Heureuse Europe, fière de ses accomplissements. Vous vous êtes rassemblée, trop soucieuse d’abolir les conflits qui vous avaient tant tourmentée. Vous vous êtes dotée de ces institutions que les hommes ont conçues pour formaliser les différends, atténuer les différences, rassembler les énergies pour mieux marcher de front.

Vous avez, peu à peu, aggloméré les bonnes volontés et même converti les brebis égarées, ou plutôt confisquées par l’ours tyrannique qui avait, il est vrai, contribué à éliminer les loups qui vous avaient terrorisée. Vous ne cessiez d’afficher votre volonté de serrer les rangs, de justifier votre étendard étoilé et l’hymne à la joie choisi comme chant de ralliement. Pourquoi s’étonner que vous suscitiez les envies, les appétits, les ambitions ?

Heureuse Europe, détentrice de grandes conquêtes. Nourrie de votre histoire, de ses lumières et de ses ombres, vous vous êtes prémunie de ce que furent vos cauchemars. Les conflits de conviction, les guerres de religion qui furent vos grandes déchirures, qui se traduisirent par des rafles, des massacres, des désordres trop souvent meurtriers. Peu à peu, vous avez apaisé ces conflits, en instituant le plus important des schismes : celui qui distingue l’Église et l’État, séparant ce qui revient à Dieu, qui est de l’ordre de la conscience, et ce qui appartient à César, qui relève de la morale publique. Ce règlement-là, il ne s’obtint pas de façon pacifique, loin de là, il mit des siècles à s’imposer, coûta des vies, fractura des peuples.

L’autre de ces acquis majeurs fut celui de la solidarité. Que mérite l’homme, quelle que soit sa condition, dans une société digne de ce nom ? L’égalité devant la maladie et la misère. Ce privilège-là fit bientôt l’essentiel de votre renom. Ailleurs dans le monde, cet usage apparut comme bien davantage que le résultat d’un contrat social : un cadeau de la providence, une grâce inespérée. Vous apparaissiez, du fait de cette mesure, comme fondatrice d’un paradis. En Europe, se fit savoir ailleurs, l’humanité n’est plus enchaînée, puisqu’il n’est pas nécessaire de travailler pour assurer sa subsistance. Ce qui avait été élaboré comme une assistance provisoire au travailleur désœuvré fut interprété comme l’abolition d’une malédiction.

Malheureuse Europe, dont on interpréta mal les innovations. Ceux qui étaient fascinés par la seconde ne virent pas son lien avec la première. Séparer l’Église et l’État signifie que l’on n’attend pas de l’une qu’elle corrige les manquements de l’autre. Améliorer le sort des citoyens n’est pas une mission divine, mais le résultat d’un débat démocratique, où les dieux n’ont pas voix au chapitre. En d’autres termes, on ne peut bénéficier des bienfaits que la collectivité s’est attribués en continuant à penser que le peuple doit son bien-être à la divinité. Il est, au contraire, impératif de laisser, dans l’accès à la cité terrestre, ses convictions intimes au foyer. Jamais plus l’Europe ne fera cette confusion, trop inquiète de retomber dans les dérives anciennes. L’Europe est toujours dépositaire des contributions des religions à sa culture, à sa civilisation, à ses lustres et à ses fêtes. Mais elle sait aussi ce que lui ont coûté ses débordements dans la vie ici-bas.

Malheureuse Europe, frappée dans ses acquis qu’elle mit si longtemps à conquérir : la liberté de penser, de rire, de jouer, de feindre et de créer. De tout inclure dans l’art de la représentation, même les images de ses convictions et de ses adorations, qui peuvent être tenues par d’autres pour des superstitions et des aliénations. La foi est un mystère auquel certains adhèrent – ce qui s’appelle la grâce –, que d’autres parfois leur envient ; la raison peut aussi être un guide, un code, une interprétation du monde accessible à la conscience humaine, qui n’a rien d’absolu.

Malheureuse Europe, tenue pour une valeur même par ceux qui n’ont pas saisi ce qu’elle avait de spécifique, et qui dès lors veulent s’y réfugier sans savoir ce qu’elle signifie vraiment. Ou, le sachant, tentent de la dominer pour la convertir à leurs propres certitudes. Or, ce que vaut l’Europe ne se mesure pas seulement en confort ou en deniers, mais en capacité de répartir équitablement ce qui relève de l’impalpable et ce qui n’en relève pas.

