Déshistoire d’Europe

Rose-Marie François,

— Oh la vache ! s’exclama-t-il.

Son copain le tira en arrière :

— Chut !

À peine sortis du bois, ils y rentraient, se cachaient pour mieux voir sans être observés. C’était une belle vache, parfaitement blanche. Elle broutait à l’aise, une herbe bleue parsemée de boutons d’or, de stellaires d’une espèce inconnue. Sur le front, un soleil en giration. La beauté même. Une brise printanière vint mettre à l’horizon une pluie d’or, d’arcs-en-ciel, transparences tièdes et irisées.

Europe leva la tête. Se sentait-elle observée ? Elle tourna les cornes vers nos deux comparses mais elle ne vit que les fourrés derrière lesquels ils étaient tapis. Eux, se sachant regardés, longuement, par des yeux placides, scrutateurs, où ils imaginaient lire un mélange d’angoisse et de béatitude, sentirent monter en eux une étrange convoitise. Mais ils restèrent cois. La nuit venue, ils bivouaquèrent non loin de là. Ils dormirent mal. En l’espace de quelques heures, ils avaient décidé de s’approprier celle en qui, vite passé le moment d’admiration, ils ne voyaient plus qu’une proie. Mais comment faire ? Se partager le butin ? N’était-ce pas plus commode, une fois unies les forces pour la conquête, de tuer le rival et jouir seul du bien mal acquis ? Le lendemain, retournés à leur poste d’observation, ils n’aperçurent d’abord pas la vache. C’était touchant de les voir, prévenants comme jamais, redoublant tous deux de bienveillance et de sollicitude, se mettant en quatre pour s’entraider, trop naïfs pour penser un instant que l’autre forgeait les mêmes plans, caressait les mêmes trahisons. Ils attendaient, voyaient surgir dans un brouillard une patte arrière, un jarret, une corne, un sabot, un flanc, une bonnette, un cahier, un feuillet, une panse, une pensée, une patte avant, une entrecôte, un pis, le panache d’une queue… Voyaient tout cela se reconstituer lentement. Elle était donc morcelée ? Soit écartelée, ou esquintée, voire plus : déchiquetée ? Hachée ? Ce qui la rendait à la fois plus vulnérable, plus facile à prendre. À moins qu’elle ne soit composée, comme une partition, recomposée, comme une répétition, ressoudée ? Cela, il fallait l’empêcher à tout prix. Certes, l’uniformiser dans le seul langage d’images stéréotypées l’inféodait tout entière, d’un seul coup. En revanche, lui laisser ses composantes diverses, ses différences internes, lui gardait une originalité équivalant à un beau pouvoir puisqu’elle était capable, ces différences, de les orchestrer dans le plus haut des hymnes, capable de les assembler, les joindre, les associer en la synthèse mouvementée d’un réel chef-d’œuvre. Il lui suffisait de passer sa robe bleue sans coutures, parsemée d’étoiles d’or (ou plutôt d’argent, sa monnaie unique ?), pour que s’effacent les jointures, les raccords, l’insatisfaction des accords, et qu’elle se sente réconciliée, courageuse et enviable. Mais être enviée n’est pas enviable, justement : c’est être à la merci des jalousies.

Quand, au bout de la patience des deux guetteurs, Europe revint, l’étoile à son front avait encore essaimé, sa robe bleue était couverte d’asters. Cette robe, décidément, la grossissait et, paradoxalement, la mettait au régime des vaches maigres. Très coquette, elle avait les cornes enrubannées de toutes les couleurs héraldiques : outre l’or et l’argent, les émaux d’azur, de gueules, de sable, de pourpre et de sinople. Le tout traduit en rubans qui volaient au vent. Un vol-au-vent de vache folle de joie au milieu d’une grasse prairie en fleurs : cardamines, renoncules, dents-de-lion, crêtes-de-coq, pâquerettes… Plus que jamais désirable à l’appétit de nos deux lascars.

Mais un solide enclos de barbelés la séparait d’eux. Ils ne savaient comment l’approcher. La tension était à son comble, selon l’euphémisme qui, usé jusqu’à la corne, ne veut plus dire grand-chose. Whoôôôn ! L’un des hommes, soudain, poussa un baryton rugissement de désespoir. Son habit se déchira sous l’effort de ce bel organe. Le héros, illico, se fit taureau et gratifia son voisin d’un regard tel qu’à son tour celui-ci se mua en un mugissement non pareil mais tout aussi puissant. En voyant la belle tourner la tête, les deux mâles se souvinrent de leur amitié. Ils allaient s’unir pour enlever l’affriolante femelle.

