Mark n’était pas frileux. Il restait en chemise par tous les temps. Sa corpulence lui tenait lieu de combinaison polaire. Un nutritionniste aurait dit qu’il portait vingt kilos de trop. Ce n’était pourtant pas ce qui frappait le plus ceux qui le croisaient, mais au contraire sa légèreté d’allure. Il avait une démarche souple, dansante, en mouvement perpétuel. Il était le plus vif des gros blonds.
Sa concierge savait qu’il était dans l’international. Sa petite amie (un mot qui allait mal à cette grande femme élégante et brusque), aimait dire qu’il passait quatre heures tous les soirs sur son écran, à manier des chiffres : mais elle ne le voyait pas pendant la journée et ne connaissait qu’un pan de sa vie. On pouvait se douter qu’il brassait beaucoup d’affaires virtuelles. Quelles affaires ? C’était difficile à deviner. Parfois, dans son fauteuil ou dans l’ascenseur, une idée le prenait et il devenait sombre. Ou il recevait entre deux portes un appel téléphonique auquel il répondait, par monosyllabes, en anglais, avec des haussements d’épaules enthousiastes ou désespérés. La concierge pensait qu’il était trader, mais elle ne savait pas vraiment ce que trader voulait dire. La petite amie avait des intuitions d’amoureuse ; elle parlait à son propos d’import-export. Mais qu’aurait-il pu importer, exporter, avec ses mains si blanches qu’elles n’étaient pas des mains ?
J’ai commencé à m’intéresser à lui une semaine avant la fin. Je l’avais rencontré à une fête où j’étais invité par erreur. Ou plutôt, je croyais à l’époque que c’était par erreur, mais j’en suis moins certain aujourd’hui. Il y a parfois des coups de pouce du sort, des cadeaux surprises. J’avais reçu un courriel d’une lointaine collègue de fac, qui me conviait à la soirée donnée pour les 80 ns de son père. Ce message m’avait intrigué : outre la description anticipée de la soirée (un décor africain typique, une gastronomie délicieuse et une musique endiablée qui fera danser tout le monde), il y avait les titres du héros de la fête, qui avait été tour à tour enfant caché sous l’Occupation, président de l’association des étudiants orientalistes, consul général de Belgique à Tanger, fondateur de l’association de défense des églises romanes, présentateur d’une émission de morale laïque à la télévision. Je sentais qu’il y avait un lien entre ces différentes formes d’existence, mais j’avais du mal à les rattacher entre elles et plus encore, à un restaurant africain. J’avais donc été voir.
La salle de fête était décorée comme une maison de propriétaire terrien au Kenya. Je me suis faufilé jusqu’au podium où le père de ma collègue recevait les serments d’allégeance avec une simplicité admirable. Ma collègue elle-même était là, belle, un peu tragique, frappée comme un vin du Latium. J’ai essayé de l’approcher, mais le public était trop compact, la salle trop divisée. Je n’avais pas du tout la tenue appropriée pour une soirée de la sorte, tout en couleurs et en nuances ; et l’album de photos de Victor Hugo à Jersey que j’avais amené pour l’offrir avait l’air d’un OVNI dans cette ambiance de pagne et de fumée. Les belles joues tombantes du poète lyrique avant sa conversion à la barbe et au patriarcat avaient pourtant le charme des oiseaux de mer.
Replié près du bar, mais pas tout contre, je protégeais mon bol de moambe et ma bière de chasseur blanc contre le remuement énorme et ininterrompu d’une soixantaine d’invités qui formaient, dans la pièce principale, une foule mobile et bigarrée. Il est à noter qu’à part les deux serveurs, assez indolents et même invisibles la plupart du temps, aucune des personnes présentes n’était africaine. À force de refluer toujours plus vers le fond de la pièce pour préserver mon pique-nique, j’ai fini par heurter du dos une colonne ajourée : et en me retournant, j’ai vu que c’était un escalier à vis Parker, d’un métal noir et tendre, qui perçait le plafond comme une balle entre deux yeux. Je suis monté.
Mark était là. Évidemment, j’ignorais qu’il s’appelait Mark et j’ignorais qu’il allait mourir.
Dans un visage assez banal et lourd, ses petits yeux gris scintillants m’ont jaugé. Il a replié son téléphone, qu’il a gardé dans la main gauche. La légèreté avec laquelle il était venu à moi ressemblait à de l’apesanteur, comme si son sourire de retrouvailles, imaginaire car je ne l’avais jamais vu, annulait le chiffre rond de son poids.
On ne peut pas toujours être évasif : j’ai convenu que j’étais, oui, écrivain. Il a paru ravi, sans pour autant marquer le moindre intérêt pour ce que j’écrivais. « Est-ce que vous êtes vraiment connu ? » a été sa seule question précise sur mon activité artisanale. Déjà, il passait à autre chose. À quoi ?
