemple, où il y aurait un bar, des hôtesses, et tout.

Premier : Là, tu délires. Les bars et les hôtesses, c’est pour ces messieurs-dames. Et d’après ce que j’en sais, ils ne s’en privent pas.

Second : Il y a encore une autre idée à creuser. Voter par Internet ! On ne se déplacerait pas, on ferait ça en famille, une espèce de jeu, tiens. Et tant pis pour ceux qui n’ont pas la Toile. S’ils y tiennent, qu’ils installent leurs bureaux de vote. Mais alors qu’ils les gèrent eux-mêmes !

Premier : Toi, tu devrais faire de la politique. Non, je rigole.

Second : J’espère bien ! La politique comme on la fait encore de nos jours, c’est dépassé, c’est inefficace. Et en plus ce n’est pas amusant. En France, au moins, ils avaient Ségo contre Sarko, la poupée Barbie contre le nain de jardin. On pouvait les voir à la tévé tous les soirs et c’était du beau spectacle. La Royal, on pouvait encore rêver se la faire. Sauf que quand elle parlait, on aurait dit une maîtresse d’école. D’un chiant !

Premier : Et si tu avais été français, tu aurais voté pour qui, toi ?

Second : Cette question ! Pour Sarko, évidemment. Baisable ou pas, une socialo reste une socialo. Ces gens sont capables de tout. Ils seraient fichus d’interdire les 4×4 en ville.

Premier : Ça jamais. En démocratie, on a droit à la bagnole qu’on veut. Ça aussi, c’est sacré.

Second : Comme notre temps ! C’est pour cela qu’il faut confier la politique à des experts, qui seraient payés pour ce faire. Il y a des études à l’Univ pour cela, que je sache. Il faut gérer les choses publiques comme on gère les privées. À part les actionnaires, on ne vote pas dans les entreprises. Mais les actionnaires, c’est leur intérêt. Tandis que les jeux des politiciens, ce n’est certainement pas le nôtre.

Premier : Tu l’as bien dit, Bouffi !

Second : En attendant, avec ta convocation, qu’est-ce que tu vas faire ?

Premier : Je crois bien que je vais aller voir un vieux copain qui est médecin. Il me trouvera bien un empêchement de santé ce dimanche-là. Et un certif médical me coûtera moins cher que d’aller m’emmerder à cent euros à l’heure !

Second : Je te donne raison. Sur toute la ligne. Allez, à plus.

Premier : Toi aussi, à plus.

(Le ravitaillement terminé, ils remontent l’un et l’autre sur leur destrier et démarrent à toute vitesse, en faisant crisser les pneus et dans un grand mugissement des moteurs triomphants.)

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