En écoutant Atahualpa Yupanqui, ma petite-fille dans les bras

Gérard Adam,

El árbol que tú olvidaste

Siempre se acuerda de ti,

Y le pregunta a la noche

Si serás o no feliz.

Atahualpa Yupanqui

Entre deux tétées, ma fille a conduit Eva, son aînée de deux ans, au cours de natation. Ma femme les accompagne. Elles m’ont laissé sur les bras la petite Célia, sept semaines depuis avant-hier. Ou plutôt, dans les bras : la porte refermée sur sa mère, elle s’est mise à pleurer.

J’arpente donc le living, la serrant sur mon cœur.

D’ordinaire, je scande et danse pour la calmer des onomatopées jaillies de quelque tréfonds afro-inuito-indo-européen, veillant tout de même à ne pas trop la secouer pour éviter les régurgitations. Mais aujourd’hui pas moyen, je me sens vide en moi-même, après cinq jours d’une Foire du livre calamiteuse, à jouer la vache qui regarde passer le train des visiteurs sans jamais capter un regard.

D’aucuns parleraient de déprime.

Ça ne fait pas l’affaire de Célia, qui hurle de plus belle, et je m’en veux. Qui n’a pas demandé à naître peut prétendre à la pleine attention de ceux qui, directement ou non, sont responsables de sa présence au monde. J’ai connu ce dilemme du temps où s’affrontaient en moi écriture et médecine, où il me fallait refouler toute émergence littéraire parce que le patient avait droit à mon entière disponibilité.

Une berceuse me revient, Duerme, duerme, negrito, que tu mamá está en el campo

Autrefois, j’écoutais souvent Atahualpa Yupanqui, bouleversé par la justesse de ses vers, l’apparente simplicité de ses mélodies, l’émotion contrôlée de sa voix. J’essaie de chanter, ma gorge reste nouée. Alors, je vais à l’ordinateur et furète sur Ïoutoube. Ô miracle, dès que prélude la guitare Célia s’apaise. Mon regard brouillé découvre ses yeux grands ouverts et je fonds de tendresse. Elle semble, non seulement écouter, mais sentir la mystérieuse alchimie qui permet à une vibration en harmonie avec le cœur, l’esprit, l’âme, que sais-je, d’arpenter les sentiers de la destinée humaine, comme c’est la mission de tout art authentique, et comme l’empêche toujours plus la toute-puissance de l’art-business.

Célia peu à peu s’assoupit, ses yeux ne sont plus que deux fentes. M’envahit une douce tristesse, plus bienfaisante que bonheur, sans doute parce que lucide. Cette enfant béate dans mes bras, sur quels arides chemins l’a-t-on lancée, comme la mère de ce negrito, partie au champ lui chercher sa nourriture, trabajando, trabajando duramente, trabajando

J’écoute chanson après chanson, je me revois plus jeune de vingt-cinq ans, j’avais la chance d’applaudir Atahualpa Yupanqui lors de son dernier récital à Bruxelles et je ne parvenais pas à refouler mes larmes, ce paysan qui refuse de graisser les essieux de sa charrette parce que leur crissement est sa seule compagnie, cet autre poussant devant lui un troupeau, Les peines et les vachettes / Suivent la même sente, / Les peines sont à nous, / Les vachettes à un autre… / Quand tu vas aux champs, ne t’écarte pas du chemin, tu pourrais troubler le sommeil / Des aïeux endormis… / L’arbre que tu as oublié / Toujours se souvient de toi / Et il demande à la nuit / Si tu seras ou non heureux

Et tout à coup, cet arbre oublié, c’est moi qui me souviens de lui.