Il s’était mis à parler de l’Europe. Il n’en parlait pas comme d’un ensemble de pays où l’on pouvait avoir une maison ou lire des livres ou nager dans la mer. Il avait une éloquence spéciale pour la traiter comme une planète imaginaire où l’on pouvait acheter une concession à crédit. Il en parlait surtout comme d’une région uniforme où les différences de langue, de culture et de style de vie n’étaient que des nuances déjà à demi effacées. Son visage était plein de joie pendant qu’il parlait.
Il m’a fasciné aussitôt, comme un dresseur de chien de garde, comme un croupier de casino. Sa corpulence et son air comestible (il ressemblait à Rossini à quarante ans) plaidaient vaguement pour lui. Il avait malgré tout quelque chose d’inquiétant.
Quelle heure était-il ? Il devait partir ! Il a proposé de me reconduire en voiture. J’ai refusé du bout des lèvres, sachant comme il est difficile de trouver un taxi le samedi soir. Il n’a pas dû beaucoup insister. Nous avons quitté la soirée africaine sans que j’aie pu serrer contre mon cœur l’octogénaire qui nous avait invités : j’ai posé mon livre sur Hugo au sommet d’une pile informe de boîtes de chocolat équitable, de disques de zumba, de cactus en pot, d’écharpes bariolées et de vins du Nicaragua qui semblaient plutôt des messages codés que des cadeaux d’anniversaire : mais je n’y connais rien. J’ai remarqué que tous les gens que nous croisions au pied de l’escalier, dans le couloir, sur le seuil, reconnaissaient la petite silhouette ronde et blonde qui m’entraînait à sa suite et la saluaient d’un clair : « bonsoir Mark » mais toutefois, sans s’arrêter : une puissance locale mais suspecte, c’est l’impression qu’il donnait. Je ne savais toujours pas à qui j’avais affaire. Sur la foi de ses propos transnationaux, j’avais conclu qu’il devait être fonctionnaire européen.
Je l’ai suivi dans la rue, en nouant mon écharpe ; il faisait cliqueter une télécommande pour retrouver sa voiture, et sa chemise grise claquait dans le froid de la nuit. Je me suis plié en deux, puis en deux encore, pour prendre place dans son petit bolide blanc. La voiture était plus luxueuse que je n’aurais cru de la part d’un homme de l’ombre : mais qui n’a pas besoin de compenser ?
En roulant, il s’est peu à peu transformé, d’une manière étrange et qui ne paraissait pas vraiment sous contrôle. Sa bonne humeur apparente, sa roseur reflétée par le pare-brise, la sonorité agréable de son petit rire, commençaient à se voiler. Il continuait à sourire, mais de loin. J’ai regardé dehors, les maisons et les arbres. C’est pourtant à ce moment-là qu’il a recommencé à raisonner. Il évoquait « le peuple européen » comme une population sans visage, déclinante et occupant trop de place pour l’usage qu’elle en faisait. Il estimait à vingt pour cent le taux d’immigration nécessaire pour maintenir à flot la relève. Remplacer massivement des autochtones par des réfugiés n’était pas une simple opération arithmétique, à l’évidence, mais cette idée ne l’arrêtait pas. C’était sans doute un grand homme, il voyait plus loin que le bonheur.
Il s’est arrêté à hauteur de mon immeuble, de l’autre côté de la rue. Je ne me souvenais plus de lui avoir donné mon adresse, mais je n’étais pas soupçonneux. Personne dans son bon sens ne pouvait croire que notre rencontre était planifiée, qu’il me connaissait avant que je ne débouche de l’escalier à vis et ne l’aperçoive en train de raccrocher. J’avais bu deux ou trois verres de Simba. J’avais dû lui dire l’adresse sans y penser.
Il est sorti de la voiture en même temps que moi. « Je vais vous donner toute la documentation. Vous verrez ce que vous pouvez en tirer. » La documentation ? Le cul de la voiture s’est soulevé avec une grâce d’automate. Dans le désordre de l’art, l’intérieur du coffre m’est apparu comme un contre-trésor : au lieu de pierres précieuses, ou de jouets d’enfants, ou de cannes à pêche perfectionnées, ou de cartons de vin, de vases chinois, de cartouches de cigarette, de ceintures de pièces d’or – tout ce qu’on peut espérer faire surgir d’un couvercle rabattu, d’une malle pleine de serrures – il n’y avait que des piles de brochures prises dans la gangue transparente de leur cellophane. Il m’en a tendu deux exemplaires qui gisaient tout au fond. « On en reparle très vite. Là, je me sauve. »
Il est reparti. J’ai traversé la rue calme à cette heure. Dans l’ascenseur, j’ai regardé ce que je tenais à la main. Deux formats, deux couvertures différentes. Toutes les deux en anglais. Une était signée d’un récent prix Nobel de littérature. L’autre était anonyme et intitulée « Un accueil raisonnable et sans limite ». La formule m’a enchanté. Raisonnable et sans limite ! Pascal n’aurait pas dit mieux. En parlant de l’amour du Christ, il est vrai.
