Les livres s’amoncellent sur le comptoir au rythme des titres que j’énonce en suivant ma liste manuscrite : histoire, géométrie, atlas, littérature française… Le libraire, sans hésiter, trouve un à un les ouvrages et les dépose devant mon père (qui va payer) et moi (qui commande). Grammaire latine, De Familie Kramer, Petite flore de Belgique, De viris illustris urbis

— –bus ! -bus ! Illustri-bus !, rectifie le libraire d’une voix forte. Lire la suite


Des fouilles profondissimes, tout récemment effectuées par le département d’archéologie de l’Universitas Leodiensis, ont mis au jour des documents séculaires sur papier, certains imprimés sur DIN A4 80 grammes, d’autres manuscrits sur feuilles lignées plus anciennes encore au format connu des papyrologues comme « format écolier ».

Le département universitaire autorise la source ouverte (open source comme on disait en langue ancienne), ce qui nous permet de vous révéler le contenu de ces documents rares − dont l’analyse est encore à peaufiner par les spécialistes. Cinq feuillets, abrités dans un étui de cuir bovin, genre « cartable », sont relativement bien conservés. Reste à en déchiffrer le contenu textuel. Nous vous les livrons tels quels. Il semble que ces textes, pour la plupart, n’en étaient qu’au stade de brouillon et que l’auteur ait été interrompu brusquement, peut-être par le cataclysme tristement célèbre, à savoir la catastrophe nucléaire survenue vers cette date en Condroz. La datation au charbon Quadroze, en effet, replace l’objet de la découverte à deux siècles d’ici. Lire la suite


Meine liebe Ellenor,

 

Je suis dans le train Bruxelles-Berlin. J’ouvre ta dernière lettre. Comme autrefois, dis-tu. Vivent les pannes d’ordinateur ! Tu dois en acheter un nouveau. En attendant, tu me fais cadeau d’une lettre en papier, dans une enveloppe en papier, avec un timbre qui représente le « faulen Zahn », la dent pourrie, alias cette église en plein Berlin, conservée telle qu’amochée par les bombardements alliés. Un mémorial… « Plus jamais ça ! » Lire la suite


Nous sommes cependant sans haine contre vous.

Albert Camus, Lettres à un ami allemand

J’écris dans le train. Le balancement de la voiture, c’est comme autrefois la marche de la mère ; la pulsation des roues sur les rails, c’est comme autrefois le battement d’un cœur tout proche, tout contre le mien.

J’écris dans le train. La durée d’un trajet en Europe m’impose un temps d’écriture, comme lors des examens à l’univ. : « On relève les feuilles à 13 heures ! » Dans le grand auditoire, nous avons soin de laisser une place libre à gauche, une place libre à droite. Silence. Prise de connaissance du thème imposé : « En avant, Marx ! » Un regard circulaire. Visages atterrés. Sourires radieux. Plumes saisies. Montres consultées. « En avant ! » Lire la suite


En montant dans le TaMar, à Riga, je pris la décision de ne penser qu’en français, histoire d’être fin prêt en arrivant à Paris. La Rédaction m’envoyait là-bas : « Fais-le pour Johnny, c’est bien toi, ici, qui parles et entends le mieux la langue de Voltaire. » Est-ce la langue de Voltaire qu’entendait Johnny ? Et qu’entendait Johnny ?

Il y a bien eu la vérification des passeports, à la gare Principale, là j’ai parlé mon letton familier. Mais une fois dans le TaMar… j’ai refusé le global sabir du Tamareur dont je me demandais s’il avait l’accent de Tallinn ou de Marseille… Certainement pas celui d’Oxbridge. Lire la suite


À Selma Lagerlöf, i.m.

— Il y a des langues où l’on a le passé devant soi : on le connaît, on le voit ; l’avenir, on l’a derrière soi : on ne le voit pas, on ignore tout de lui. D’ailleurs, en français, « avant », qu’est-ce que cela signifie ? « C’était mieux avant » : du passé. « En avant ! » : de l’avenir. Et « en avance » ? Il n’y a pas d’avance. Il y a des moments où l’on se sent prêt à tout quitter, c’est-à-dire à quitter le temps. Plus rien ne pèse, plus rien ne tient. On ne tient plus à rien.

— Tu t’égares. Tu me fais penser à ces étudiants distraits, imprécis, négligents, qui lisent mal les questions d’examen. Regarde : Jacques a dit « Je vous invite à scruter le rétroviseur ».

— Moi, j’y trouve la Poésie, entre la science-fiction qui se prend pour Cassandre et les documents sonores d’il y a mille millénaires…

— Pardon ? Lire la suite


Rose-Marie François

Une Europe cinq étoiles

Message trouvé dans une bouteille au Bordelamer,

dimanche dernier en sortant de la messe

à la chapelle Notre-Dame-des-Sept-Douleurs.

J’étais Allemande, on m’a dit que j’étais Juive.

J’ai fui en France, j’ai valsé au Vél’ d’Hiv.

J’ai voyagé, j’ai pris le train pour Auschwitz.

Je n’ai rien pris, c’est le train qui m’a prise. Lire la suite


À la mémoire

de Jeanne et Margret

d’Avram et Ahmed

qui auraient pu jouer ensemble

Criquelions, avril 1944. À peine descendue dans l’abri (creusé au jardin par mon père et notre voisin), je m’aperçois que j’ai oublié ma poupée. Je remonte aussitôt les quelques marches de terre battue. « Maïe ! Reviens ! » Je n’écoute pas. Je cours à la maison. Trop tard ! La bombe explose, le déplacement d’air est si fort que je suis projetée au sol puis traînée sur les cendres de la cour. J’ai les mains, les bras, les genoux, les jambes en sang. « Quand on désobéit, on est toujours puni, » martèle ma mère en nettoyant mes plaies à l’éther puis en les badigeonnant de mercurochrome. Maman est partagée entre la peur, la colère, le soulagement : cette fois encore nous sommes en vie, cette fois encore la maison est debout. Lire la suite


En latin de cuisine : Fable du thym et du laurier.

Beata Félicité

Car il ne reste rien que l’art sur cette terre

Émile Verhaeren

Ce radeau, nous l’avons construit

quand le navire a fait naufrage.

D’autres ont eu droit

aux canots de sauvetage

avec, à leur bord,

des écrans et de l’eau potable. Lire la suite