En cet ultime jour de juin 1958, ma classe était allée visiter l’Expo. Moi seul, faute d’argent, étais resté à l’école jusqu’à ce qu’un surveillant apitoyé, ou peu soucieux de s’encombrer de cet unique élève, me « licencie ». J’avais donc enfourché mon vélo et lançais sur « le boulevard » qui longeait la Meuse — et dont une des deux bandes, ravagée de cratères, interdite à la circulation, était, avec les taillis au pied du terril, notre terrain de prédilection — des sprints d’autant plus triomphaux que j’étais éperdument — et secrètement — épris d’une belle qui habitait la rangée de maisons coincée entre la grand-route à l’avant et le chemin de fer qui flanquait ledit « boulevard » à l’arrière. Elle avait certes quatre ans de plus, mais un amour aussi absolu s’encombre-t-il de pareilles balivernes ? Ce dont il lui fallait par contre bien s’encombrer, c’est qu’elle avait jeté son dévolu sur l’Itom jaune d’un compatriote, agréé qui plus est par un père despotique venu de Sicile extraire notre charbon. Ce bellâtre aux noirs cheveux crépus lustrés de brillantine la baladait en croupe, ce dont j’eusse été bien en peine sur le porte-bagages étriqué de ma bécane.

Un poème épique, cette bécane. Lorsque, l’année précédente, notre famille, regroupée après un long séjour de mes parents au sanatorium, s’était établie dans la banlieue liégeoise, il m’avait fallu un moyen de locomotion pour me rendre à l’athénée, distant de cinq kilomètres. Même scolaire, l’abonnement au bus était trop cher. Mon père avait donc, farfouillant chez un marchand d’cliquottes et d’vîs fiêrs, rassemblé des éléments disparates qu’à force d’ingéniosité il avait fait tenir ensemble. Pour lui donner un semblant d’unité, il avait repeint le monstre en bleu nattier. Parce que c’était, bien sûr, la couleur de l’équipe belge au Tour de France. Sans quoi nul n’eût jamais connu le terme, ni le nom de ce peintre français du xviiie siècle, déjà bien oublié de son vivant.

J’y avais personnellement ajouté une touche « sportive » le jour même où m’avait foudroyé l’amour.

C’est que j’avais, une quinzaine auparavant, été soudainement ébloui par la grâce, l’harmonie, la perfection pour tout dire, de celle que son père cloîtrait jusque-là et qui désormais hanterait mes rêves — troublés par d’étranges et peu avouables phénomènes —, à l’arrivée de la course ponctuant la kermesse annuelle.

Notre bourgade avait son champion cycliste amateur, dont la photo, lors de l’unique victoire de sa carrière, trônait sur le mur des Binâmés, le bistrot face auquel se jugeait l’arrivée. Pas mauvais coureur, Pierrot, et volontaire, mais il lui avait toujours manqué le fifrelin qui fait la différence. Il souffrait, se lamentaient les supporters, de sinusite, comme celui qui avait tant déçu les Belges, et plus encore les Liégeois, le héros de Momalle, Jean Brankart, auquel les conseils mal avisés de Sylvère Maes avaient fait perdre l’édition 55, et qui s’était lui-même perdu corps et biens dans celle de 56.

Pierrot, toutefois, semblait en superforme. Porté par nos acclamations, il s’était échappé au dernier passage en compagnie d’un Italien, ou pour mieux dire Sicilien, et d’un Flamand. Sa victoire ne faisant aucun doute pour tout le village et celle de son pays pour le seul paternel de Graziella. Celui-ci, amadoué par les tournées intéressées que les organisateurs lui offraient aux Binâmés, avait accédé à leur prière : le vainqueur aurait l’heur de recevoir le bouquet des mains de sa fille et même… de l’embrasser.

Or, Pierrot s’est fait décramponner dans la dernière côte et le Flamand, jurant entre ses dents, potferdeke potferdeke, a lâché le Sicilien à cent mètres de la ligne. Trop tard pour un parjure, le père, de toute façon plus en état de s’y opposer, a dû laisser mener au podium la prunelle de ses yeux. J’ai détourné les miens pour ne pas voir celle dont la splendeur venait de me chavirer s’abandonner du bout des joues à l’étreinte suante du triomphateur, potferdeke.