J’ai bu un verre véritable. Le prix Nobel ne s’était pas foulé. L’autre brochure valait surtout par ses photos. Sur la couverture, deux enfants se faisaient face sur le pont d’un navire. Le noir tendait au blanc deux bras amicaux. Au-dessous, en lettres vermillon : Refuge foundation. Life Forever. Comme un feu sous la brume, ce logo cherchait les regards.
Internet m’a fourni quelques détails sur la Fondation. Elle avait pour but d’aplanir toutes les difficultés matérielles, politiques, administratives et financières qui risquaient d’empêcher les individus et les peuples de s’installer à l’endroit de leur choix, et d’y rester. Cette entreprise, gigantesque et magnifique, visait à répondre au grand défi migratoire qui avait été lancé, peu après l’an 2000, et qui remuait tant de passions.
C’était un siècle extrêmement bousculé que le nôtre, extrêmement haineux, extrêmement sanglant. Le précédent, que j’avais bien connu, ne paraissait plus d’une monstruosité particulière, avec le recul : il était rentré dans le rang. Notre époque débordée manquait d’amour et de bon sens, surtout de bon sens. N’importe qui sur cette planète pouvait constater que ça craquait de partout, mais la plupart des peuples continuaient à tuer ou à nuire pour des raisons futiles, et les noms comme Dieu, comme race et comme honneur n’avaient jamais été aussi vides de sens.
La politique, qui était l’art des solutions collectives, ne savait plus distinguer entre ses ombres d’idées. D’un côté, les partis extrêmes affirmaient qu’il y avait un afflux massif et croissant de réfugiés et qu’il fallait leur barrer la route. De l’autre, il y avait des partis modérés qui disaient qu’il n’y avait aucun afflux massif, mais qu’il fallait les accueillir. Entre le déni d’amour et le déni de bon sens, chacun était sommé de choisir.
Mark, en somme, était un novateur véritable, quoique discret. Un prophète qui ne prêchait pas, mais qui remuait sur l’échiquier les pièces d’une nouvelle donne. Il ne voulait ni endiguer, ni réguler, ni dispatcher le mouvement d’immigration et de refuge : il voulait l’amplifier, et si nécessaire, le susciter.
J’ai reçu un coup de téléphone de ma collègue de la soirée africaine. Elle me remerciait de la part de son père pour mon cadeau, ce pashmina si magnifiquement bariolé. Mais ce n’était pas le vrai motif de son appel. Elle voulait savoir depuis quand je connaissais Mark, avec qui j’étais si lié. Son père aurait bien voulu nous inviter tous les deux à la remise de sa décoration, une manifestation tout à fait intime à l’ambassade de France. Il avait été un enfant caché pendant la guerre, est-ce que je le savais ?
Plusieurs personnes m’ont appelé dans le calme de ce dimanche de février. Toutes avaient une voix négligente qui contrastait avec leur ton prosaïque habituel. Toutes m’ont parlé des réfugiés, ou de l’Europe, ou de la construction des nouveaux murs de la honte, ou du scandale de la viande avariée, dans des termes qui ne donnaient pas matière à interprétation. Toutes avaient entendu parler de cette nouvelle Fondation pour la liberté d’émigrer, et ont fini par me demander ce que j’en pensais. Je répondais que c’était admirable, mais compliqué. Pour savoir ce que j’en pensais véritablement, j’aurais aimé en parler avec Jean Pereira, mais il était à un mariage à Reggio di Calabria, lui qui ne voyageait presque jamais.
J’ai relu encore une fois les deux brochures. J’ai même pris quelques notes. Ce qui m’inquiétait le plus dans cette entreprise, c’était son étroitesse de vue. Pour organiser ainsi un arrivage illimité, il aurait fallu une vision globale, une vision d’avenir, une nouvelle façon d’envisager la vie commune de sept milliards d’habitants sur une toute petite planète. Mais la Fondation, sous prétexte qu’elle ne faisait pas de politique, s’interdisait d’examiner le sens et la portée de ce qu’elle proposait.
