Notes bleues en mode mineur

Claire Anne Magnès,

Déjà le veut noir a chanté et les flamboyants de l’aube sont au rendez-vous

Robert Goffin

Non le chant profond, héritier des cultures anciennes, forgé par les fils du vent. Secret, poignant, incantatoire. Flèche, flamme. En montagne brûlée. En jardins de myrte où murmurent les fontaines.

Non la chanson, écho de la saudade, qui résonne en ville blanche. Dans les quartiers haut perchés. Au coin des rues dallées menant à l’océan. Guitare et voix complices. Respiration du vague à l’âme, de la tristesse du destin.

Non le rythme, les notes bleues. Les gorges solidaires en champs de canne, de coton. Mémoire enfouie d’un continent perdu. D’une terre d’innocence, ignorante des chaînes. Citant pour se dire, se trouver. Cordes. Touches. Étincelles des yeux. Des cuivres.

Non la musique. Mais la mélancolie qu’engendrent les démons. Regrets aux corselets noirs. Antennes fuyant dans l’ombre.

Non la mélodie, l’harmonie, l’unisson. Mais l’aigre ritournelle qui se cogne, bute, trébuche. Tourne et retourne. Se heurte aux constats de l’histoire. Tente l’envol. Retombe.

Tant d’espoirs, tant de mensonges. Démocratie au nom savant. Existe-t-elle ? Est-elle un leurre ? Seulement bronze ou marbre, emblème gravé aux frontons ? Ou promesse à portée de main, éclat d’aurore au sortir de la nuit ?

Aucun peuple avant eux. De leur langue viendra le mot. Tous ceux de la cité ont la parole. Tous décident, et chacun. Mais ni les étrangers, ni les esclaves, ni les femmes.

Le temps tourne. Un grand cri les a soulevés. Ils ont vaincu les murailles, forcé les verrous, accueilli la lumière en juillet triomphant. Les voici libres, égaux, frères. Comment prévoiraient-ils la mort des innocents, des justes ? et que d’autres puissants succéderont aux princes ?

Ils se sont mis debout. Ils ont uni leurs forces. Dans le souffle glacé du nord, c est leur voix qui l’emporte. En octobre, la terre entière l’entendra. Viendront hélas les combats fratricides. L’affrontement de la neige et du sang. Pour qu’au terme on révère la bouche de Saturne. Et que le droit de tous soit celui de se taire.

Foules hurlantes. Violentes. Aujourd’hui. Sur les écrans, dans les journaux. Masses menées, manipulées. Acquises tout entières à qui se sert d’elles, les opprime.

Foules beuglantes. Cortèges, banderoles. Ballons, drapeaux, fanfares. Citoyens libres que saoulent les discours, les promesses. Nantis grugés que nulle ignorance n’excuse. Sourds. Sûrs. De savoir. D’avoir raison.

Refrain discordant. Jamais tant de droits, de pouvoirs. Et cependant des choix dont on s’effare. Au jeu des petits papiers, les flatteurs gagnent. Ou ceux qui parlent le plus fort.

D’aucuns rêvent. D’un monde idéal. Lisse, sobre, mesuré. Rêvent d’une cité que mèneraient des sages. Soucieux du bien de tous, de la paix de chacun. Détenteurs souriants des normes et des codes. Un monde où l’on irait sans hâte, sans tracas. Protégé. Prémuni. Pourvu d’un bonheur calibré. Insupportable.

Utopie. Perfection figée. Le désir n’y a plus d’objet. Plus de sens. Erreurs, éclats, secousses n’y ont plus cours. Vie tranquille. Nature morte.

Comment ne pas préférer la voix d’ombre ? Éraillée. Imparfaite. Improvisant ses variations. Les quintes, les syncopes. Le rythme de l’instant. Le chant du doute et de l’incertitude. Ses notes bleues.

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