On dira que l’Europe s’est rendue coupable des mêmes exactions dans le passé, que les croisades ne furent rien d’autre qu’une gigantesque entreprise de conquête des espaces et des esprits. Le nier serait faire injure à ce dont l’Europe a pris conscience depuis : qu’il ne fallait pas confondre deux royaumes.

On dira que l’Europe n’a eu de cesse, des siècles durant, de se comporter en prédatrice, d’exploiter les ressources des autres continents, de décimer ses populations, d’imposer ses idées et ses illusions. Ici aussi, il serait vain de le nier. À ceci près que l’Europe, sur ce terrain, tel le professeur Frankenstein, a été dépassée par l’une de ses créatures, à savoir l’Amérique du Nord. Cette partie du monde n’est en rien sa réplique, tout au plus son imitation mensongère. Tant sur le plan de la religion que de la morale.

La plus vaste nation d’outre-Atlantique n’a jamais vraiment rompu avec la théocratie. Elle s’obstine à faire jurer ses plus hautes instances sur la Bible, elle arbore sur ses billets de banque sa confiance en ­l’Éternel, elle fourmille d’institutions religieuses, des plus austères aux plus fantaisistes. Par ailleurs, elle résiste à l’introduction sur son territoire de mesures d’entraide face à la détresse qui font la fierté, le fardeau et le souci de l’Europe.

Comment s’y serait-elle prise ? Elle est, pour une grande part, le prolongement de l’une des époques les plus ténébreuses de l’évolution européenne, celle d’une industrialisation massive et sauvage, largement indifférente au sort des travailleurs, celle-là même qui provoqua celui que l’on qualifia sans doute abusivement de philosophe indépassable de son temps à dénoncer un système, le capitalisme, qui contient, par son indifférence aux dégâts qu’il peut entraîner, sa propre démence. Les crises successives qu’il a connues et qui furent les plus nocives de l’histoire moderne, ne l’ont pas encore dissuadé de son bien-fondé. Au contraire. Deux siècles après la plus radicale des révolutions, il s’est cru à tout jamais insubmersible, au point de faire dire à l’un de ses augures que l’histoire avait atteint son définitif point final.

Non content de ce succès, ce même empire s’est doté de la plus sophistiquée des instances d’autocélébration : une formidable propagande « soft », nourrie de sons et de lumières, de récits chimériques vantant des épopées qui se dérouleraient dans le cosmos, dérivatifs à une autre guerre, camouflée celle-là, qui ne se mène plus dans ces substituts d’agoras qu’étaient les palais boursiers de jadis, mais par mini-missiles domestiques et démultipliés à l’infini, qui permettent à la spéculation d’être clandestine autant que souveraine.

Le paradoxe, c’est que les damnés de la terre ont accès aux écrans qui leur vantent les mérites d’une autre barbarie : celle qui n’a pas d’autre levier que le profit à n’importe quel prix. Les mêmes damnés ont signifié, au début du troisième millénaire, par un geste symbolique sans équivalent dans l’histoire, et répercuté simultanément dans toute la planète, que le centre mondial du commerce ne méritait rien d’autre que la destruction radicale, et il s’effondra de fait comme un château de cartes. La réponse ne se fit pas attendre : un axe du bien répliqua avec non moins de violence, n’imaginant pas qu’une autre attitude était possible. Celle non du pardon, mais de la remise en question de soi et de la concertation.

Dans l’incapacité désormais d’atteindre le monstre, l’agression s’est dirigée vers le docteur repenti qui l’avait imaginé. La conscience malheureuse de celui-ci l’a rendu accueillant aux réfugiés des pays meurtris par la riposte disproportionnée venue d’outre-Atlantique. Avec pour tout signal de gratitude le massacre, sur des terrasses parisiennes, dans la douceur improbable d’un vendredi soir de fin d’automne, de jeunes et moins jeunes citoyens du pays où les droits de l’homme se formulèrent pour la première fois.

Paris, ce soir-là, était, comme l’avait rêvé Victor Hugo, la capitale de l’Europe. Une Europe qui n’est plus un refuge et s’interroge sur ses valeurs.

Jacques De Decker

25 janvier 2016

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