J’enseignais deux fois par mois dans une petite école de sciences politiques, réputée pour la qualité de ses invités légendaires et de ses échanges internationaux. J’y donnais un cours de storytelling – de techniques de scénario appliquées à la vie. Je ne captivais pas un public très nombreux, mais j’avais quelques fidèles. La direction de l’école était assurée par deux conférenciers de grande valeur, bardés de diplômes et extrêmement bien habillés, qui ignoraient mon existence mais renouvelaient mon contrat d’année en année (une sorte de reconduction automatique). Dans les couloirs, on pouvait croiser, mais pas en même temps, un ancien Premier ministre anglais, un futur président français, que le sans-façon de leurs étudiants rajeunissait.
Le surlendemain de la soirée africaine, en sortant de la salle de projection, j’ai eu un mouvement de recul en apercevant le corpulent petit homme en chemise bleue trempée par la pluie qui m’attendait. Il tenait un stetson mouillé à la main, et sa chevelure ondulée portait encore à hauteur des tempes le cercle du chapeau trop étroit pour sa grosse tête bouillonnante. Nous nous sommes serré la main. Il était midi et demie, mais il n’avait pas le temps de déjeuner. Juste de prendre un verre à la cafétéria. J‘ai constaté sans m’appesantir qu’il avait un badge pour franchir le portillon.
Mark a bu un ice tea et moi un verre de bordeaux. Il a dit qu’il avait consulté et que c’était d’accord. Comme je ne voyais pas du tout de quoi il parlait, il a précisé qu’il pouvait s’agir d’un livre, mais qu’a priori, le format brochure était plus adapté. Cette idée de brochure me terrifiait, même le terme. Il a encore ajouté, tout en jetant un coup d’œil rapide à son téléphone, que si je voulais faire preuve de poésie, c’était encore mieux. Au lieu de répondre à Mark qu’il faisait fausse route, que je n’avais pas ce talent, j’ai pris la mine de quelqu’un qui réfléchit à une proposition sérieuse, mais par sagesse, ne veut pas répondre oui trop rapidement.
Je savais pourtant bien que c’était impossible. J’étais un aveugle-né. L’écriture était ma seule vision. Elle ne pouvait servir à rien d’aussi précis qu’un bouleversement migratoire.
Mark s’est excusé de ne pouvoir me déposer chez moi. Il était attendu à la Commission. La Commission ? Son téléphone a sonné pendant que je payais les deux verres. Je n’ai pu m’empêcher d’écouter ce qu’il disait dans son anglais angélique, quelques phrases tout en chiffres et en noms de pays. Il me faisait l’effet d’un marchand sublime dépassé par le vertige de son art et qui s’était mis à acheter et à vendre l’avenir, pour pas cher d’ailleurs. Peut-être n’avait-il pas le choix. Dans un monde de commerce pur, il n’y avait plus ni droits des gens, ni choix de vie individuels, rien qu’une politique de quotas, qui traitait le permis d’émigrer comme une simple taxe carbone, un simple accord entre les parties dans un procès criminel où il y a eu mort d’homme.
La troisième fois que je l’ai vu, c’était tard la nuit, dans un restaurant de viande qui n’avait pour lui que d’être ouvert presque à temps plein. Il m’a reparlé de la Fondation Refuge et de sa vocation. Je répondais oui à tout. Je croyais moi aussi qu’il fallait renoncer aux anciens privilèges et ouvrir largement les écoutilles, mais je ne m’intéressais qu’au détail, et Mark n’avait en tête que son plan quinquennal. Avec dix millions de réfugiés en cinq ans, si ces chiffres étaient exacts, les détails ne comptaient plus. J’ai oublié ses arguments, peut-être n’y en avait-il qu’un : la force des choses. Je garde le souvenir somnambulique du steak trop rouge et du vin trop bleu que nous avions avalé goulûment, tandis qu’il étreignait son téléphone et que son regard allait de l’écran au mur, sans s’abstenir de m’effleurer au passage. Le mur était décoré dans un bizarre esprit de laideur, en mosaïque peinte. Il aurait fasciné n’importe qui.
Nous avons été rejoints par une grande femme élégante et fermée, un peu caractérielle je crois, mais cette impression tient peut-être à l’étroitesse de son menton et à ses incisives de rongeur. Elle a posé une clé USB sur la table. Puis a embrassé Mark sur les lèvres. Même les prophètes ont une vie affective, qu’ils essaient de faire passer pour des besoins sexuels. J’ai su que la femme s’appelait Paula. Son charme léporidien était strictement zoologique, sans aucun pouvoir d’évocation sentimentale.
Elle a dit qu’elle ne pouvait rester, elle avait une réunion (j’ai entendu les guillemets mis sur le mot réunion), elle apportait la clé promise puisque c’était sur son chemin. Comme elle ne s’asseyait pas, nous sommes restés debout aussi, elle a glissé la clé USB dans la poche de poitrine de la chemise de Mark, s’est penchée à nouveau sur sa bouche et le second baiser était avec la langue. Puis elle est partie en me bousculant un peu, mais pas méchamment.