Mais elle, divide et impera, se rappelant les leçons de ses ancêtres, sentit d’instinct qu’il fallait affaiblir ces envahisseurs en les dressant l’un contre l’autre. Elle monta au sommet de l’échelle double, d’où elle méprisa l’un, minauda avec l’autre. De rage et sans souci de leurs blessures, ils brisèrent les barbelés et grimpèrent chacun sur un pan de l’échelle, qu’Europe referma d’un coup sec avant de sauter dans le vide et de se poser, un peu plus loin, avec l’élégance d’un ptérodactyle anapeste. Peste soit de cette pimbêche ! dit l’un puis l’autre avant de s’écraser, dressé contre son compagnon, à l’endroit de l’échelle affalée. La belle fut tentée un instant de sacrifier de ses rubans pour orner quelques banderilles à planter dans leurs muscles fiers, qu’ils bandaient en soufflant par les naseaux, le sabot impatient. Mais il lui suffit de les laisser s’invectiver, se raisonner, s’insulter, tenter de se réconcilier, tandis qu’elle se pavanait, comblée, repue, tout sauf en rut. Quand elle daigna appeler l’un d’eux, ils se calmèrent, curieux de voir…

Le premier assaillant, genou en terre, la circonvenait en paroles, lui proposait des philtres pétillants et des chars de paresse dont elle n’avait que faire mais qu’elle acceptait de payer car elle aimait, parfois, se laisser séduire. Ainsi grisée, elle n’eut guère la force de résister au plus sauvage des deux, qui déjà l’ensemençait de ses slogans sans la moindre aménité, la manipulait, la multipliait… Leur progéniture, au fil des saisons, piétinait l’herbage et broutait tant et si bien qu’il ne resta même pas, ni là ni aux alentours, de quoi faire un peu de foin pour l’hiver.

Ce fut ainsi tous les printemps. Mais au lieu de soleil tendre et d’herbette fleurie, on voyait des glaciers traverser le ciel gris. Il grêlait du gravier. Aux pluies diluviennes succédait la sécheresse, et les forêts partaient en flammes. Europe, exsangue, vieillie, lassée depuis longtemps des courtisans et des violeurs, essayait de recueillir, aux quatre coins de l’horizon, des lambeaux de rubans pour s’en faire une couronne. Mortuaire ? se demanda-t-elle un jour. D’effroi, elle s’arrêta net. Regarda autour d’elle. Appela ses enfants d’amour. Leur parla, larmes aux yeux. Mênin’ aèïdé, thea, tu, mǐlȇtãja, recubans sub tegmine fagi… Mais il y avait partout un horrible tintamarre : des moteurs de néoptéryx écorchaient les airs et, rampant à ses pieds, des chenilles unicornes géantes la menaçaient de leurs canons dressés. Sa belle voix portait à peine. N’avait-elle plus en tête qu’élégies et que fables, odes et madrigaux ? Avait-elle désappris les péans ? Ne voyait-elle pas que revenait l’ère des rafles et des razzias ? Allait-elle, très bientôt, périr dans l’indifférence ? Elle jadis si belle, heureuse, comblée par une nature généreuse ? Voyant sa faiblesse, les arrière-petits-fils (et leurs descendants) du mâle cruel qui lui avait estoqué les reins et fendu le ventre, s’unirent pour en finir avec cette reine détrônée. Ensemble, ils décidèrent de lui porter le coup fatal… le coup fatal.

C’est juste à ce moment-là que la reine de Thulé, se réveillant d’un mauvais rêve, rejeta sa couette volcanique, qui heurta un essaim de néoptéryx. Ceux-ci, les ailes alourdies de bombes, allèrent s’écraser sur les chenilles géantes, dont les canons fondirent comme glace au soleil. Mais de soleil, point. Au contraire, grosse aggravation de glaciation. Immense, solide ondoiement du paysage, inondation jusqu’après l’ellipse de l’horizon. Temps mort. Moment de mortification. De glace à miroir, ère de réflexion. Europe hiberna longtemps, enfouie sous les cendres neigeuses de ses ennemis entre-détruits, autodétruits. Europe dormit d’un long sommeil réparateur.

Quand, par un beau matin du monde, elle sentit sur ses lèvres le souffle tiède et mentholé d’une bouche suave, elle ouvrit les yeux. Un haut silence en robe d’ange vint se dresser face à Europe, la salua et lui rendit sa forme humaine. Le monde avait montré qu’il aimait cette femme. Au même instant toutes les femmes de la terre se tendirent les mains — non, plus pour tourner en rond, merci, déjà donné — mais pour s’unir, face à face, côte à côte, afin que vive — non, pas la paix, faut plus rêver — mais, avec l’intelligence humaine, le respaix de la nature — enfin, sauver ce qu’il en reste et calmer ses justes vengeances. Et voter des lois justes pour encadrer joliment le portrait de Liberté Pour Tous !

Haha ! dit le renard en se frottant les pattes, car déjà il se sentait libre dans un poulailler libre. Mais on lui signifia sèchement qu’il n’y avait plus de poulaillers. Ni de barbelés. Que l’heure avait sonné pour les humains de prendre des leçons chez les diptères communs : on sait que les volatiles en surnombre cessent de pondre et que, captifs, à l’étroit, les bêtes se battent et s’entre-tuent mais ne procréent plus. Alors, comme elles l’avaient fait en temps de guerre (pendant que leurs maris, leurs frères, leurs fils, leurs pères jouaient pan pan à s’exterminer), les femmes d’Europe veillèrent sur la terre, firent marcher la vie, le sexe en douce et le ventre au repos. Sur tous les déserts d’alentour, l’herbe repoussa. Il y en eut pour tout le monde. On respirait, enfin. C’était comme si l’espace avait grandi.

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