Des heures durant, profitant de l’ivresse paternelle pour ne pas regagner son cloître, elle arpenterait la petite foire, du marchand de croustillons à celui de cervelas, et se ferait accrocher au carrousel à chaînes par le bellâtre qui avait troqué son vélo de course contre le fameux Itom jaune. Elle daignerait même accepter la rose de soie que, pour venger sa défaite, il lui gagnerait à grandes rafales de plombs. Sans aller toutefois, les cuites n’ayant qu’un temps, jusqu’à se présenter à l’élection de la miss. Son déjà pressenti fiancé ne l’eût d’ailleurs pas permis. Celle qui, beau brin de fille tout de même, a ceint l’écharpe d’or sur son maillot de bain, a dû se sentir comme Roger Walkowiak deux années plus tôt, inattendu vainqueur d’un Tour où tous les favoris, de Gaul à Bahamontes et bien sûr Jean Brankart, avaient manqué entre Lorient et Angers une échappée qui aurait dû rester anecdotique.

Désespéré, j’avais quitté la foire — je n’avais de toute façon pas un sou en poche et, le coup des raisins verts étant universel, j’avais appris à mépriser ces vulgaires amusements — pour, solitaire, aller rouler sur « le boulevard ». Mais la musique de la fête, répercutée par le versant, m’y poursuivait et j’avais traversé la bande fonctionnelle pour abriter mon crève-cœur dans l’herbe du talus qui bordait le fleuve. Je passerais là de longues heures de mon adolescence, fondu à l’écoulement de l’eau, y apprenant sans maître à contempler et méditer. C’était aussi un dépotoir où nous dénichions des trésors. J’y étais moi-même devenu l’orgueilleux propriétaire d’une raquette de tennis à peine pourrie, qui m’avait permis, avant de se briser net, d’envisager la succession de Jacky Brichant, demi-finaliste de Roland Garros et vainqueur, avec Philippe Washer, de la finale européenne de la coupe Davis.

En ce jour de mémorable kermesse où j’avais découvert l’amour, ses délices et ses tourments, entre casseroles et vieux matelas, j’y suis tombé sur… un guidon de course. Les trois coups du destin, le pom-pom-pom-pom beethovénien dont j’ignorais jusqu’à l’existence, ma culture musicale se bornant aux rengaines des disques demandés. Avec cette merveille, j’allais venger Pierrot si ce n’est Jean Brankart, aucun Sylvère Maes ne s’aviserait de rogner les ailes qui me pousseraient dans les cols alpins, aucun Flamand, potferdeke, et surtout aucun Sicilien, n’empêcherait Graziella de me tendre les joues sur le podium, ni moi d’effleurer ses lèvres en passant d’une à l’autre.

Peu réaliste certes, on m’avait naguère diagnostiqué un ganglion au poumon, appellation édulcorée d’une primo-infection tuberculeuse. Son évolution spontanément favorable m’avait évité le sana, mais, si j’avais conservé une pointe de vitesse honorable, mon endurance en avait pris un coup. N’empêche ! Dérouillé, emballé de toile isolante, l’ustensile donnait plus fière allure encore à ma chimère de bicyclette.

En ce dernier jour d’année scolaire où mes camarades s’usaient les semelles à l’expo 58, les doigts crispés sur mon beau guidon, je lançais donc sur « le boulevard » des sprints fulgurants, lorgnant par-dessus la saignée du chemin de fer la façade arrière de la maison de Graziella dans l’espoir qu’elle me remarquerait et, partant, m’admirerait.

C’est alors que j’ai avisé l’arbre.

Son feuillage touffu dominait les rails. J’ai appuyé mon vélo à son tronc, utilisé la selle comme socle et m’y suis hissé. Frissonnant, j’ai écarté les branches…

De toutes les fenêtres que la chaleur avait ouvertes, a tonné comme une justice immanente la voix de Luc Varenne. Et m’a glacé un spectacle de désolation : tandis qu’emporté par le final son paternel était collé au poste, dans la courette surplombant les voies, Graziella embrassait le bellâtre sur la bouche.

Dardant mes yeux pour avaler le fiel jusqu’à la lie, j’ai pris conscience d’enfreindre un interdit dont j’ignorais la nature, mais qui, aussitôt, a déclenché un cataclysme, Oh là là là là, chers-z-au-di-teurs, ce n’est pas possible, pas possible… Consternation à toutes les fenêtres et triomphe à celle que je guettais, j’ai vu les amants s’arracher à leur étreinte juste à temps pour accueillir le tyran venu leur hurler que, devançant je ne sais quel Belge, un quidam nommé Tino Sabbadini, certes français mais pas plus que le père de Graziella n’était Belge, venait de remporter l’étape.