Le steak et le vin s’étaient transformés en nature morte. Mark a payé l’addition avec des billets de vingt. Il a proposé de me mettre chez moi. Dans la rue, il a tiré sur sa chemise qui ballonnait. Il produisait sa propre chaleur.
Sa voiture était garée un peu loin, ce n’était pas pratique, mais à partir de la semaine suivante il aurait un chauffeur, engagé par la Fondation. En chemin il m’a redit qu’il fallait me décider, de toute façon il n’aurait pas le temps de me revoir. L’impression qu’il avait compris que je n’écrirais rien qui vaille s’est encore précisée quand son téléphone a sonné et qu’il l’a pris et écouté sans rien dire. Au carrefour suivant, il a bifurqué dans une direction qui n’était pas la mienne. Il devait repasser d’urgence à son bureau, il y avait un arrêt de tram à deux pas. J’ai haussé les épaules. Inutile en effet de finasser. Il me jetait.
Il s’est arrêté le temps que je descende. L’arrêt de tram était juste en face. Il s’est garé un peu plus loin, sur une place pour handicapé, preuve qu’il était vraiment pressé. Preuve aussi que son souci de l’humanité n’allait pas jusqu’à se mettre à la place d’un voisin à mobilité réduite. Je l’ai vu revenir à grandes enjambées vers ses bureaux, avec cette incroyable légèreté massive qui gonflait son torse comme une voile. Il dandinait son pantalon à fines rayures, sa chemise bleue mal boutonnée.
À cette heure avancée, il n’y avait presque plus de circulation, et de très loin, s’entendait la sonnaillerie grinçante du tram qui s’annonçait, le dernier tram. À ce bruit qui me rappelait Lisbonne et ma rencontre avec Mélanie, s’est mêlée soudain la clameur, deux fois, d’un coup de feu.
Je me suis rapproché lentement de l’immeuble sourd, tandis que derrière moi, le tram s’arrêtait en grinçant. J’entends encore le bruit pneumatique des portes qui s’ouvrent. Je vois le perron que Mark avait franchi une minute plus tôt, les vitres du hall, le cadre trop large pour le petit corps allongé sur le marbre noir.
J’allais être soupçonné, sauf miracle. Un policier lucide, chargé de l’enquête, se demanderait forcément pourquoi je m’étais lié d’amitié avec Mark durant les derniers jours de sa vie. J’aurais pu être un agent provocateur, un militant WASP, un tueur triste, un fou graphomane. Pour savoir qui j’étais vraiment, il aurait fallu un don de double vue. Dire que nous n’étions pas amis aurait manqué terriblement d’élégance.
Si on fouillait chez moi on ne trouverait rien, mais cette absence trop parfaite d’indices serait la preuve que comme tout bon infiltré, j’avais fait le nettoyage par le vide, là où un innocent aurait pu avoir impunément dans sa garde-robe une veste pleine de sang.
Milieu de la nuit à l’hôpital. Porte ouverte sur la dépouille mortelle, posée sur un lit plastifié. Infirmières et internes tournoyant à toute allure comme des fourmis. Deux policiers, sans se laisser distraire par ce va-et-vient, prenaient ma déposition, mais c’était surtout pour avoir quelque chose à noter sur leur tablette. Ils se ressemblaient comme deux frères, avec quelque chose de romain dans les traits. J’avais dû les suivre parce que j’étais un témoin oculaire, mais comme je n’avais rien vu, ils m’interrogeaient à présent en qualité de proche de la victime. Qui était-il ? Qu’avait-il fait ? Qu’avait-il dit ? Était-il tracassé ? Traqué ? Non. Non. C’était un homme sympathique. Je l’avais rencontré à une soirée. Il avait lu mes livres. Nous avions parlé de l’Europe. Nous avions mangé un morceau. Il m’avait déposé à l’arrêt du tram. J’avais entendu deux détonations. C’était tout.
Avoir entendu et n’avoir pas vu, était-ce naturel ? Le hall avait une seule issue, devant laquelle je m’étais trouvé presque aussitôt. Prétendais-je que c’est un des occupants de l’immeuble qui avait fait le coup ? Je ne prétendais rien.
Dans l’effarement de la fatigue et de la nuit, j’ai répondu assez longtemps, en phrases courtes, aux questions alternées de Romulus et Remus. Au bout du compte ils m’ont laissé repartir, mais j’ai senti si fortement le stylet de leur regard dans mon dos que j’ai dû faire un effort pour ne pas courir dans le couloir saturé par l’odeur de l’éther.
Je n’étais pas au bout de mes peines. Au dehors, une camionnette de la police nationale barrait l’accès à la rue. En la contournant, je me suis retrouvé nez à nez avec un nouveau policier, l’air sérieux celui-là, qui m’a dit d’entrer dans la camionnette. Pourquoi ? Il m’a redit d’entrer.
Le temps de m’asseoir dans l’habitacle, sur une petite banquette rabattable de cellule en QHS, je recevais un flash de lumière dans les yeux, une voix me criait : « Assez fait le con. Qu’est-ce qui s’est vraiment passé ? », vaporisant sur mon visage une lourde haleine de sportif gastronome.
Je me suis relevé de ma banquette d’un bond, j’ai renversé la lampe, mais il s’était levé aussi, m’agrippait par le col. Je me suis dégagé, j’ai atteint la poignée de la portière. Là j’ai hésité. Je ne pouvais pas disparaître comme à vingt ans, quand je n’avais ni enfants, ni éditeurs, ni étudiants qui comptaient sur moi pour leur expliquer qui était vraiment Guy Debord (un gourou sexuel, une sorte de Gurdjieff). À mon tour, j’étais enchaîné. J’ai souri dans la pénombre. Au même moment, un coup de poing très sec m’a heurté la joue gauche, j’ai grogné.
Après une brève absence acoustique, j’ai vu que les deux policiers de la salle d’opération avaient rejoint leur collègue musclé et lui faisaient des reproches amicaux. Ils ont fini par me demander ce que je faisais encore là ; je pouvais partir à condition de rester à la disposition de la justice, a ajouté la voix la plus claire, mais elle n’avait pas l’air convaincue que la formule s’appliquait à mon cas. J’étais resté moins de dix minutes dans la camionnette, juste le temps d’une petite révolution copernicienne dans mon esprit.
Il fallait décidément vivre invisible, ce qui était la posture idéale pour un écrivain. En marchant dans les rues sombres avec un frisson rétrospectif, je me suis félicité d’avoir bridé mes réflexes, au moment où j’avais été frappé : ni rendre le coup, ni en appeler à mon consul, ne m’aurait mené plus loin qu’en prison. Je ne devais pas oublier non plus que j’étais étranger.
Quand même, j’avais la joue gonflée, dans mon lit une heure plus tard, et je somnolais sans dormir. On a sonné à la porte. J’ai pris mon téléphone à tâtons dans le noir et j’ai appelé Serge Michalowski – je ne crois pas qu’il soit meilleur avocat qu’un autre mais il excelle dans les nuances : plus attentif, plus savant, plus doux, plus habile. Je me suis excusé comme j’ai pu de l’appeler à une heure pareille – nous n’étions pas des amis véritables – et je lui ai dit que la police me tournait autour à cause d’un meurtre dont j’étais, bien sûr, innocent. Il a eu l’air ravi. Il était le consultant régulier de quelqu’un de haut placé à Bruxelles, un patricien socialiste, il allait lui en parler pour savoir quel était le degré de risque : à son avis, un écrivain d’âge mûr qu’on n’avait pas mis tout de suite en garde à vue pouvait dormir sur les deux oreilles. On sonnait toujours. J’ai remercié Serge et je suis allé ouvrir. Mon pyjama d’hiver ressemblait à un training, il pourrait faire l’affaire en cas d’interrogatoire sur le palier.
Ce n’était pas la police du tout. C’était une petite femme boulotte, un peu russe d’aspect, très blonde, très mal habillée, avec un bijou autour du cou, une sorte de griffe d’or. Elle m’a dit qu’elle était l’assistante de Mark, qu’elle voulait savoir ce qui s’était passé. Pour moi qui avais rencontré la maîtresse de Mark, le contraste entre elle et ma visiteuse était si frappant que je me demandais comment on pouvait fréquenter de façon régulière, l’une de jour, l’une de nuit, deux femmes si différentes. Ma Russe à accent du Midi paraissait en tout cas un foudre de guerre, à en juger par la façon dont elle refermait dans son dos la porte d’entrée, en la claquant. Si Mark avait été son amant, elle ne me le dirait pas.
Je l’ai fait entrer dans le séjour. Elle avait un nez un peu busqué, un peu saillant, entre deux pommettes fort banales. Ses épaules étaient rondes, sa nuque courbe. Son ossature véritable était morale. Elle venait me parler d’un homme qu’on avait abattu parce qu’il cherchait à empêcher des êtres humains de mourir. C’était un héros et nous étions des lâches. Tandis qu’elle maudissait cette planète détestable, ses yeux examinaient le décor avec une certaine méfiance. Je n’étais pas meublé. Les cartons du déménagement étaient encore intacts pour la plupart, depuis un an que j’étais là. Quand ma femme et mes enfants reviendraient d’Australie, on s’installerait pour de bon. J’ai fait asseoir la Russe sur une pile de couvertures de déménageur, tôt pliées, jamais rangées. J’avais l’air d’un homme surpris en train de faire ses paquets.