Célia dort à poings fermés. Je la repose dans son berceau, contemple son sommeil. Peu après la naissance de sa grande sœur, la municipalité a offert un pommier, que ses parents ont planté au fond du jardin. Sans doute en ira-t-il de même avec la cadette. Ce sera leur arbre à elles et je forme le vœu, lorsqu’il interrogera la nuit, que la réponse augure pour elles une vie de bonheur.

De jardin, nous n’en avions pas dans cette banlieue ouvrière, et le seul arbre qui ait marqué mon enfance est celui du « boulevard », enfoui dans ma mémoire depuis cinquante et des années. J’y ai grimpé souvent, cet été-là, et j’y ai suivi sans être vu, du moins je l’espère, la cour de plus en plus empressée du bellâtre à celle qui, toute la belle saison, resterait dans mon cœur, jusqu’à ce que l’en déloge une autre, guère moins inaccessible mais amoureuse d’Elvis, qui me ferait troquer mes ambitions de champion cycliste contre celles de rock star.

Graziella s’est mariée à dix-huit ans. À vingt et un, elle avait deux enfants, quinze kilos de plus et une Deudeuche à la place de l’Itom. On m’a dit son mari tyrannique et jaloux, mais ça ne m’a fait ni chaud ni froid. De toute façon, ils avaient quitté la bourgade. Ont-ils été heureux ? L’arbre, abattu peu après pour faire place à un port pétrolier, n’aura pas pu le demander à la nuit. La course a disparu de la kermesse annuelle quand Pierrot a remis son vélo au clou et sa photo a lentement jauni au mur des Binâmés jusqu’à ce que l’en évince un portrait d’Eddy Merckx, le cannibale qui avait dévoré jusqu’au souvenir de Jean Brankart. Une authentique autoroute, remplaçant « le boulevard », a interdit aux gamins le bord du fleuve et ses trésors qui de toute façon, enfant roi et consommation obligent, ne les intéressaient plus. Quant à mon beau guidon, s’il ne m’a jamais apporté la moindre victoire dans des courses que je n’ai pas courues, il a failli plusieurs fois me coûter la vie : la tige en était trop étroite, j’avais beau forcer la bague de serrage, ma roue quelquefois refusait de le suivre quand je le tournais trop brusquement.

Je me dis parfois que mon enfance et mon adolescence désargentées, les inhibitions qu’il m’a dès lors fallu surcompenser, ont marqué ma vie d’un sceau indélébile, que je leur dois, par exemple, mon incapacité à faire mon trou dans le gruyère des lettres, en dépit — à moins que je ne m’illusionne — d’une œuvre de qualité, en dépit même d’un certain charisme, transcendant ma timidité, que je peux déployer dans d’autres domaines moins essentiels pour moi. Comme s’il m’était à jamais interdit d’aller avec mes camarades visiter l’expo 58, de monter sur le podium pour embrasser sur les deux joues, potferdeke, la Graziella de mes aspirations.

La belle affaire, me rétorqué-je aussitôt, si cela me permet de m’allonger dans l’herbe au bord d’une Meuse immatérielle, d’y apprendre sans maître à contempler et méditer l’écoulement d’une eau qui soit de l’ordre de l’esprit. Ou de grimper dans mon arbre intérieur et d’observer ce monde impénétrable, présent à lui et hors de lui. Qu’importe ma déréliction en ce lendemain de Foire, si l’alchimie des jours peut métamorphoser cette vase en terreau, me permettre, en harmonie avec le cœur, l’esprit, l’âme, que sais-je, d’arpenter les sentiers de la destinée humaine, comme ce devrait être la mission de tout art authentique, et comme sans doute l’empêchera de plus en plus la toute-puissance de l’art-business, de même que le sport-bizness, générant les camés de la route, a relégué au domaine des antiques sagas les forçats du même nom.

Éternels raisins verts !

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