Elle haletait un peu, guettant la faille. Je lui ai offert un verre d’eau, comme j’aurais fait à un naufragé brûlé par le sel. Tandis qu’elle buvait à deux mains, j’ai eu un flash rapide, un survol des heures écoulées. J’ai entendu à nouveau le grincement de freins du tram.
J’avais poussé la porte de verre du hall, avec mon coude, pour ne pas brouiller les empreintes digitales. Le corps était immobile. Il n’y avait personne. La minuterie s’est éteinte. Je l’ai trouvée, avec mon coude encore. Mark gisait sur le dos. Il y avait du sang, sur ses cheveux blonds, sur le col de sa chemise, du sang qui se perdait sur le noir du sol. Je sentais la poudre. Je me suis penché. J’ai chuchoté son nom. Son visage était déformé, la peur, le choc. Je ne voyais pas l’impact. J’ai mis ma main sur sa poitrine, très vite, du côté du cœur. Je me suis relevé. J’ai enfoncé ma main dans ma poche. Elle a touché mon téléphone, avec un très léger cliquètement. J’ai ouvert les doigts, j’ai saisi le téléphone. J’ai appelé.
Ma visiteuse reposait le verre. Elle me regardait curieusement. Elle a eu soudain l’air effaré et furieux à la fois (elle seule était capable d’un tel mélange) et a tendu le doigt en direction de ma joue.
— C’est vous !
— Quoi ?
— Ce coup sur la figure. Vous vous êtes battu avec Mark ! C’est vous qui l’avez tué !
— Madame ! Madame !
Je ne pouvais pas lui dire que c’est la police qui m’avait frappé. Cela n’aurait fait que compliquer les choses. J’ai été m’asseoir sur le rebord de la console, dont les pieds ont grincé furieusement.
Elle s’est approchée lentement. Maintenant qu’elle avait une petite supériorité de taille sur son interlocuteur, elle reprenait son calme, mais c’était un calme haineux. Elle m’a dit que ça ne servirait à rien de la menacer, que son équipe savait qu’elle était chez moi. J’ai chuchoté pour lui répondre. Au point où nous en étions, tout pouvait dégénérer. Je chuchotais qu’elle se trompait, qu’elle était sous le choc du chagrin. Elle suivait son idée :
— Qu’est-ce que vous allez faire ? Vous ne pouvez pas en rester là.
— Ne bougez pas. J’ai quelque chose pour vous.
— Où allez-vous ?
— Dans la salle de bains.
Elle m’a suivi sans fausse honte. Mon pantalon était sur le rebord de la baignoire. J’ai fouillé la poche gauche. J’en ai retiré mon téléphone. J’en ai retiré la clé USB. Je l’avais prise dans la chemise de Mark, quand je m’étais penché sur lui, que j’avais touché sa poitrine, à hauteur du cœur. J’ai expliqué à la collaboratrice de Mark d’où venait la clé, et pourquoi je l’avais prise. Elle a très bien compris. Elle a saisi la clé que je lui tendais. Nous sommes sortis de la salle de bains. Elle m’a dit qu’on se reverrait. Tout le monde dit ça.
La nuit la plus rapide de ma vie. Le temps que je me recouche, le réveil sonnait huit heures. J’aurais pu me retourner et me rendormir mais j’avais mal à la mâchoire, là où le coup avait porté. Et puis je m’attendais à des visites, des appels, des convocations. J’aimais mieux être douché et habillé pour faire face.
J’ai pris deux cafés de plus que d’habitude (mon côté Guinness Book). J’ai fait voler tous mes rendez-vous. La journée était de toute façon détraquée. Mélanie a appelé mais je n’ai pas décroché. Je me suis installé sur le radiateur tiède pour écrire. Je n’ai pas été très productif. Pour une fois que je n’étais pas dans l’urgence, je pouvais réfléchir.
Au fond je n’ai commencé à connaître Mark qu’en creux, en négatif, par la trace inversée que laissait sa mort.
Sur internet, il n’y avait pas de gros titres sur la mort de Mark, juste des allusions à un crime parmi d’autres, dans la précipitation des mauvaises nouvelles. Le plus clair de l’histoire est qu’il n’était pas connu des médias, ni d’un public informé. Mais en récoltant des bribes d’information disséminées, comme on recolle une tirelire cassée à coups de marteau, on pouvait reconstituer les grandes lignes de son parcours, surtout la fin. On pouvait deviner, même sans beaucoup de précisions concrètes, quelle place il occupait dans l’histoire de l’antiracisme : occulte, peut-être pas décisive, mais acharnée, souterraine, parce qu’il avait consacré toutes ses forces à organiser une filière légale pour financer le mouvement de migration continue dont il avait eu, trois ans plus tôt, la révélation.
Tout s’était joué lors d’un voyage d’affaires en Israël. Il faisait partie d’une délégation chargée de négocier des taux de pollution avec des industriels du Moyen-Orient. Il avait connu son chemin de Damas en découvrant la situation sans espoir du peuple palestinien. À partir de là, il avait mis toutes ses compétences de financier et de négociateur à acheter des quotas d’émigration pour les réfugiés syriens.
Je ne comprenais plus très bien pourquoi je m’étais méfié de lui. C’était un homme sans ombre. Il s’identifiait entièrement à ses convictions. De son vivant il pouvait paraître sympathique, maladroit, incompréhensible. Il faut tenir compte aussi qu’il ne disait jamais rien de très juste ni de très frappant et que par certains côtés c’était un personnage un peu ridicule, qui transportait des brochures de témoin de Jéhovah dans le coffre de sa voiture et agissait en VRP d’une fondation fantôme dont l’argent venait de nulle part.
Il avait pris désormais la figure millénaire du moine tué au milieu de l’église en voulant s’interposer entre le roi et les poignards.
Au début de l’après-midi, j’ai été en taxi chez un dentiste choisi au jugé, parce que j’avais une dent qui bougeait. J’espérais qu’il pourrait la raffermir, mais il l’a ôtée avec deux doigts.
Mélanie est venue me rejoindre dans la soirée et nous nous sommes couchés aussitôt. Je ne l’ai pas vraiment touchée, peut-être à cause des analgésiques, peut-être à cause de Mark. Ça me paraissait moins important qu’à Mélanie, qui a vu dans ma défaillance la confirmation de ma duplicité.
Ni la police ni la vie ne sont plus venues frapper à ma porte et je me suis remis à travailler à mon roman, que je croyais avoir lâché et qui redevenait la seule chose. Il n’y était question ni de réfugiés, ni d’assassinat ; mais aucun écrivain n’est absent de son époque et en décrivant les surprenantes découvertes enfantines que mon héros faisait dans le grenier d’une vieille maison, je ne parlais que du monde, dans son désordre le plus récent.
De temps à autre, je sortais d’écrire et je retournais sur internet voir s’il y avait du neuf à propos de Mark. Sur l’auteur du crime, sur le destin de la Fondation, si peu de chose qu’il fallait bien que quelqu’un ait donné des consignes de silence. Mais j’ai appris qu’à Amaury, petite ville des Ardennes, l’enterrement avait lieu le lendemain.
Le train était presque vide, et à deux banquettes de la mienne, il y avait la compagne de Mark, nerveuse, lointaine, rébarbative, finement capitonnée de noir. Elle mordillait une mèche de ses cheveux teints. J’ai été la saluer avec effusion. Elle m’a à peine regardé, elle s’est contentée d’un brusque signe de tête. J’ai regagné ma place. Tout en relisant les pages de la veille sur ma tablette, je ne cessais d’être aux aguets. Il me semblait observer de loin, comme avec de fortes jumelles, un animal frémissant, sorti du terrier et broutant en pleine lumière ses cheveux végétaux.
À la gare, deux petits jeunes gens dynamiques attendaient la veuve et l’ont embarquée avec tous les dehors du respect. Je suis parti à pied vers le centre d’Amaury. Il n’est jamais facile de trouver les cimetières depuis qu’ils ne sont plus situés autour des églises. J’étais à la recherche d’un indice. J’ai été dépassé par un groupe d’autocars, un vrai convoi. Je suis entré dans un café, j’ai commandé une bière que je n’ai pas bue, j’ai demandé mon chemin. En arrivant en vue du cimetière, j’ai vu le sage troupeau des autocars rangés côte à côte devant le mur en gros moellons.
Dans ce village perdu, le caveau de famille où on allait descendre Mark était devenu un aimant d’une puissance irrésistible. Combien de personnes y avait-il ? Leur nombre ne cessait de croître. Des voitures en débarquaient sans cesse de nouvelles, d’autres autocars s’approchaient au ralenti, des hommes, des femmes, des enfants arrivaient à pied de ce qui semblait la campagne environnante, et n’était peut-être qu’un parking en terre meuble.
L’impression la plus étonnante que produisait cette foule, tandis qu’elle avançait entre les grilles tordues, était celle de l’éternité. J’ai pris ma place dans ce flot. Je me sentais divisé à mon tour. J’étais une vue basse, un lacet dénoué, une phrase interrompue, un regret amoureux. J’appartenais au monde. Je suivais son cours. Je voyais ce qu’il y avait à voir. Les cheveux, les barbes, les chapeaux, les masques et les visages, les ceintures, les cordons, les voiles, les yeux sous les voiles, les jambes aux chevilles serrées, la lenteur, la rumeur, dans l’immensité de la foule et des tombes.